"Les
philosophes n'ont fait qu'interpréter le monde de différentes manières,
ce qui importe c'est de le transformer"
K. Marx.
Pour nombre d’auteurs, cette formulation de Marx viendrait
sonner la fin de toute philosophie. Dès lors les penseurs (comme les autres
hommes – les philosophes devenant inutiles !) devraient s’attaquer à la
transformation du monde.
Cette analyse, si elle s’adosse à la syntaxe même de la phrase, ne tient en
aucun cas compte de l’œuvre elle-même de Marx et de ce qu’il a développé en
particulier dans le « renversement » de la dialectique de Hegel. Elle
est pratique pour la polémique, mais totalement non opératoire si l’on veut
tenter, un tant soit peu, de pénétrer la posture de Marx.
Rappelons aussi, pour l’histoire, que lesdites « thèses sur
Feuerbach » sont une succession de notes prises en 1845 par Marx
et publiées en 1888 par F. Engels en appendice d’un texte plus élaboré qui
s’intitule « L’idéologie allemande ». Il sera donc utile pour cette
discussion d’avoir lu ce texte dans son intégralité (on retrouvera par ailleurs
en fin de ce philopiste l’intégralité des 11 « Thèses »).
Mais avant d’aller plus loin ayons à l’esprit les deux thèses suivantes
qui aideront à positionner la discussion dans le champ précis dans lequel Marx
s’inscrit : celui d’une philosophie matérialiste, tournée vers la
pratique :
Thèse II
La question de savoir s'il y a lieu de reconnaître à la pensée humaine une
vérité objective n'est pas une question théorique, mais une question pratique.
C'est dans la pratique qu'il faut que l'homme prouve la vérité, c'est-à-dire la
réalité, et la puissance de sa pensée, dans ce monde et pour notre temps. La
discussion sur la réalité ou l'irréalité d'une pensée qui s'isole de la
pratique, est purement scolastique.
Thèse VIII
Toute vie sociale est essentiellement pratique. Tous les mystères qui
détournent la théorie vers le mysticisme trouvent leur solution rationnelle
dans la pratique humaine et dans la compréhension de cette pratique.
Acte de décès de la philosophie ? :
Voyons de plus près le détail de la phrase de Marx : Qui sont ces
philosophes ? Ce sont tous les penseurs qui appartiennent à
l'ancienne tradition du matérialisme, tradition à laquelle, en dépit de ses
efforts d'innovation, Feuerbach appartient encore ; mais ce sont aussi les
penseurs de l'autre bord, les philosophes idéalistes à la Fichte, que Marx
comme la plupart des jeunes hégéliens ont suivis un temps, ces philosophes
auxquels l'impardonnable négligence des matérialistes en proie à une sorte de
délire chosiste, dont le matérialisme intuitif de Feuerbach demeure une manifestation
exemplaire, a réservé le droit exclusif d'explorer les voies de la subjectivité
et de l'action. Matérialistes et idéalistes, même combat ! De part et d'autre,
même souci obsessionnel d'interpréter le monde !
Interpréter le monde, c'est-à-dire élaborer une
spéculation à caractère global sur la réalité qui a pour résultat de ramener
celle-ci à un principe unique : démarche qui ne peut mettre en avant et
privilégier indûment que des abstractions, c'est-à-dire des conceptions
prétendant à la globalité, mais qui, pour donner corps à cette prétention,
mutilent la réalité en la réduisant à l'un seul de ses aspects présenté comme
constitutif de son essence et capable de l'expliquer en totalité. Ainsi
« le monde », que les philosophes se proposent d'interpréter, ce n'est jamais
qu'un succédané de la réalité effective, un substitut appauvri de celle-ci, un
état figé de son développement abusivement élevé au rang de représentant
définitif de sa nature essentielle. Et l'interprétation est précisément
l'opération qui donne un air de légitimité à cette entreprise de
récupération en lui prêtant les apparences de la systématicité et de la
cohérence. Interpréter le monde, c'est donc mettre en forme à son propos une
théorie censée en épuiser toutes les déterminations, rassemblées dans le cadre
d'une « vision du monde » ordonnée et raisonnée, dont la valeur n'est
finalement pas supérieure à celle des mythes religieux dont elle cherche à
prendre la place : imposture contre laquelle il convient de s'élever avec une
nette et entière résolution.
