dimanche 25 août 2024

Sujet du Merc. 28 Aout 2024 : Les formes de l’état : totalitarisme et démocratie.

 

        Les formes de l’état : totalitarisme et démocratie.

De Tocqueville dans « De la démocratie en Amérique », imagine la transformation du régime démocratique en dictature de la manière suivante : « C'est ainsi que tous les jours il rend moins utile et plus rare l'emploi du libre arbitre ; qu'il renferme l'action de la volonté dans un plus petit espace, et dérobe peu à peu chaque citoyen jusqu'à l'usage de lui-même. L'égalité a préparé les hommes à toutes ces choses : elle les a disposés à les souffrir et souvent même à les regarder comme un bienfait. » Il est certainement le premier des penseurs modernes à avoir mis en exergue le concept d’égalité comme substrat idéologique à un éventuel recours à une forme de pouvoir totalitaire.

« Le totalita­risme, constituait un mot de passe aux Etats-Unis où les Américains s'efforçaient de trouver un dénominateur commun entre l'Allemagne nazie, qu'ils venaient d'aider à vaincre, et l'Union soviétique, leur nouvel ennemi ( début des années 50—NDLR -). Je jetai évidemment un coup d'œil au traité de Hannah Arendt sur l'origine du totalitarisme, mais, quand je vis qu'il se limitait à une série d'essais sans originalité sur l'antisémitisme, l'impérialisme et des thèmes généraux liés au totalitarisme, comme les «masses», la propagande et la «domination totale », je lâchai le livre. Je n'ai jamais fait la connaissance de Hannah Arendt ni correspondu avec elle, et je ne l'ai entendue parler en public qu'à deux reprises. Le seul souvenir qui me soit resté de ces conférences est sa façon de s'exprimer, catégorique et insistante. »

Raul Hilberg—La politique de la mémoire – 1996

« Pourquoi l'époque moderne, celle de la révolution démocratique et de la révolution industrielle, est-elle venue culminer dans les horreurs totalitaires et les massacres du xx° siècle ? Depuis une cinquantaine d'années, surtout en France, cette question a reçu une réponse quasiment unanime : à cause de la surenchère égalitaire et fraternitaire engendrée par la tradition révolutionnaire, ce rejeton indigne du libéralisme et des droits de l'homme qui refuse de comprendre que le capitalisme concurrentiel et l'inégalité des conditions sont les conséquences inéluctables et indépassables de la modernité démocratique ». En 1996 Domenico Losurdo publie en Italie ( Le révisionnisme en histoire. Problèmes et mythes), récemment traduit en France. Il entend analyser et dénoncer cette réponse qui, selon l'auteur, constitue le plus grand mythe historique de l'époque moderne et lui en substituer une autre, moins rassurante : c'est l'Occident libéral lui-même qui est le creuset où s'est forgée la tentation totalitaire dont la tradition égalitaire et révolutionnaire doit au contraire nous apparaître comme l'indispensable antidote.

La thèse selon laquelle la tradition révolutionnaire qui prend sa source dans la revendication de l'égalité universelle et abstraite de tous les hommes est en dernier ressort la cause du fascisme et du communisme, n'est pas nouvelle : elle a été formulée pour la première fois par
Carl Schmitt entre les deux guerres ; selon lui, c'est la tradition révolutionnaire qui a élaboré la figure de l'ennemi absolu contre lequel est déclarée une guerre qui, ne connaissant ni règles ni limites, débouche sur le massacre ; dans sa Théorie du partisan, le juriste allemand explique que c'est là que se trouve l'origine du concept d'une guerre totale destinée à l'extermination ou à l'éradication de tous ceux qui cherchent à entraver le mouvement de l’histoire vers l'égalité, la fraternité, le dépassement de l'égoïsme et de l'esprit mercantile, la construction d'une communauté humaine vidée de toute concurrence et de tout esprit de gain. C'est Schmitt qui, le premier, a voulu voir dans les idées de 1789 elles-mêmes la racine du fanatisme et de la tentative de transformation du monde social à partir de représentations intellectuelles abstraites, et c'est lui qui, le premier, a vu et compris que cette tentative de réduction du réel à l'idée devait entraîner l'ignorance d'un certain nombre de réalités – l'histoire, le particulier, la nation, la coutume – et que cette ignorance se muait rapidement en une forme de répression féroce de tout ce qui pouvait résister à l'idée elle-même.

