samedi 15 février 2025

Sujet du Merc. 19 février 2025 : ET SI ON PARLAIT DE DIDEROT (1713-1784).

 

ET SI ON PARLAIT DE DIDEROT (1713-1784)

« Ne veuille pas être philosophe par contraste avec l’homme, sois rien d’autre qu’un homme pensant ; ne pense pas comme un penseur (…) pense comme un être vivant, réel, tel que tu es exposé aux vagues vivifiantes et réconfortantes de l’océan, pense dans l’existence, dans le monde, comme un membre de ce monde, et non dans le vide l’abstraction, telle une monade esseulée, tel un dieu indifférent, un monarque absolu – et c’est alors que tu peux espérer que tes idées forment un tout où s’unissent l’être et le penser » 

            (Feuerbach cité par Marx en épigraphe à « La philosophie épicurienne).

Je trouve que cette conception du philosophe définit parfaitement Diderot « le Philosophe » comme on l’appelait en son temps.

Et si on parlait de Diderot ? Ou mieux, si on relisait Diderot ? Le philosophe de La lettre sur les aveugles, des Pensées sur l’interprétation de la nature, le penseur politique de L’Histoire des deux Indes, l’athlète qui a pris à bras le corps la fabrication de l’Encyclopédie à laquelle il a donné des articles tels que  Autorité politique (« Aucun homme n’a reçu de la nature le droit de commander aux autres »), et encore : le conteur du Supplément au voyage de Bougainville, du Neveu de Rameau et de Jacques le Fataliste. (Ah ! mais c’est de la littérature diront les dieux indifférents à toute œuvre d’imagination). Et que dire alors du Paradoxe sur le comédien, et du Diderot des Salons, fondateur de la critique d’Art et de l’esthétique moderne ? (voir son article sur Chardin et ses réflexions sur le sublime qui n’ont rien à envier à celles de Kant,  dans le Salon de 1763). Et de l’épistolier amoureux des Lettres à Sophie Volland ? Mais c’est encore de la « littérature » !

Diderot me semble toujours répondre aux inquiétudes de notre temps, à celle, fondamentale sur la nature de l’homme et sur sa place dans la cité. Générosité, enthousiasme, véhémence et jeunesse d’esprit. (voilà des mots pas très « philosophiquement corrects », mais voyez Feuerbach). Surtout, absence totale de pharisaïsme, liberté de réflexion et de comportement, modernité d’écriture. Diderot n’est pas un homme de système, il ne pense pas dans le vide des abstractions, il est l’homme de l’individu et des originaux, voire des marginaux, sans jamais perdre de vue les intérêts de la cité et de l’espèce. Il est l’inventeur du matérialisme biologique, il a défini, un siècle avant Claude Bernard la méthode expérimentale en trois temps (observation, hypothèse, vérification par l’expérience). Pourfendeur du totalitarisme qu’il nomme despotisme : c’est l’intimité d’une autocrate (voir ses Mélanges pour Catherine II) qui fit décidément de lui un démocrate convaincu, même s’il se préoccupe moins du régime, de la forme du gouvernement, que du fonctionnement des institutions et de l’économie. Mais surtout, et en son temps c’était risqué, contempteur impitoyable de l’obscurantisme et de l’intolérance religieuse (voir La Religieuse dont Jacques Rivette fit un film interdit à la projection dans les années soixante, ou encore l’article Célibat qui dénonce le célibat des prêtres)  Enfin il est - ce que ne devraient pas oublier tous ceux qui se disent philosophes- un  éveilleur de consciences.

 

Diderot est d’abord un analyste, un esprit encyclopédique, curieux, critique, ouvert à tout, un clerc au sens noble du terme. Il s’est intéressé à des domaines que la philosophie a toujours du mal à appréhender : les sciences expérimentales, la physique, la chimie, la biologie surtout, juriste, historien du droit, fondateur même de la sociologie. Mais il s’intéresse aussi à l’art, à la peinture, au théâtre, à la technique romanesque (il est avec Jacques le Fataliste, l’inventeur du « Nouveau roman »). C’est une sorte de Léonard de Vinci de la philosophie.

