Le désir mimétique. Ah bon ?
Après avoir établi, à ce qu'il croit, dans « Mensonge romantique
et vérité romanesque », la nature foncièrement mimétique du désir que
seuls, avant lui, quelques très rares romanciers de génie auraient entr’aperçu,
René Girard a pensé, à juste titre, qu'il était de son devoir d'aller plus loin
et de tirer toutes les conséquences de cette découverte capitale, susceptible
de révolutionner toutes nos idées sur l'homme et la société. Et, bien sûr,
celui qui avait été capable de découvrir une vérité restée cachée depuis les
origines de l'humanité, n'a pas manqué d'en voir toute la fécondité et de
l'exploiter. La première conclusion qu'il tire de sa grande découverte est que
« la tendance mimétique fait du désir la copie d'un autre désir et débouche
nécessairement sur la rivalité ». En effet, « dès que nous désirons ce
que désire un modèle assez proche de nous dans le temps et dans l'espace pour
que l'objet convoité par lui passe à notre portée, nous nous efforçons de lui
enlever cet objet et la rivalité entre lui et nous est inévitable »
René Girard croit alors avoir trouvé l'origine et l'explication de
toutes les rivalités et de toutes les violences qui ont toujours régné parmi
les hommes. Selon lui, « la rivalité mimétique [est] responsable de la
fréquence et de l'intensité des conflits humains, mais, chose étrange, personne
ne parle jamais d'elle. Elle fait tout pour se dissimuler, même aux yeux des
principaux intéressés, et généralement elle réussit ». La première chose
que font tous ceux qui conçoivent une idée dépourvue de fondement, voire
totalement absurde, c'est de s'étonner que personne ne l'ait eue avant eux.
Cela, bien sûr, les renforce aussitôt dans le sentiment qu'ils ont de
l'importance de leur découverte et du mérite qui leur en revient. Et cela les
amène ensuite à se dire que, si la réalité qu'ils croient avoir découverte
était jusque-là restée cachée, c'est parce
qu’« elle fait tout pour se dissimuler, même aux yeux des principaux
intéressés, et généralement elle réussit », à moins qu'un génie d'une
pénétration quasi surhumaine, un Sigmund Freud ou un René Girard, ne parvienne
un jour à la démasquer. L'idée qu'elle pourrait n'être restée cachée si
longtemps que parce qu'elle était totalement irréelle ne leur vient jamais à
l'esprit. Il leur faudrait alors admettre qu'ils n'ont rien découvert et
renoncer à se prendre pour des phares de l'humanité.
René Girard s'est donc vite convaincu qu'après avoir été le premier à
découvrir la véritable nature du désir, il avait aussi été le premier à
découvrir l'explication de toutes les rivalités et de toutes les violences : « Les
hommes sont exposés à une contagion violente qui débouche souvent sur des
cycles de vengeance, des violences en chaîne qui sont toutes semblables de
toute évidence parce qu'elles s'imitent toutes. C'est pourquoi je dis: le vrai
secret du conflit et de la violence, c'est l'imitation désirante, le désir
mimétique et les rivalités féroces qu'il engendre ». Mais cette thèse se
heurte aussitôt à l'évidence des faits. Il est, effet, très facile de trouver
d'innombrables exemples de rivalités et de conflits dans lesquels le désir,
qu'il soit ou non de nature mimétique, ne semble avoir aucune part. Et René Girard
le reconnaît volontiers : « Il y a beaucoup de conflits, petits et grands,
qui n'ont rien à voir, semble-t-il, avec le mimétisme et ses rivalités car le
désir n'y joue aucun rôle. Les rapports humains les moins passionnés sont
susceptibles, eux aussi, de se pénétrer de violence. Comment la conception que
je propose, la conception mimétique pourrait-elle rendre compte des conflits
qui éclatent, semble-t-il, et qui s'aggravent avec une facilité déconcertante
entre des individus qu'aucun désir commun ne prépare ni ne rassemble ? »
Mais René Girard n'est pas homme à se laisser arrêter par quelque objection que
ce soit, si décisive qu'elle puisse paraître. Et il a vite fait de trouver une
réponse qui lui semble aussi simple que démonstrative : « Pour répondre à cette
objection, prenons un exemple aussi insignifiant que possible: vous me
tendez la main et, en retour, je vous tends la mienne. Nous accomplissons
ensemble le rite anodin du serrement de main. Devant votre main tendue, la
politesse exige que je tende la mienne. Si, pour une raison quelconque, je
refuse de participer au rite, si je refuse de vous imiter, comment
réagissez-vous ? Tout de suite, vous retirez votre main aussi. Vous faites
preuve à mon égard d'une réticence au moins égale et sans doute un peu
supérieure à celle que je manifeste envers vous. « Rien de plus normal, de
plus naturel, pensons-nous, que cette réaction et pourtant la moindre réflexion
découvre son caractère paradoxal. Si je me dérobe au serrement de main,
si je refuse, en somme, de vous imiter, c'est vous alors qui m'imitez, moi, en
reproduisant mon refus, en le recopiant.
