dimanche 23 avril 2023

Sujet du Merc.26 Avril 2023 : La philosophie de la science.

 

    La philosophie de la science.

 

« I- Introduction à la question: Qu’est-ce que la philosophie ? Jules Lachelier disait : « la philosophie, je l’ignore » puisque celle-ci ne se définit et ne se découvre que par opposition aux autres formes de la culture humaine, c'est-à-dire à ce qu’elle n’est pas ou avec quoi on est en rapport ou en conflit, à savoir : la religion, l’art, la technique et la science ; et c’est son rapport avec la science qui fera l’objet de notre sujet.

 

La question est alors de comparer science et philosophie pour mettre en évidence leur point de ressemblance et de différence et par conséquent leur originalité et s’il y a lieu leur complémentarité.

 

II- Les différences entre la philosophie et la science. La subdivision des sciences en disciplines hautement spécialisées interdit donc à tout homme la prétention au savoir universel et voilà que les différences entre la science et la philosophie sont fondamentales et de plusieurs sortes. Premièrement, ce qui les distingue est leur objet. En effet, la philosophie s’intéresse à toutes les activités de l’esprit : l’art, la religion, la science, la morale… c'est-à-dire elle s’intéresse à tous les problèmes fondamentaux et relatifs à la culture humaine, tandis que la science se limite à l’étude des objets, notamment ceux qui sont d’ordre matériel. Les préoccupations de ces deux disciplines ne sont pas non plus les mêmes. En effet, la philosophie est la tentative d’expliquer la situation de l’homme dans le monde et le monde en fonction de l’homme ; c’est l’homme qui est au cœur de la réflexion philosophique.

 

La science, au contraire, explique le monde dans sa réalité objective comme si l’homme en était absent. De plus, Vialatoux montre que la science et la philosophie sont deux disciplines opposées par leur intention : la science est une activité réflexive qui, en s’orientant vers l’objet ne tarde pas de retourner au sujet ou de le ramener à lui : « philosopher c’est remonter à l’esprit comme la source de toute connaissance, de toute création, de toute valeur ». La différence réside aussi dans la nature des problèmes soulevés. La philosophie se distingue de la science comme le « pourquoi » se distingue du « comment ». Philosopher, c’est se placer au point de vue de la valeur, au point de vue axiologique.

 

Penser scientifiquement, c’est expliquer par les lois et étudier les faits tels qu’ils sont. Ainsi problèmes philosophiques et problèmes scientifiques ne se posent pas du tout de la même façon surtout si l’on entend par problèmes philosophiques les grandes questions métaphysiques et morales : ce sont des problèmes qui concernent le sens de l’existence, la destinée et les valeurs et non pas la nature des choses extérieures. C’est pourquoi on peut dire de ces problèmes qu’ils sont actuels, inépuisables, tenant toujours notre esprit en éveil, ce sont des problèmes insolubles du point de vue de la science puisqu’ils ne relèvent pas de sa compétence. Certes, des questions paraissent communes ainsi : la vie, la matière, le temps, l’évolution… mais la façon de poser le problème, la manière de les éclairer ne sont pas les mêmes.

 

Le problème de la matière, par exemple, tel qu’il se pose au philosophe n’est en rien susceptible d’être traité scientifiquement. Il est donc inexact que la philosophie soit destinée à se résorber dans la science. Le développement de la science et son détachement de la philosophie n’a pas appauvri cette dernière et ne l’a pas exposée à perdre le plus clair de sa substance. C’est pourquoi le positivisme et le scientisme apparaissent comme deux attitudes dupes de l’originalité de ces deux formes supérieures de la culture humaine et surtout dupes de la nécessité de la philosophie. Le positivisme tend à résorber la philosophie dans la science en lui assignant la mission de coordonner les méthodes et les résultats généraux des sciences particulières.