Elève de la nouvelle philosophie expérimentale anglaise dont il a fait la clé du savoir de son temps et l’âme de son Encyclopédie, sa pensée, pour faire court, repose sur un matérialisme , explication de l’homme et du monde par le seul jeu des lois de l’organisation biologique et chimique, sans avoir recours à une « âme », et dont le corollaire est un athéisme cohérent qui dépasse de beaucoup l’anticléricalisme primaire et manichéen.  La Lettre sur les aveugles ( qui lui vaudra un petit séjour à l’ombre) est la première étape de son évolution (dépassement du déisme voltairien), qui aboutira à l’explosion fulgurante d’une vision qui annonce le transformisme (Darwin), et toute la génétique moderne bien au-delà des matérialismes antérieurs et préfigurant les matérialismes postérieurs (les marxistes se réclameront de Diderot).. Ce sera Le rêve de d’Alembert, sommet de son œuvre philosophique qui pose des questions essentielles sur la conscience de l’unité du moi, sur le génie comme don de la nature, tout comme la bienfaisance ou la malfaisance. Il ose alors(1769) justifier une libération de la sexualité  qui est pure obéissance à la nature. La satisfaction des impulsions individuelles n’a d’autre limite que le souci de l’intérêt collectif. Quelle morale, demande-t-il, peut laisser subsister le matérialisme ?

L’homme Moral, pour Diderot est tout aussi déterminé par les lois universelles que l’homme physique ou l’animal. Il a affronté toute sa vie ce problème : Les mots de Bien et de mal n’ont de valeur que relative, il n’y a plus aucun mérite ni aucune vertu, ni non plus aucune scélératesse, la responsabilité disparaît, et avec elle la liberté (voir Le Neveu de Rameau et Jacques le Fataliste). Filiation spinoziste !  « Le mal et le bien n’indiquent rien de positif dans les choses considérées en soi et ne sont rien d’autre que des manières de penser » lit-on dans l’Ethique. Comment alors fonder les rapports humains à l’intérieur de la cité ? Sur la sociabilité, sur la tolérance ?

L’aboutissement de la pensée politique de Diderot, parallèlement à l’aboutissement de sa pensée philosophique pourrait alors se définir comme un stoïcisme lucide qui distingue ce qui ne dépend pas de nous- organisation biologique, déterminisme des lois de la nature et du milieu économique et social, - et ce qui dépend de nous : volonté de respecter son prochain, de favoriser son confort et son épanouissement (donc son bonheur) par la diffusion des Lumières. Morale stoïcienne et épicurienne du bonheur donc. Le bonheur individuel ; « accidentel », renvoie en nous à la nature, à la satisfaction des besoins et des désirs du corps, il n’est pas du ressort des lois. Le bonheur collectif est celui du citoyen qui, comme chez Spinoza obéit aux lois de la cité (c’est le double code exprimé dans les Mélanges pour Catherine II et dans les Observation sur le Nakaz).

 Enfin lisons ou relisons cette extraordinaire Histoire des deux Indes, dernier mot du philosophe sur le colonialisme, pour voir à quel point Diderot reste d’actualité. Procès des conquérants barbares, des esclavagistes (on est dans les années 1770-80), dénonciation des exploitants des mines d’Amérique. Œuvre indignée qui n’en reste pas là. Ultime réflexion sur le dialogue (illusoire, pipé) amorcé dans le Supplément au voyage de Bougainville, entre l’homme sauvage et l’homme civilisé dont le 18ème siècle  (et nous-mêmes aujourd’hui ?) n’est jamais arrivé à se dépêtrer.

 

Petite anthologie arbitraire de citations :

Lettre sur les aveugles (1749) :

« Si jamais un philosophe aveugle et sourd de naissance fait un homme à l’imitation celui de Descartes, j’ose vous assurer, Madame, qu’il placera l’âme au bout des doigts. »                                   

Pensées sur l’interprétation de la nature (1753) :

« Et je dis : heureux le géomètre en qui une étude consommée des sciences abstraites n’aura point affaibli le goût des beaux arts, à qui Horace et Tacite seront aussi familiers que Newton, qui saura découvrir les propriétés d’une courbe et sentir les beautés d’un poète, dont l’esprit et les ouvrages seront de tous les temps, et qui aura le mérite de toutes les académies ! Il ne se verra point tomber dans l’obscurité. »

« Il n’y a qu’un seul moyen de rendre la philosophie vraiment recommandable aux yeux du vulgaire : c’est de la lui montrer accompagnée de l’utilité. Le vulgaire demande toujours : à quoi cela sert-il ? et il ne faut jamais se trouver dans le cas de lui répondre : à rien.