Si la philosophie se contente d'interpréter le monde,
elle se condamne à terme à disparaître, chargée d'un opprobre universel, la
seule forme d'accord dont elle puisse escompter faire l'objet.
Si la onzième thèse sur Feuerbach décrète ou constate la mort de la
philosophie comme telle, elle proclame manifestement l'échec de la philosophie
ramenée à une interprétation du monde, ce qui, si l'on persiste à voir un
avenir à la philosophie, conduit à programmer la nécessité d'une autre manière
de faire de la philosophie, pour laquelle le mot « faire » retrouve sa pleine
signification, qui permette de récupérer ce que les procédures interprétatives
ont dû fatalement laisser tomber, à savoir la praxis humaine
saisie dans sa dimension historico-sociale. La thèse 11, si elle ne l'évoque
pas directement, n'écarte donc pas l'idée d'une réforme en
profondeur de la philosophie, qui en remodèle les enjeux, ce qui nécessite de
nouveaux moyens pour y parvenir.
Une autre manière de philosopher ? :
Lorsqu'on cite la onzième thèse sur Feuerbach, citation rituellement
effectuée à la cantonade sans souci philologique d'exactitude, on a souvent
l'habitude de rajouter à son énoncé : « ce qui importe maintenant
», et par là de rétablir une césure entre l'ancien et le nouveau,
entre des pratiques antérieures et celles qu'il faudrait impérativement leur
substituer. Mais, à la lettre, la thèse 11 ne dit pas cela. Elle se contente
d'énoncer un ordre des priorités : « ce qui compte », et ceci
en quelque sorte dans l'absolu, sans que soit tenu compte de la
différence entre hier, aujourd'hui et demain. Ce qui compte,
sous-entendu, ce qui compte le plus, c'est aussi ce qui a toujours compté et
comptera toujours de cette même manière. S'il y a quelque chose qui compte, et,
peut-on ajouter, qui doit compter pour la philosophie, ce serait donc de
participer aussi activement que possible à la transformation du monde.
Ceci peut être compris dans le sens d'une réhabilitation au
moins partielle de la philosophie, même dans son état antérieur où elle se
contentait en pensée d'interpréter le monde, faisant fond sur l'accessoire au
détriment de l'essentiel, ce qui est bien sûr regrettable. Les philosophes
étaient animés, possédés par le projet d'effectuer une telle interprétation, et
ils s'en satisfaisaient en apparence. Mais, en réalité, ne
faisaient-ils que cela ? Ne participaient-ils pas eux aussi, de façon biaisée
et inconsciente, au mouvement historique de son devenir ?
la onzième thèse, prise à la lettre, ne dit pas : ce qui
compte, c'est que le monde se transforme ou soit transformé, mais ce
qui compte, c'est de le transformer, ou qu'on le transforme, c'est-à-dire
qu'on participe activement à la dynamique de son changement, au lieu de se
contenter de le regarder passivement de loin comme s'il s'agissait d'une chose
étrangère, objet de spectacle ou de simple consommation : la transformation,
est un processus objectivement en cours, auquel manque seulement qu'on s'y
associe subjectivement, c'est-à-dire qu'on prenne conscience de la nécessité de
prendre part à ce mouvement qui est lui-même, en lui-même, irrépressible, car
on ne voit pas comment le monde pourrait cesser, ni même pourrait avoir jamais
cessé de se transformer.
Ce qui compte, c'est donc de s'intéresser au mouvement de
transformation du monde, d'en faire un sujet de préoccupation, théorique et
pratique à la fois, qui passe au premier plan, ce qui constitue précisément le
principe directeur de la praxis, par laquelle l'homme entre en
confrontation avec les choses et les autres hommes. Or, prendre au sérieux
cette confrontation, en faire l'objectif d'une praxis au sens plein et entier
du terme, c'est refuser de la laisser se dérouler au hasard, de façon sauvage,
mais autant que possible la contrôler et pour une part la diriger, ce qui
suppose qu'on prenne connaissance de ses tendances profondes, ce sans quoi on
se prive de toute chance d'intervenir efficacement à leur égard. La thèse 8, de
la même façon, pose que « tous les mystères qui incitent la théorie au
mysticisme trouvent leur solution rationnelle dans la praxis humaine et dans la
compréhension de cette praxis », la praxis et sa compréhension
rationnelle allant nécessairement ensemble et étant condamnées à être perverties
si elles sont conçues séparément, et a fortiori si elles sont renvoyées dos à
dos en étant présentées comme exclusives l'une de
l'autre.