 

La philosophie est appelée ou bien à demeurer comme une réflexion sur la science ou bien à disparaitre dans la science, étant donné que le savoir scientifique est le seul savoir authentique. Le scientisme, de sa part, refuse toute valeur à la connaissance non-scientifique, il prétend que la science est seule capable de résoudre tous les problèmes réels pour satisfaire tous les besoins de l’homme. En fait, science et philosophie correspondent, selon Bergson, à deux orientations différentes ; l’erreur est de leur assigner le même objet, de leur attribuer les mêmes méthodes et de s’attendre d’elles aux mêmes résultats. III- La complémentarité de la science et de la philosophie : Les différences spécifiques à la science et à la philosophie placent chacune dans un domaine apparemment autonome et nous empêchent de retourner au premier commencement où elles se confondaient et s’occupaient des mêmes problèmes pour avoir le même but et la même intention. Mais, cette autonomie n’interdit pas leur corrélation. En réalité, la science n’est pas une fille ingrate de la philosophie et la philosophie n’est ni une parente pauvre ni une surveillante prétentieuse de la science. Il est plus cohérent de voir dans la philosophie et la science deux directions divergentes, deux niveaux de pensée qui sont complémentaires et deux formes de la culture qui se rendent sans cesse des services mutuels.

 

1- La philosophie rend un grand service à la science : La philosophie entretient avec les sciences deux espèces de rapports : des rapports généraux, communs à toute science, et des rapports propres à chacune d’elles. En déterminant la nature et les lois de l’intelligence, la philosophie enseigne au savant les règles dans l’emploi de ses facultés afin d’en tirer le meilleur parti possible.

En traçant les divers ordres de la certitude, elle lui apprend à ne pas céder trop facilement à certaines apparences de vérités. En discutant les questions de méthode, elle indique à chaque science les procédés les plus sûrs pour arriver à son but. De plus, il est certains principes premiers, certaines notions fondamentales qui forment la base et le supposé de toute science. Tels sont les principes d’identité, de contradiction, de causalité, et de finalité ; les idées d’étendue et de nombre pour les mathématiques ; les idées de matière, de substance, de cause, et de loi pour les sciences de la nature ; les idées de vie, de genre, et d’espèce pour les sciences biologiques ; et pour les sciences sociales et humaines, les idées de bien, de droit, de devoir,…

Tous ces principes que les sciences reçoivent de confiance, c’est à la philosophie qu’il appartient d’approfondir, d’en chercher la nature, l’origine et la valeur. Toutes les sciences ont besoin de la philosophie aujourd’hui surtout que, à la suite de leur développement, le savant est tenu, s’il ne veut pas fausser l’esprit en s’enfermant dans sa spécialité, à s’élever de temps en temps au-dessus de son objet pour obtenir une vue d’ensemble et une approche plus normative.

 

2- La science rend un grand service à la philosophie : Si la philosophie a une portée universelle, elle est loin d’être une science ; à côté d’elle, les sciences ont leur place, leur objet propre et leur tâche particulière. C’est seulement quand elles parviennent à réaliser leur but que le philosophe recueille leurs résultats. On peut dire que la philosophie est, par rapport aux sciences particulières, ce que l’architecte est vis-à-vis des divers ouvriers.

 Ceux-ci présentent les matériaux tout préparés ; à l’architecte d’assigner à chacun sa place dans l’édifice, car lui seul, a le coup d’œil d’ensemble et le secret du plan total ; privé de leur concours, l’architecte en est réduit à dresser des projets dont rien vient garantir la valeur réelle et pratique. Ainsi en est-il du philosophe : s’il ne s’appuie sur les données positives de la science, ses hypothèses ont beau être ingénieuses et ses déductions irréprochables, il ne sort pas de l’abstraction et de l’a priori. Voilà pourquoi il ne saurait de désintéresser d’aucune science, ni rester indifférent à aucune de leurs découvertes.

 

On l’a dit avec raison « la meilleure marque de l’esprit philosophique est d’aimer toutes les sciences ». Nul témoignage n’est plus éloquent sur ce point que celui de Claude Bernard à propos de la fécondité du dialogue entre savant et philosophe : « Comme expérimentateur, j’évite donc les systèmes philosophiques, mais… tout en fuyant les systèmes philosophiques j’aime beaucoup les philosophes et je me plais infiniment dans leur commerce.