« De même que dans les règnes animal et végétal un individu commence pour ainsi dire, s’accroît, dure, dépérit et passe, n’en serait-il pas de même pour des espèces entières. »

Le rêve de d’Alembert (1769) :

« Nous sommes des instruments doués de sensibilité et de mémoire. Nos sens sont autant de touches qui sont pincées par la nature qui nous environne. »

« Le monde commence et finit sans cesse ; il est à chaque instant son commencement et sa fin ; il n’en a jamais eu d’autre, et n’en aura jamais d’autre. Dans cet immense océan de matière, pas une molécule qui ressemble à une molécule, pas une molécule qui se ressemble à elle-même un instant. Il n’y a rien de solide que de boire, manger, vivre, aimer et dormir. »

« Qu’est-ce qu’un être ? La somme d’un certain nombre de tendances. La vie est une suite d’actions et de réactions. (…) Naître, vivre et passer, c’est changer de forme. »

« Et par la raison seule qu’aucun homme ne ressemble parfaitement à un autre, nous n’entendons jamais précisément, nous ne sommes jamais précisément entendus. »

Le Neveu de Rameau (1770)

« Quoi qu’on fasse on ne peut se déshonorer quand on est riche »

Supplément au voyage de Bougainville (1771)

« Hier en soupant tu nous a entretenus de magistrats et de prêtres. Mais dis-moi, sont-ils maîtres du bien et du mal ? Un jour on te dirait : » tue », et tu serais en conscience obligé de tuer ; un autre jour : « vole » et tu serais tenu de voler ; ou : « ne mange pas de ce fruit » et tu n’oserais en manger ; je te défends ce légume ou cet animal », et tu te garderais d’y toucher. »

Lettre de Monsieur Denis Diderot :

« Il y a à l’heure qu’il est, cinquante mille fripons qui disent ce qui leur plaît à dix-huit millions d’imbéciles; mais grâces à ma petite poignée de philosophes, la plupart de ces imbéciles là ou ne croiront pas ce qu’on leur dira, ou s’ils le croient ce sera sans le moindre péril pour moi. »

Mélanges pour Catherine II (1774)

« L’intolérance, surtout celle du souverain, donne de l’importance aux choses les plus frivoles.

L’intolérance, surtout celle du souverain, devient source d’accusations et de calomnies

L’intolérance, surtout celle du souverain, devient un motif d’exclusion et une raison d’avancement aux places où on ne devrait arriver que par le mérite

L’intolérance rétrécit les esprits et perpétue les préjugés. »

Observations sur le Nakaz (1774)

« Je n’aime point à faire une chose de fanatisme d’une chose de raison. Je n’aime point à faire une chose de foi d’une chose de raison.(…) Le prêtre dont le système est un tissu d’absurdités tend secrètement à entretenir l’ignorance ; la raison est l’ennemi de la foi, et la foi est la base de l’état, de la fortune et de la considération du prêtre. »

Le philosophe dit beaucoup de mal du prêtre ; le prêtre dit beaucoup de mal du philosophe ; mais le philosophe n’a jamais tué de prêtre, et le prêtre à beaucoup tué de philosophes. »

Je crois que les mœurs sont les conséquences des lois ; un peuple sauvage à des mœurs lorsqu’on y observe les lois naturelles, l’humanité, la douceur, la bienfaisance, la fidélité, la bonne foi etc. Un peuple policé a des mœurs lorsqu’on y observe généralement les lois naturelles et civiles. »

« Je veux que la société soit heureuse ; mais je veux l’être aussi ; et il y a autant de manières d’être heureux que d’individus. Notre propre bonheur est la base de tous nos vrais devoirs. »

Contribution à l’Histoire des deux Indes (1781)

« Jamais un homme ne peut-être la propriété d’un souverain, un enfant la propriété d’un père, une femme la propriété d’un mari, un domestique la propriété d’un maître, un nègre la propriété d’un colon. »

« Le fanatisme de religion et l’esprit de conquête, ces deux causes perturbatrices du globe. »