Réforme de la philosophie :
Ce qui est en jeu dans le projet d'une réforme de la philosophie, ce n'est pas
l'élaboration d'une philosophie de plus, qui vienne débattre avec les autres
sur un même plan qu'elles, mais c'est la mise en place effective des conditions
d'une nouvelle pratique de la philosophie, poursuivant d'autres
objectifs que ceux traditionnellement assignés à son entreprise : des objectifs
faisant passer au premier plan ce qui réellement compte sur le fond, à savoir
la nécessité de transformer le monde, c'est-à-dire de prendre part activement à
son évolution au lieu de se faire entraîner par elle comme s'il s'agissait
d'une fatalité inexorable, d'un déterminisme aveugle.
De ce point de vue, la onzième thèse sur Feuerbach renoue à
sa façon avec le programme des philosophies de l'action tel qu'il
avait été développé auparavant, par Moses Hess, qui, en reprenant
le message que Cieskowski avait résumé à l'aide de la formule:
«à la fin sera l'action », qui parodie celle du Faust de
Goethe « Am Anfang war die Tat », avait
exposé la nécessité la philosophie de se dépasser de manière à rejoindre le
terrain de l'action réelle, faute de quoi elle se condamne à disparaître
complètement. Mais, tout en reprenant ce programme, la onzième thèse en décale
le point d'application : transformer le monde, ce n'est pas agir
sur l'extérieur, par l'opération d'une volonté pure ; mais comme
nous l'avons dit, prendre part au mouvement de sa transformation qui, de toute
façon, qu'on le veuille ou non, doit avoir lieu d'une façon ou
d'une autre ; c'est agir en lui, suivant l'élan propre à une praxis immanente
plutôt que prétendre agir sur lui, ce qui serait encore une manière de
réactiver les vieux dilemmes de l'objet sujet, de la pensée
et du réel, de la théorie et de la pratique, de l'abstrait
et du concret, du déterminisme et de la liberté, du matérialisme
et de l'idéalisme, ces dilemmes avec lesquels, comme Marx l'avait dit dès
la première sur Feuerbach, il faut en finir si on veut redonner sens
l'entreprise de la philosophie.
« La philosophie ne serait fausse qu'en tant
qu'elle resterait abstraite, s'enfermerait dans les concepts et dans les êtres
de raison et masquerait les relations interhumaines effective. Même
alors, tout en les masquant, elle les exprime, et le marxisme n'entend pas
se détourner d'elle, mais la déchiffrer, la traduire, la réaliser...
Philosopher est une manière d'exister entre autres, et l'on ne peut pas se
flatter d'épuiser, comme le dit Marx, dans « l'existence purement philosophique
» « l'existence religieuse », « l'existence politique », « l'existence
juridique », « l'existence artistique », ni en général « la vraie existence
humaine » (Manuscrits de 1844).
Mais si le philosophe le sait, s'il se donne pour tâche de suivre les autres
expériences et les autres existences dans leur logique immanente au lieu de se
mettre à leur place, s'il quitte l'illusion de contempler la totalité de
l'histoire achevée et se sent comme tous les autres hommes pris en elle et
devant un avenir à faire, alors la philosophie se réalise en se
supprimant comme philosophie séparée.
Cette pensée concrète, que Marx appelle critique pour la distinguer de la
philosophie spéculative, c'est ce que d'autres proposent sous le nom de
philosophie existentielle » Merleau-Ponty (Sens
et non-sens, Nagel, Paris, 1948, p. 235-237).
Comme le signale P. Macherey :
«L'exigence pour la philosophie de « se supprimer comme philosophie séparée
», exigence posée comme condition pour que la philosophie, au lieu de se
périmer, s'arrime au mouvement d'un avenir à faire. C'est sans aucun doute
possible cette exigence qui animait Marx lorsque, en 1845, il rédigeait ses
« thèses » sur Feuerbach.»».
P. Macherey, Marx 1845, Les «thèses» sur Feuerbach»
Note : de nombreuses citations de l'ouvrage précité
constituent la charpente de ce philopiste.