 

En effet, au point de vue scientifique, la philosophie représente l’aspiration éternelle de la raison humaine vers la connaissance de l’inconnu. Dès lors, les philosophes se tiennent toujours dans les questions en controverse et dans les régions élevées, limites supérieures des sciences.

 

Par là, ils communiquent à la pensée scientifique un mouvement qui la vivifie et l’ennoblit ; ils fortifient l’esprit en le développant par une gymnastique intellectuelle générale, en même temps qu’ils le remportent sans cesse vers la solution inépuisable des grands problèmes ; ils entretiennent ainsi une sorte de soif de l’inconnu et le feu sacré de la recherche qui ne doivent jamais s’éteindre chez un savant ».

 

"Précis de philosophie".

dimanche 16 avril 2023

Sujet du Merc. 19 Avril 2023 : Les sens nous coûtent trop cher.

                 Les sens nous coûtent trop cher.

Il y a sens et sens. Comme il y a coûter et coûter. Car coûter a au moins deux sens : celui qui indique un payement (cette sono coûte cher) et celui qui relève d'une cause (cette musique hard me coûte ma tranquillité).         

Ayons donc du sens pratique, et même du bon sens : chaque fois que nous prendrons un sens unique, il y aura au moins un double sens. Et quand ça part dans tous les sens ? Sous l'empire des sens, suffit-il d'être sensible ou faut-il, en plus, être sensé ? Nous tenons là une question philosophique essentielle (pour ne pas dire essencielle) qui émerge depuis cette polysémie autour même du mot sens, mot dont l'un des sens est censé nous éclairer sur la problématique suivante :

- Notre connaissance n'est-elle possible que par nos sensations ? N'est-elle due qu'à l'empirisme sensualiste ? Ou bien notre intuition sensible n'est-elle pas précédée, à priori dans notre esprit, par un fondement qui organiserait l'expérience et aiderait à la structuration et à la conceptualisation de la représentation du monde qui nous constitue et qui nous entame ?

C'est sans doute parce que nous avons récemment par trop versé dans le sensualisme démagogique et érigé des doctrines vite perverties comme l'hédonisme ou l'épicurisme mal compris, en livrant la recherche de la vérité aux seules voies des satisfactions sensitives et des plaisirs sensuels, que nous avons déjà payé très cher nos prétentions à connaître le réel par les seules sensations, fussent-elles intenses, pleines et même dopées de sensationnel.     

En déclassant trop rapidement l'intelligence au profit du sensitif, en valorisant outre mesure le jugement sensible au détriment de l'analyse intelligible, en tournant le dos à l'abstraction rationnelle pour avantager le " je ne crois que ce que je vois " (qui n'est rien d'autre qu'un prétexte fallacieux pour tenter de légitimer d'autres croyances), on paye encore plus cher le prix des conséquences de ces changements de sens vers l'illusoire et la tromperie.     

Car ce n'est évidemment pas un progrès humain que de se complaire dans l'état animal en pensant que l'utilisation du système sensoriel et neuronal ne se justifie que pour obtenir la satisfaction des instincts basiques et des besoins charnels fondamentaux. Même si cet usage s'accompagne de quelques colorations esthétisantes ou artistiques plus ou moins sensibilisatrices et d'un supposé sens moral généralement subordonnés à un égoïsme et un individualisme ridiculement revendiqués.          

 

Retrouvons donc un début de sens en redécouvrant précisément nos sens, au sens physiologiste de ce mot.

Oui les cinq sens nous coûtent déjà cher lorsque nous les utilisons dans leur fonctionnalité organique normale. Voir clair, bien écouter, toucher juste, goûter fin, sentir bon : cela a un prix. Ils nous coûtent évidemment encore plus cher quand ils sont affaiblis de pathologies limitant leurs spectres de perception ou lorsque nous voulons les forcer, artificiellement, au-delà de leurs limites intrinsèques (voir dans l'infra-rouge ou entendre des ultra-sons par exemple).     
           