Schmitt était conséquent car il ne séparait pas la tradition démocratique de la tradition révolutionnaire. Ses sectateurs – Ernst Nolte en Allemagne et François Furet en France – le sont moins, car ils veulent défendre les idées démocratiques tout en continuant de faire de la tradition révolutionnaire la cause du totalitarisme.         
Or cette distinction les contraint à de curieuses manipulations intellectuelles destinées à préserver la pureté de l'occident moderne tout en incriminant sa perversion égalitaire.    

Furet sait très bien, par exemple, que la représentation abstraite des droits de l'homme a présidé aussi bien à la révolution américaine qu'à la Révolution française, que la matrice intellectuelle est commune aux deux révolutions ; mais c'est lui qui évoque les « circonstances » pour expliquer que dans un cas cette représentation aboutit à la terreur et dans l'autre non, alors que, dans le même temps, il veut à toute force démontrer que la terreur est déductible de l'idéologie abstraite de l'égalité. Pour sauver l'incrimination de la tradition révolutionnaire tout en dédouanant les principes de 1789, il faut donc des hypothèses ad hoc – en l'espèce, une vaste réécriture de l'histoire des démocraties occidentales anglo-saxonnes. Par exemple l'idée que, en France, la Révolution se prolonge pendant quasiment deux siècles alors qu'elle est terminée en 1787 aux Etats-Unis, où elle débouche sur une institutionnalisation de la liberté qui est acquise de manière définitive (la fameuse constitution qui dure, inentamée depuis deux siècles).

Mais cette prétendue « institutionnalisation de la liberté » faisait silence sur un génocide (celui des Indiens d'Amérique) et accommodait l'esclavage ; qu'en est-il de la guerre de Sécession et de ses innombrables victimes, du racisme officiel de la république américaine dans la seconde moitié du XIXe siècle, du combat permanent pour l'égalité des droits civiques, etc. ?     

Comment peut-on ainsi prétendre que la révolution américaine a eu lieu sans guerre civile ? Jusqu'à aujourd'hui, comment peut-on prétendre que la révolution américaine a résolu une fois pour toutes la question de la liberté et compris que le conflit qui opposait celle-ci à l'égalité devait être sans partage résolu au profit de l'indépendance individuelle ? Qui peut croire au mythe de l'innocence alors que l'histoire américaine est ponctuée de luttes pour l'égalité, que les exclus de la race et de la richesse continuent d'y être légion, que l'empire n'a pas cessé de se livrer à de sanglants actes de domination ?        

Il en va de même pour l'Angleterre : au nom de quel parti pris est-il possible de séparer, comme on le fait si complaisamment aujourd'hui, les deux révolutions anglaises en ignorant délibérément le fanatisme religieux qui a marqué la première ? Pourquoi passer sous silence la résistance jacobite à la révolution démocratique anglaise et les massacres qui s'ensuivirent en Ecosse et en Irlande, bien plus meurtriers que la Vendée dont le révisionnisme historique à la Furet nous rebat les oreilles ?      
Au lieu d'entretenir complaisamment le mythe tocquevillien de l'exception française et d'expliquer la vigueur de l'égalitarisme jacobin par les circonstances du passé féodal, mieux vaudrait voir que, partout, l'avènement de la société démocratique et libérale s'est accompagné de luttes pour un progrès de l'égalité, qu'il n'existe pas de société des individus qui ne suscite sa propre contestation et n'engendre le malaise devant les inégalités qu'elle produit. Dans ces conditions, il est difficile de parler de l'échec de la Révolution française venue s'échouer dans les terres du despotisme démocratique et de la mettre en parallèle avec la réussite de la révolution américaine qui aurait réussi une fois pour toutes (en 1787) la fondation institutionnelle de la liberté.     
Et, si l'on veut vraiment comparer des traditions nationales, pourquoi ne pas considérer avec sérieux l'idée que la Révolution française est plus radicale et plus réussie, qu'elle a créé une nation plus démocratique, plus libre plus égalitaire que ce n'est le cas de la Grande-Bretagne – où l'aristocratie continue d'avoir pignon sur rue, où le mépris des élites pour les plus défavorisés est criant – et des Etats-Unis – où l'esclavage laisse ses traces jusqu'à aujourd'hui.         

Avec les travaux de E. Nolte, le révisionnisme historique prend un tour plus dangereux encore, car la volonté de faire de l'Octobre bolchevique la source de toutes les formes de répression de masse et d'extermination qui ont ensanglanté le siècle (que Nolte fait effectivement commencer en 1917) aboutit à une atténuation du nazisme représenté confine un mouvement réactif qui aurait trouvé ses modèles et ses principes dans la pratique bolchevique : l'extermination, la violence totale, le camp de concentration. Schmitt avait déjà critiqué le traité de Versailles et le procès de Nuremberg en montrant qu'une Allemagne qui tentait de contenir la barbarie communiste ne pouvait être tout à fait mauvaise.   