« On n’arrête point les progrès des lumières ; on ne les ralentit qu’à son désavantage. La défense ne fait qu’irriter et donner aux âmes un sentiment de révolte et aux ouvrage le ton du libelle ; et l’on fait trop d’honneur à d’innocents sujets lorsqu’on a sous ses ordres deux cents mille assassins et que l’on redoute quelques pages d’écriture. »

« Jamais les tyrans ne consentiront librement à l’extinction de la servitude, et pour les amener à cet ordre de choses, il faudra les ruiner ou les exterminer. Mais cet obstacle surmonté, comment élever de l’abrutissement de l’esclavage au sentiment et à la dignité de la liberté, des peuples qui y sont tellement étrangers qu’ils deviennent impotents ou féroces quand on brise leurs fers. »

« On a dit que nous étions tous nés égaux : cela n’est pas. Que nous avions tous les mêmes droits : j’ignore ce que c’est que des droits où il y a inégalité de talents ou de force, et nulle garantie, nulle sanction. (…) Il y a entre les hommes une inégalité originelle à laquelle rien ne peut remédier ; tout ce qu’on peut obtenir de la meilleure législation, ce n’est pas de la détruire ; c’est d’en empêcher les abus. »

 

"Concluons, nous, que l’étude de la nature n’est point superflue, puisqu’elle conduit l’homme à des connaissances qui assurent la paix dans son âme, qui affranchissent son esprit de toutes vaines terreurs, qui l’élèvent au niveau des dieux, & qui le ramènent aux seuls vrais motifs qu’il ait de remplir ses devoirs. Les astres sont des amas de feu. Je compare le Soleil à un corps spongieux, dont les cavités immenses sont pénétrées d’une matière ignée, qui s’en élance en tous sens. Les corps célestes n’ont point d’âme : ce ne sont donc point des dieux" - DIDEROT, Encyclopédie – Art. Epicurisme.

dimanche 9 février 2025

Sujet du Merc. 12 Fev. 2025 : « Tout est bruit pour celui qui a peur » (Sophocle)

 

    « Tout est bruit pour celui qui a peur » (Sophocle)   
    

       
Proposition 1 :
Qui, enfant n’a pas frémi au bruit du tonnerre ou d’une porte qui claque. Ce n’est que plus tard, en apprenant l’origine des phénomènes naturels que l’on peut se soustraire à la peur.

C’est en apprenant les causes que l’on dissipe les croyances en des forces surnaturelles.

Le bruit c’est un son, mais un son particulier, difficile à analyser de prime abord. Et les efforts des hommes ont été de tout temps de comprendre ce qui se présente comme incompréhensible.

Le bruit indésirable, inconnu, surprenant, suscite la peur aujourd’hui encore et pas seulement pour les enfants. La société tout entière est remplie de « bruit de fond » ou tout se mélange. Nous avons encore des dieux et construisons des maisons pour ces dieux, preuve s’il en fallait que l’angoisse veille, que l’irrationnel domine.

Mais l’irrationnel est aussi scientiste, ici un trou dans la couche d’ozone, là du réchauffement climatique, ici des glaciers qui fondent, là des aliments synthétiques, alors pour conjurer le sort : taxe carbone, tri sélectif.

Dans le bruit du monde l’alerte doit être permanente. L’homme doit être comme un agneau apeuré. Les relais de télévision ont remplacé sur les collines les croix christiques, mais le message est le même : croyants continuez à croire, il n’y a rien à vérifier, rien à faire, il faut subir. Endurez le bruit dont vous êtes les seuls responsables.

Et le nouveau prêtre politicien/présentateur/journaliste/politologue/futurologue de propager la peur. Le mouton social, tel l’enfant apeuré, ne demande pas qu’on explique, il veut survivre.

Mieux vaut survivre dans la peur (qui donne une explication (fausse) du bruit) que ce vacarme assourdissant de menaces.

Alors je trie, je roule propre, je culpabilise, je paye des taxes pour le bonheur des hommes de demain.

J’ai peur, mais je suis bon. Je me soumets, sans bruit.


    Proposition 2 : Qui, enfant n’a pas été apaisé par un bruit étrange, jamais entendu jusque là. Plus tard, on appellera cela une berceuse ou toute autre appellation qui fera taire le vagissement et les cris du jeune enfant.

Paradoxe, ce son qui pour le jeune être est un bruit (il n’a aucune notion musicale) c'est-à-dire un son comme un autre parmi des milliers d’autres arrive à l’apaiser.