Mais là où les sens coûtent le plus cher, c'est lorsqu'on s'abuse en leur prêtant une trop grande fiabilité. Car nos sens nous trompent puisqu'on peut très facilement les leurrer, justement par de nombreux dispositifs (ex : les illusions d'optique) qui doivent à l'intelligence humaine d'avoir pu les dépasser.

Dépasser les sens : voilà enfin qui a du sens ! (il n'est même pas besoin d'inventer un sixième sens qui n'est autre qu'une diversion douteuse pour bifurquer vers l'irrationnel ou la métaphysique, déviances qui ont coûté déjà tellement cher à l'humanité).   

Dépasser les sens, c'est essayer de décrire la nature avec un esprit et un langage qui structurent l'espace et le temps, c'est à dire avec l'appui de la science mathématique, la recherche des lois physiques, des causalités et des déterminismes, tenter de déchiffrer la complexité avec objectivité, méthode, conscience, détachement et… une grande modestie. Bref, essayer de se convaincre que la connaissance rationnelle du monde réel est indispensable à quiconque veut donner le moindre début de sens à sa propre démarche de vérité et de liberté, qu'elle soit individuelle ou collective.    

Cela nous éviterait, au moins, de perdre le peu de sens qu'il nous reste dans le totalitarisme de la subjectivité ou dans l'alibi qui prévaut souvent chez les utilisateurs de la puissance magique de l'intuition, attributs évidemment réservés de préférence à ceux qui ont été touchés par la grâce. Comme, par exemple, le philosophe Bergson quand il déclare : " Nous appelons intuition la sympathie par laquelle on se transporte à l'intérieur d'un objet pour coïncider avec ce qu'il a d'unique et par conséquent d'inexprimable ".       

Décidément, il y a des sens qui nous coûtent tellement cher qu'on a du mal à les exprimer. Comment pourrait-on éviter que des illuminés ne s'engouffrent dans les sens interdits ?

lundi 10 avril 2023

Sujet du Merc. 12 Avril 2023 : « Ne pas railler, ne pas déplorer, ne pas maudire, mais comprendre » Spinoza.

 

                     « Ne pas railler, ne pas déplorer, 
               ne pas maudire, mais comprendre » Spinoza.      

« La plupart de ceux qui ont parlé des sentiments et des conduites humaines paraissent traiter, non de choses naturelles qui suivent les lois ordinaires de la Nature, mais de choses qui seraient hors Nature. Mieux, on dirait qu’ils conçoivent l’homme dans la Nature comme un empire dans un empire. Car ils croient que l’homme trouble l’ordre de la Nature plutôt qu’il ne le suit, qu’il a sur ses propres actions une puissance absolue et qu’il n’est déterminé que par soi.

Et ils attribuent la cause de l’impuissance et de l’inconstance humaines, non à la puissance ordinaire de la Nature, mais à je ne sais quel vice de la nature humaine: et les voilà qui pleurent sur elle, se rient d’elle, la méprisent ou, le plus souvent, lui vouent de la haine; qui sait avec plus d éloquence ou de subtilité accabler l’impuissance de l esprit humain passe pour divin. Sans doute n a-t-il pas manqué d hommes éminents (et nous avouons devoir beaucoup à leur labeur, à leur ingéniosité) pour écrire sur la droite conduite de la vie beaucoup de choses excellentes et pour donner aux mortels de sages conseils : mais la nature des sentiments, leur force impulsive et, à l’inverse, le pouvoir modérateur de l esprit sur eux, personne, à ma connaissance, ne les a déterminés. Je sais bien que le très illustre Descartes, encore qu’il ait cru au pouvoir absolu de l’ esprit sur ses actions, a tenté l’explication des sentiments humains par leurs causes premières et à montrer en même temps comment l esprit peut dominer absolument les sentiments; mais, à mon avis, il n a rien montré du tout que l’acuité de sa grande intelligence, comme je le démontrerai en son lieu.        