Là encore, il est plus cohérent que certains de ses disciples honteux, car lui, au moins, n'assimile pas les deux guerres mondiales à des croisades pour la démocratie ; il sait que ce n'est pas possible, puisque, au cours du premier conflit mondial, le Japon féodal faisait partie des Alliés et que, au cours du second, l'URSS était associée à la soi-disant lutte pour la démocratie mondiale.        
Ernst Nolte a tout fait pour nier le caractère « froid » du nazisme, son caractère idéologique très organisé, prétendant qu'au contraire le nazisme aurait été une réaction de panique face au communisme. Au « génocide de classe » aurait répondu un « génocide de race ».

Le 6 juin 1986, sa tribune dans le quotidien allemand Frankfurter Allgemeinen Zeitung expliquait que les nazis n'auraient commis une « barbarie asiatique » que par peur d'en être eux-mêmes victimes ! On appréciera la tournure pseudo explicative psychologisante étonnante chez un « historien ».  Adolf Hitler lui-même n'aurait été qu'un nationaliste conscient de la « nécessité » de l'anticommunisme, et dépassé par la guerre :

« Hitler a trouvé sa clé d’explication dans les Juifs. Le vrai problème qui provoquait la fureur d’Hitler n’était pas les Juifs en tant que tels mais ce grand mouvement mondial qui menaçait de détruire l’identité allemande. Hitler était naturellement un nationaliste ; il n’était pas seulement un anti-marxiste. C’était un nationaliste radical anti-marxiste. Chacun sait son succès. Mais ce régime national-socialiste était une opposition imitative. Le marxisme était vraiment l’ennemi.

L’anti-bolchevisme n’était pas, comme certains le pensent, un simple thème rhétorique, une façon de parler. Mon opinion est que l’antibolchevisme était authentique, que c’était quelque chose d’essentiel, d’originel dans le national-socialisme, pour plusieurs raisons. Hitler était raciste, naturellement, parce qu’il était un nationaliste extrémisé.

Il croyait que l’Allemagne était menacée par ce courant international. Il voulait défendre la nation allemande mais il ne pouvait faire cela sans développer un certain internationalisme lui-même. C’est cette imitation qui fait du nazisme quelque chose de similaire au phénomène originel (...). Ma thèse est que Maurras, pour ainsi dire, était un Hitler plus profond et moins unilatéral. Maurras voit les Juifs, les étrangers, les protestants etc., comme une troupe d’ennemis. »

(Un entretien avec Ernst Nolte  - 1986) 

Mais au-delà des propos négationnistes d’un Nolte, sanctifié par les universités de l’Occident ne devons-nous pas constater que la terreur de masse et le totalitarisme ont des racines qui précèdent de loin la révolution d'Octobre et qu'ils n'ont pas de liens intrinsèques avec la tradition révolutionnaire et la lutte pour l'égalité abstraite ?  Leur origine est endogène à la culture libérale de l'Occident moderne, et elle est liée à la manière dont les « démocraties » ont conçu et développé leurs rapports avec les peuples « autres », en particulier dans le contexte colonial.

Domenico Losurdo distingue en effet ce qu'il appelle une déspécification politico-morale (les ennemis ne se comportent pas de manière à respecter les droits de l'homme) couramment pratiquée par la Révolution française, et une déspécification naturaliste (les ennemis sont des barbares, des bêtes sauvages) couramment pratiquée par les Anglais à l'égard de l'Irlande, par les étazuniens à l'égard des Noirs et des Indiens, par toutes les démocraties à l'égard des peuples coloniaux et par l'Allemagne nazie à l'égard des bolcheviks (« mongols », « asiates », « sous-hommes », etc.).          
           
La terreur et la dictature sur une grande échelle sont donc les produits de la volontaire ignorance de l'universel abstrait,
ce sont les produits de la déspécification naturaliste qui se croit permis d'éliminer des peuples entiers, de les exterminer au nom de leur altérité absolue. En revanche, la « tradition révolutionnaire » a constamment maintenu la distinction entre les ennemis au sens politique et les ennemis mortels et absolus au sens naturel : la guerre de Vendée, par exemple, n'a pas empêché la reconnaissance de la citoyenneté et l'inclusion de l'ennemi dans la communauté nationale.

Quant au fanatisme, il est moins lié à l'idée abstraite de l'égalité qu'à la volonté d'exclure de l'humanité et d'exterminer des races entières qui font obstacle au progrès de la « civilisation », volonté qui est -par définition- tout à fait étrangère à l'universalisme abstrait de la tradition révolutionnaire.