Ad
Feuerbach
K. Marx 1845
1
Le défaut principal, jusqu'ici, de tous les matérialismes (y compris celui de
Feuerbach) est que l'objet, la réalité effective, la sensibilité, n'est saisi
que sous la forme de l'objet ou de l'intuition ; mais non pas comme activité
sensiblement humaine, comme pratique, non pas de façon subjective. C'est
pourquoi le côté actif fut développé de façon abstraite, en opposition au
matérialisme, par l'idéalisme – qui naturellement ne connaît pas l'activité
réelle effective, sensible, comme telle. Feuerbach veut des objets sensibles –
réellement distincts des objets pensés : mais il ne saisit pas l'activité
humaine elle-même comme activité objective. C'est pourquoi il ne considère,
dans L'Essence du christianisme, que l'attitude théorique comme vraiment
humaine, tandis que la pratique n'est saisie et fixée que dans sa manifestation
sordidement juive. C'est pourquoi il ne comprend pas la signification de
l'activité
«révolutionnaire», de l'activité «pratique-critique».
2
La question de savoir s'il faut accorder à la pensée humaine
une vérité objective n'est pas une question de théorie, mais une question
pratique. C'est dans la pratique que l'homme doit prouver la vérité, i.e. la
réalité effective et la puissance, le caractère terrestre de sa pensée. La
dispute concernant la réalité ou la non-réalité effective de la pensée – qui
est isolée14 de la pratique – est une question purement scolastique.
3
La doctrine matérialiste du changement des circonstances et
de l'éducation oublie que les circonstances sont changées par les hommes et que
l'éducateur doit lui-même être éduqué. C'est pourquoi elle doit diviser la
société en deux parties – dont l'une est élevée au-dessus d'elle.
La coïncidence du changement des circonstances et de l'activité humaine ou
autochangement ne peut être saisie et rationnellement comprise que comme
pratique révolutionnaire.
4
Feuerbach part du fait de l'auto aliénation religieuse, du
redoublement du monde en un religieux et un mondain. Son travail consiste à
résoudre le monde religieux en son fondement mondain. Mais que le fondement
mondain se détache de lui-même et se fixe en un royaume autonome dans les
nuages ne peut s'expliquer que par l'autodéchirèrent et l'autocontradiction de
ce fondement mondain. Celui-là lui-même doit donc en lui-même être autant
compris dans sa contradiction que révolutionné pratiquement. De telle sorte
qu'une fois, par exemple, que la famille terrestre a été découverte comme le
secret de la famille céleste, c'est désormais la première elle-même qu'on doit
détruire théoriquement et pratiquement.
5
Feuerbach, point satisfait de la pensée abstraite, veut
l'intuition ; mais il ne saisit pas la sensibilité comme activité
humaine-sensible pratique.
6
Feuerbach résout l'essence religieuse en l'essence humaine.
Mais l'essence humaine n'est pas une abstraction inhérente à l'individu
singulier. Dans sa réalité effective, elle est l'ensemble des rapports sociaux.
Feuerbach, qui n'entre pas dans la critique de cette essence réelle affective,
est, par conséquent, contraint : 1. De faire abstraction du cours de l'histoire
et de fixer le sentiment religieux pour soi, et de présupposer un individu
humain abstrait – isolé. 2. L'essence ne peut donc plus être saisie que comme
«genre», comme universalité interne, muette, liant les nombreux individus de
façon naturelle.
7
C'est pourquoi Feuerbach ne voit pas que le « sentiment religieux » est
lui-même un produit social et que l'individu abstrait qu'il analyse appartient
à une forme sociale déterminée.
8
Toute vie sociale est essentiellement pratique. Tous les mystères qui orientent
la théorie vers le mysticisme trouvent leur solution rationnelle dans la
pratique humaine et dans la compréhension de cette pratique.
Le sommet auquel parvient le matérialisme intuitif, c'est-à-dire le
matérialisme qui ne conçoit pas la sensibilité comme activité pratique, c'est
l'intuition des individus singuliers et de la société civile-bourgeoise.
10
Le point de vue de l'ancien matérialisme est la société civile-bourgeoise ; le
point de vue du nouveau, la société humaine ou humanité sociale.
11
Les philosophes ont seulement interprété différemment le monde, ce qui importe,
c'est de le changer.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
1 - Tout commentaire anonyme (sans mail valide) sera refusé.
2 - Avant éventuelle publication votre message devra être validé par un modérateur.