Je veux donc revenir à ceux qui préfèrent haïr ou railler les sentiments et les actions des hommes, plutôt que de les comprendre. Sans doute leur paraîtra-t-il extraordinaire que j entreprenne de traiter des vices et de la futilité des hommes selon la méthode géométrique, que je veuille démontrer par un raisonnement rigoureux (certa) ce qu’ils proclament sans cesse contraire (repugnare) à la Raison, cela même qu’ils disent vain, absurde et horrifique. Mais voici mon argument (ratio). Il ne se produit rien dans la Nature qui puisse lui être attribué comme un vice inhérent; car la Nature est toujours la même, et partout sa vertu et sa puissance d action (agendi) est une et identique. Ce qui signifie que les lois et les règles de la Nature, suivant lesquelles toute chose est produite et passe d une forme à une autre, sont partout et toujours les mêmes, et par conséquent il ne peut exister aussi qu’un seul et même moyen de comprendre la nature des choses, quelles qu’ elles soient: par les lois et les règles universelles de la Nature

Voilà pourquoi les sentiments de haine, de colère, d envie, etc., considérés en eux-mêmes, obéissent à la même nécessité et à la même vertu de la Nature que les autres choses singulières; et par suite ils admettent des causes rigoureuses (certas) qui les font comprendre, et ils ont des propriétés bien définies (certas) tout aussi dignes d être connues que les propriétés d une quelconque autre chose dont la seule considération nous satisfait. Je traiterai donc de la nature et de la force impulsive des sentiments et de la puissance de l esprit sur eux selon la même méthode qui m a précédemment servi en traitant de Dieu et de l Esprit, et je considérerai les actions et les appétits humains de même que s il était question de lignes, de plans ou de corps ».

 Spinoza, Éthique, III, De l’origine et de la nature des sentiments. Traduction : Roland Caillois

 

  Nous sommes tellement persuadés que l’homme est un sujet libre, échappant aux lois naturelles régissant tous les phénomènes que nous sommes enclins à juger sévèrement les conduites humaines. Nous portons sur elles un jugement moral, les louant ou les blâmant selon le cas. Elles nous affectent suscitant le rire ou les pleurs.

Rançon de l’homme soumis à la nécessité passionnelle  et conséquemment ne pensant pas par   idée adéquate. Son erreur majeure est de croire que les hommes disposent du libre arbitre, illusion constitutive du fait de conscience. Celle-ci étant conscience d effets mais ignorance des causes qui les déterminent,
l’homme croit ordinairement agir par  libre décret là où il est le jouet d une nécessité passionnelle    .

Etendant alors aux autres son ignorance, il s indigne de ce qu’il croit être, un mauvais usage de leur libre arbitre, et il s afflige, pleure ou au contraire se moque. Spinoza épingle    ce pathos     qui est la chose du monde la mieux partagée. A Oldenburg, lui faisant part de ses craintes au sujet de la situation politique en Angleterre, il répond :    « pour ma part ces troubles ne m incitent ni au rire, ni, non plus, aux larmes ; ils m engagent plutôt à philosopher et à mieux observer ce qu’ est la nature humaine        ».      Lettre XXX.    De même dans le Traité politique,   I, §4, il écrit : « J ai pris grand soin de ne pas tourner en dérision les actions humaines, de ne pas les déplorer ni les maudire, mais de les comprendre. En d autres termes, les sentiments par exemple d amour, de haine, de colère, d envie, de glorification personnelle, de joie et peine par sympathie, enfin tous les mouvements de la sensibilité n ont pas été, ici, considérés comme des    défauts     de la nature humaine. Ils en sont des    manifestations     caractéristiques, tout comme la chaleur, le froid, le mauvais temps, la foudre, etc. sont des manifestations de la nature de l atmosphère. »

 Récurrence du propos. Il précise la nature du projet spinoziste et ses enjeux.    Comprendre rationnellement les choses     et en les comprenant éprouver la    paix de l âme     qui n est pas la récompense de la vertu mais la vertu elle-même.   
 