Paradoxe apparent peut être. Serions-nous naturellement sensibles à une harmonie naturelle que retranscrirait la musique ?

Mais ce paradoxe par un retournement dialectique peut à son tour devenir le « bruit du monde », la justification de son chaos – apparent -.

Que nous déversent à longueur de journée les médias de masse ? si ce n’est une sorte de purée dite culturelle, dans laquelle s’expriment une envie du passé, des sentiments à l’eau de rose, de la violence extrême, des rapports humains codifiés par une certaine vision économique et morale de l’homme tels que décrits par Hobbes et Smith…

Et ce bruit là justifie tout, la trahison, la mièvrerie, la brutalité, le règne de l’avoir, celui de la marchandise.

Et ce bruit là apaise l’homme moderne. Il s’y reconnait. C’est comme si c’était lui qui l’avait fait, voulu, créé.

Au bruit de terreur de la Proposition 1 est venu se superposer un tas de bruits aux couleurs chatoyantes. Rien de mieux qu’une rave-party ou une boite de nuit pour ....... Communiquer.

Jamais peut être l’humanité « (dite « développée ») n’aura eu à sa disposition autant de bruits pour fuir les réalités, pour s’abstraire de la connaissance, pour s’anéantir dans la soumission.

 Nos contemporains ont peur. Ils ont peur des orages et des portes qui grincent. Mais plutôt que d’en faire des hommes adultes le système économique dominant (et qui veut dominer) génère un bruit de fond : des berceuses pour tous les goûts qui proviennent d’on ne sait où. Mais au fond qu’importe. 

Que les hommes continuent à ignorer les causes qui les chagrinent car - s’ils n’avaient plus peur - que de chômeurs chez les nouveaux clercs de l’obscurantisme ! (Ainsi parlaient le Vatican, la Banque Centrale et Halliburton).

dimanche 2 février 2025

Sujet du Merc. 05/01/2025 : « Qui a appris à mourir, (il) a désappris à servir. » Montaigne

 

« Qui a appris à mourir, (il) a désappris à servir. » Montaigne

 

Dans les « Essais » Montaigne déclare « Il est incertain où la mort nous attende, attendons-la partout. La préméditation de la mort est préméditation de la liberté. Qui a appris à mourir, il a désappris à servir. Le savoir mourir nous affranchit de toute sujétion et contrainte. Il n'y a rien de mal en la vie pour celui qui a bien compris que la privation de la vie n'est pas mal. » (Livre premier, chap. XX).

Rejoignant Epicure pour lequel a crainte de la mort est infondée, puisque « quand nous sommes, la mort n'est pas là, et quand la mort est là, c'est nous qui ne sommes pas ! Elle ne concerne donc ni les vivants ni les trépassés, étant donné que pour les uns, elle n'est point, et que les autres ne sont plus. » (Lettre à Ménécée), Montaigne reprend la tradition matérialiste antique (conception non platonicienne).

Mais il y rajoute une autre dimension : celui qui aurait acquis cette conception de la vie aurait « désappris à servir ».

Si l’on replace le texte de Montaigne dans son contexte historique celui de la Renaissance et des premières réflexions contre l’absolutisme et la féodalité, on comprend mieux les raisons de cette réflexion sur le couple mort/servitude – liberté (ou plutôt « non-servitude). Montaigne inaugure une nouvelle phase de la réflexion philosophico-politique sur le pouvoir et les rapports que les hommes doivent entretenir avec l’autorité. Il préfigure Descartes et Spinoza, puis les penseurs de l’Etat et du Contrat Social. Il anticipe le slogan révolutionnaire des sans-culottes de 1789 « La liberté ou la mort ».

Ami du jeune La Boétie il a été frappé par le texte de ce dernier « Discours de la servitude volontaire » (publié en 1576) et ses « Essais » font écho à la prose de son ami : « Pauvres gens misérables, peuples insensés, nations opiniâtres à votre mal et aveugles à votre bien ! Vous vous laissez enlever sous vos yeux le plus beau et le plus clair de votre revenu, vous laissez piller vos champs, voler et dépouiller vos maisons des vieux meubles de vos ancêtres !........... Vous vous affaiblissez afin qu’il (le souverain) soit plus fort, et qu’il vous tienne plus rudement la bride plus courte. Et de tant d’indignités que les bêtes elles-mêmes ne supporteraient pas si elles les sentaient, vous pourriez vous délivrer si vous essayiez, même pas de vous délivrer, seulement de le vouloir.  Soyez résolus à ne plus servir, et vous voilà libres. Je ne vous demande pas de le pousser, de l’ébranler, mais seulement de ne plus le soutenir, et vous le verrez, tel un grand colosse dont on a brisé la base, fondre sous son poids et se rompre. ».