« L’imitation qui concrétise l'accord ressurgit, chose étrange, pour
confirmer et renforcer le désaccord. Une fois de plus, en d'autres termes,
l'imitation triomphe et on voit bien de quelle façon, rigoureuse, implacable,
une double imitation structure tous les rapports humains.
« Dans le cas que j'imagine, l'imitateur devient modèle et le modèle
imitateur, comme tout à l'heure, et l'imitation ressurgit de ce qui s'efforce
de la nier. Lorsque l'un des deux partenaires laisse tomber le flambeau du
mimétisme, en somme, l'autre le reprend non pas pour renouer le lien en train
de se rompre, mais pour parachever la rupture en la redoublant, mimétiquement ».
« Si un personnage nommé B se
détourne de A qui lui tend la main, A se sent tout de suite offensé et, à son
tour, il refuse de serrer la main de B. Dans le contexte du premier, ce second
refus vient trop tard et il risque de passer inaperçu. A va donc s'efforcer de
le rendre plus visible en appuyant un peu, en forçant très légèrement la note.
Peut-être tournera-t-il le dos spectaculairement à B. Loin de lui la pensée de
déclencher une escalade de la violence. Il désire simplement "marquer le
coup", faire comprendre à B que le caractère insultant de sa conduite ne
lui échappe pas ».
Lorsque j'ai découvert ces
lignes, les bras, c'est assurément le cas de le dire, m'en sont tombés, René
Girard pense que l'exemple est d'autant plus significatif qu'il est plus
insignifiant. Mais justement s'il est, comme il le dit et il l'est
effectivement, « aussi insignifiant que possible », il n'y a aucune conclusion
à en tirer prétend en donner René Girard
est, elle, hautement significative et jette une vive lumière sur le degré de
gratuité à laquelle peuvent atteindre ses analyses et le caractère totalement
délirant que prend parfois son argumentation.
Aussi bien tout le monde pense-t-il sans doute, comme René Girard le reconnaît,
qu'il n'y a « rien de plus normal, de plus naturel » que de retirer sa
main lorsque quelqu'un refuse de la serrer. « Et pourtant, dit-il, la
moindre réflexion découvre son caractère paradoxal ». Pourtant, si « la
moindre réflexion » suffisait pour découvrir son caractère paradoxal,
comment expliquer qu'avant René Girard jamais personne, semble-t-il, ne l'avait
aperçu ? Est-ce à dire qu'à l'exception de René Girard, personne ne soit jamais
capable de « la moindre réflexion » ? À vrai dire on a souvent
l'impression que lui-même n'est pas loin de le penser. Mais tous ceux qui n'ont
pas la chance d'être René Girard, ne sont pas forcément disposés à partager ce
point de vue. Et, dans le cas présent, je serais, quant à moi, plutôt porté à
croire que c'est lui qui fait preuve d'un singulier manque de réflexion, S'il y
a assurément, en l'occurrence, quelque chose de tout à fait paradoxal, ce n'est
pas du tout dans le fait de retirer sa main quand on refuse de vous la serrer,
mais bien dans celui de prétendre que cette réaction a un caractère paradoxal.
Si l'analyse de René Girard ne démontre aucunement ce qu'elle est censée
démontrer, elle est, en revanche, particulièrement propre à nous éclairer sur
sa démarche. Son désir d'établir à tout prix la véracité de ses hypothèses lui
fait perdre tout sens des réalités et l'amène à proposer des interprétations
totalement arbitraires, pour ne pas dire absurdes. Il croit pourtant que son
exemple, parce qu'il est « insignifiant »,est particulièrement propre à prouver
que le désir mimétique est bien à l'origine de tous les conflits qui naissent
entre les hommes, même les plus banals. Je me contenterai, comme à mon
habitude, de faire quelques remarques de simple bon sens. Que le désir engendre
beaucoup de conflits, c'est une chose tout à fait évidente. Les désirs des
hommes sont très souvent les mêmes : certains sont universels, ou quasi
universels, comme le désir sexuel, et la plupart des autres, comme le désir de
richesse et de bien-être ou le désir de pouvoir et de notoriété, sont très
largement partagés. Ils engendrent donc nécessairement des concurrences et des
rivalités, sources de conflits et de violences. Pourtant, si le désir est à
l'origine de beaucoup de violences, non seulement il n'est pas à l'origine de
toutes les violences mais il y en a beaucoup dans lesquelles il ne joue aucun
rôle. La peur et la haine engendrent probablement autant de violences que le
désir, et le fanatisme religieux ou politique en engendre sans doute beaucoup
plus : les violences les plus funestes et les plus meurtrières semblent bien
être celles que suscitent les conflits des idéologies et des croyances.
Contrairement à René Girard, je ne crois pas du tout que le désir soit
foncièrement de nature mimétique, je pense que, si c'était le cas, il
engendrerait sans doute beaucoup moins de violence qu'il ne le fait. Le vrai
désir est spontané, instinctif, foncièrement individualiste et égoïste.
Contrairement au désir mimétique de René Girard, il ne s'intéresse pas aux
opinions, aux sentiments et aux désirs des autres. Il ne pense qu'a lui, et
c'est pourquoi il devient facilement violent dès qu'il est concurrencé ou
contrarié.
(In René Pommier – René Girard. Un allumé qui se prend pour un phare -
Editions Kimé)
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