Le salut dans et par la connaissance, voilà la leçon de cette grande philosophie n ayant de cesse de nous affranchir du pathos, de la nécessité passionnelle en nous invitant à prendre conscience que la fonction de l être humain, en tant que la raison fait partie de sa nature, n est pas de rire ou de pleurer mais d exercer son pouvoir de connaître afin de comprendre la    nécessité naturelle     présidant à la production des phénomènes. Les passions, les sentiments humains se prêtent au même traitement que n importe quel phénomène naturel car « l’homme n est pas un empire dans un empire ». Il est un élément de la nature comme un autre et sa conduite est régie par les lois universelles de la nature.       

Certes, il y a déjà bien eu de grands philosophes soucieux d élaborer une connaissance de la réalité humaine et de dispenser aux hommes des leçons de sagesse. Spinoza reconnaît sa dette à leur égard et cite tout particulièrement Descartes à qui il doit tant, en particulier l idée de la méthode mathématique comme idéal de tout discours méritant le nom de science. La grande œuvre de Spinoza,  l’Ethique,  sera donc construite    selon un ordre géométrique

   Il est bien vrai aussi que dans  Les Passions de l’ âme,   Descartes tente d’expliquer le mécanisme des passions, de décrire le déterminisme psycho-physiologique qu’elles mettent en jeu. Dans une   lettre du 14 août 1649  , celui-ci écrit, à propos de son traité sur les passions: « Mon dessein n a pas été d expliquer les passions en orateur, ni même en philosophe moral, mais seulement en physicien ». Néanmoins Descartes a le tort de soutenir le principe du libre arbitre et de prétendre que la pensée peut exercer un pouvoir sur les sentiments et s’en rendre maître par le bon usage de sa volonté. Or, objecte Spinoza, ce sont là des affirmations gratuites. Descartes n’a vraiment déterminé ni la nature des sentiments, ni la manière dont
l’esprit peut les maîtriser. L’hommage se renverse en une critique d’une grande sévérité : « à mon avis, il n a rien montré du tout que l acuité de sa grande intelligence, comme je le démontrerai en son lieu ».
 

Démontrer consiste à faire circuler la vérité de propositions premières reconnues pour vraies vers d autres propositions qui en découlent logiquement et nécessairement. Procéder par ordre géométrique exige donc de commencer par l’énoncé des définitions et des axiomes.          

La fonction de la raison consiste à découvrir, expliciter et formaliser les lois universelles régissant la production des phénomènes. C est ainsi que Spinoza va étudier le désir, les sentiments et les comportements humains. Ils expriment des rapports qui font qu’ils ne peuvent pas être autrement qu’ ils sont. Cette connaissance est libératrice car elle affranchit des vains espoirs et des craintes de ceux qui, sous lempire des passions, sont déterminés à désirer que le réel soit autre que ce qu’ il est. En s appliquant à connaître adéquatement, l’ homme accomplit, au contraire, la nécessité de sa nature rationnelle. Il affirme sa puissance, déploie sa nature dans sa perfection dans la mesure où celle-ci est cause adéquate de son effort. Et « De ce genre de connaissance naît la plus grande satisfaction de l esprit qui puisse être, c est-à-dire la plus grande joie » Ethique, V, Prop. XXXIII.

           

Ni rire, ni pleurer mais connaître et posséder la vraie satisfaction de l’âme. 
                                                                                                                                         S. Manon

dimanche 2 avril 2023

Sujet du Merc. 05 Avril 2023 : "SEULES LES PIERRES SONT INNOCENTES" Hegel

 "SEULES LES PIERRES SONT INNOCENTES"  Hegel

Il y a deux siècles, Hegel a proposé, dans la Phénoménologie de l’esprit, une reconquête philosophique de la sagesse, c’est-à-dire de l’identification avec soi apaisante de la vie la plus engagée dans un temps dont le bouleversement accéléré semblait l’exclure.

Il y est parvenu par une remémoration pensante ordonnant et justifiant, dans la rigueur du concept (phénoméno-logie), l’assomption vraie de tous les moments et aspects essentiels du lien concret, théorique et pratique, naturel et culturel, individuel et communautaire, de l’homme.