Une fois résolue, pour le philosophe, ou celui qui s’en tient à la raison ou à la « Nature » Spinoziste, la question de la mort, demeure celle de la servitude qui est question de la vie, on pourrait même dire de la « vie courante » tant notre humanité ne peut se percevoir que comme un immense champ où se déploie le couple maître/serviteur.

Alors, ou bien ce couple est fondé sur une « éternelle » nature humaine, qui présuppose l’existence de forts et de faibles et donc de rapports « naturels » de domination et de servitude. Ou bien son origine est ailleurs et l’inégalité sociale, loin d’être le reflet de cette « nature humaine » est la vraie condition initiale (et historiquement datée) de la naissance de la servitude.

Si la domination, loin d’être un phénomène « naturel » nait de l’inégalité dans la jouissance des biens de la nature et de la société, alors seule la violence (réelle, armée ou idéologique (propagande)) est source et maintien de l’ordre dominant. Dès lors rien ne pourra être opposé à cette injustice (proclamée dans les lois comme « naturelle ») si ce n’est une autre forme de violence. Celle que décrit Marat dans son libelle du 10 Novembre 1789 :

« …. est-il quelque comparaison à faire entre un petit nombre de victimes que le peuple immole à la justice dans une insurrection, et la foule innombrable de sujets qu’un despote réduit à la misère, ou qu’il sacrifie à sa cupidité, à sa gloire, à ses caprices ! Que sont quelques gouttes de sang que la populace fait couler, dans la révolution actuelle, pour recouvrer sa liberté, auprès des torrents … qu’en a fait répandre la coupable ambition de Louis XIV ? Que sont quelques maisons pillées en un seul jour par la populace, auprès des concussions que la nation entière a éprouvées pendant quinze siècles sous les trois races de nos rois ? Que sont quelques individus ruinés, auprès d’un milliard d’hommes dépouillés par les traitants, par les vampires, les dilapidateurs publics ? Mettons de côté tout préjugé et voyons. La philosophie a préparé, commencé, favorisé la révolution actuelle ; cela est incontestable ; mais les écrits ne suffisent pas, il faut des actions. ».

L’histoire de l’humanité (écrite par les vainqueurs – Napoléon est un « héros » en France, mais un criminel de guerre pour tous les peuples d’Europe…) nous montre qu’il est des moments dans lesquels il n’y a pas de choix qui échapper à la servitude et cela se résume par le slogan « vaincre ou mourir », ou encore « la liberté ou la mort ». Le résistant, l’insurgé, l’esclave, celui qui n’a rien d’autre à perdre que ses chaînes n’est pas suicidaire, il n’engage pas le combat pour mourir, ni pour agresser qui que ce soit. C’est un amoureux de la vie, et c’est justement parce qu’il a apprivoisé l’idée de la mort qu’il la met dans la balance d’une humanité autre qui le dépasse. Mais écoutons Missiak Manouchian, fusillé par les nazis en 1944 : « Dans quelques heures, je ne serai plus de ce monde. Nous allons être fusillés cet après-midi à 15 heures. e mourrai avec mes 23 camarades tout à l'heure avec le courage et la sérénité d'un homme qui a la conscience bien tranquille, car personnellement, je n'ai fait de mal à personne et si je l'ai fait, je l'ai fait sans haine…. Au moment de mourir, je proclame que je n'ai aucune haine contre le peuple allemand et contre qui que ce soit… » 

« La préméditation de la mort est préméditation de la liberté. » Montaigne

Sujet du Merc. 19 février 2025 : ET SI ON PARLAIT DE DIDEROT (1713-1784).

  ET SI ON PARLAIT DE DIDEROT (1713-1784) « Ne veuille pas être philosophe par contraste avec l’homme, sois rien d’autre qu’un homme pensa...