C’est ce chemin phénoménologique vers elle-même d’une humanité redressée philosophiquement selon sa propre exigence de réconciliation spirituelle, que Hegel a essayé de tracer.

Mais donnons tout d’abord la citation exacte qui se trouve dans un passage de l’ouvrage où Hegel traite de l’éthique :

"Innocente est donc seulement l’absence d’opération, l’être d’une pierre et pas même celui d’un enfant... il fait l’expérience que son droit suprême est le tort suprême, que sa victoire est plutôt sa propre défaite".

Pour Hegel,  dans nos rapports aux autres seuls les actes comptent et en « l’absence d’opération » il n’y a même pas humanité. La pierre illustre cette fixité innocente.

L’homme, pour Hegel est partagé (contradiction, contradictoire = vision dialectique).

Ainsi Jean Zin pourra-t-il déclarer avec et après Hegel : 

« La domination de la corruption et de la culpabilité ramène la substance éthique à l’individu autonome. Le droit formel imposera l’égalité de la personne envers une loi dont le contenu est d’abord purement arbitraire, constituant l’universalité à partir de l’exception (la volonté de l’Empereur). Mais l’effectivité du droit et de l’esprit devient étranger à la conscience de soi; "Son être-là est l’œuvre de la conscience de soi, mais est aussi bien une effectivité immédiatement présente et étrangère à elle, qui a un être spécial, et dans laquelle elle ne se reconnaît pas". Cette effectivité étrangère se sépare               

dans l’en-deçà du monde de la Culture et l’au-delà du monde de la Foi (qui est fuite du monde) dont les lumières dénonceront la séparation et le sacrifice,
ramenant l’au-delà de la foi à l’en-deçà du monde et réduisant le monde à l’utile d’un côté et l’absolu inconnaissable de l’autre. "Alors le royaume de la foi aussi bien que le monde réel s’écroulent et cette révolution produit la Liberté absolue ; avec elle l’esprit auparavant étranger à soi-même est complètement revenu en soi-même, il quitte cette terre de la culture et passe dans une autre terre, dans la terre de la conscience morale".

 

Conséquence : cette lutte des consciences contraires (Etat / Foi pouvoir / argent etc ….) doit se résoudre par une révolution des référentiels éthiques :

"Souveraineté et richesse sont donc présentes pour l’individu comme objets, c’est-à-dire comme choses telles qu’il s’en sait libre et croit pouvoir choisir entre elles, ou même pouvoir ne choisir aucune des deux... Ainsi la conscience étant-en-soi et pour-soi trouve bien dans le pouvoir de l’État son essence simple et sa subsistance en général mais non son individualité comme telle... dans ce pouvoir, elle trouve plutôt l’opération reniée comme opération singulière et assujettie à l’obéissance... Par contre la richesse est le bien ; elle conduit à la jouissance universelle, elle se distribue et procure à tous la conscience de leur Soi... Par contre, dans la jouissance de la richesse, l’individu ne fait pas l’expérience de son essence universelle, il n’y obtient que la conscience éphémère et la jouissance de soi-même... La conscience effective possède les deux principes en elle".

 

D’où la proposition hégélienne qui depuis n’a cessée de marquer la philosophie de l’acte :

"La conscience noble est l’héroïsme du service, - la vertu qui sacrifie l’être singulier à l’universel, et ainsi faisant porte l’universel à l’être-là... Cette conscience gagne donc par cette culture l’estime de soi-même et le respect des autres... les autres trouvent en elle leur essence en activité, mais non leur être-pour-soi. - Ils y trouvent accomplies leur pensée ou leur pure conscience, mais non leur individualité. Cette conscience de soi vaut donc dans leur pensée et jouit de l’honneur".

 

Redécouverte de la sagesse non par la contemplation solipsiste du « moi », mais reconquête de l’autre comme singulier ET universel, comme sujet et non comme individu insulaire. C’est un des apports fameux de la dialectique hégélienne.


Sujet du Merc. 17 Avril 2024 : L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme …

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