C’est au nom d'une idée abstraite d'égalité que le Nord abolitionniste a, aux USA, mené la guerre contre un Sud attaché à sa propre tradition, à son propre « particulier » qui lui permettait de vivre en paix avec l’esclavage. Les confédérés ne se sont d'ailleurs pas fait faute de traiter leurs adversaires d'illuminés, de sectaires, de fanatiques, d'intellectuels animés par des idées abstraites qui ignorent la réalité, etc. Mais, en l'occurrence, ce sont bien les illuminés et les fanatiques, et non pas les partisans de l'accommodement avec les inégalités les plus scandaleuses, qui ont fait progresser la cause de l'humanité.      

Si l'on tient compte de la distinction entre les deux formes de déspécification de l'adversaire (politico-morale et naturaliste),  on doit donc corriger les mythes révisionnistes :           
           
la racine du totalitarisme, c'est une déspécification naturaliste dont la tradition révolutionnaire est indemne mais qui, en revanche, a profondément contaminé la pratique des États démocratiques dès avant la Première Guerre mondiale et proliféré grâce à la diffusion de multiples formes d'élitisme naturaliste, d'apologie de la concurrence (les forts et les faibles) et de darwinisme social parmi les élites des démocraties dans la seconde moitié du xixe siècle. L'histoire de la manière dont les classes marchandes et industrielles de cette époque considéraient le peuple travailleur et, plus loin, les peuples coloniaux reste à écrire, mais on pourrait relire avec profit les qualificatifs employés par Tocqueville dans ses Souvenirs lorsqu'il décrit l'invasion du Palais-Bourbon par la foule des insurgés de février 1848: les ouvriers sont sales, ils sentent l'alcool, ils poussent des cris de bête, ils ne savent même pas ce qu'ils font ni où ils sont. L'atmosphère scientiste qui entoure la considération des questions sociales et le darwinisme endémique qui l'habite à la fin du siècle n'ont pas peu contribué à cette animalisation de ceux qui prétendent jouir des mêmes avantages que les nantis sans en posséder les qualités « natives ».

Bien entendu, cette déspécification naturaliste s'est accentuée au cours du premier conflit mondial, première mise en œuvre effective du caractère totalitaire de l'Etat dans l'histoire européenne moderne. En Italie, l'Etat a eu recours, pendant la Première Guerre mondiale, aux représailles contre les familles des déserteurs, qu'il a espionné les correspondances, muselé la presse, pratiqué la décimation physique de certains régiments qui connaissaient des troubles ; des phénomènes du même ordre ont été enregistrés en France sous Clemenceau, où les Allemands étaient couramment qualifiés de barbares et de « hordes de Huns ».

L'Allemagne nazie n'a donc pas « réagi » à une terreur soviétique dont elle aurait imité les méthodes, elles-mêmes héritées de la convention jacobine et de la terreur vendéenne. La technique sociale des déportations et des éliminations est directement calquée sur les pratiques coloniales, et Hitler a voulu importer ce colonialisme au cœur de l'Europe, repoussant vers l'est et condamnant à l'inanition des populations entières s’'est inspiré par des modèles de ce genre – résolument « occidentaux » et résolument étrangers à toute tradition révolutionnaire. Il a conçu la guerre non pas comme un conflit entre nations égales, mais comme une guerre contre des ennemis mortels, inférieurs, qu'il s'agissait d'éliminer.         
Dire que c'est la révolution russe qui a mis un terme au jus publicum europeum (le conflit noble entre égaux) et qui lui a substitué la sauvagerie de la guerre totale – une autre des idées de
Carl Schmitt – est ainsi un mensonge pur et simple. Au demeurant, jamais, par exemple, les Soviétiques n'ont conçu la guerre contre l'Allemagne comme une guerre totale contre le peuple allemand, ils ont toujours fait la distinction entre nazis et Allemands et refusé le concept d'une guerre ethnique et totale contre un ennemi racialement différent, dont l'éradication aurait été nécessaire à leur propre survie en tant que peuple. On peut d'ailleurs se demander où la fameuse « tradition révolutionnaire » serait allée chercher une telle idée. Le nazisme n'est donc pas le produit d'une infection par l'orient (le communisme soviétique tradition étrangère à l'Europe, tradition abstraite et intellectuelle portée par des juifs sans patrie) comme le prétend Nolte ; il est un pur produit de l'Occident auquel il ressemble comme un frère.

Ce sont les révisionnistes qui veulent nous faire croire que l'Occident est bon, humanitaire et pacifique (alors qu'il extermine les peuples coloniaux) et que le nazisme y a toujours été un corps étranger contre lequel il a fallu lutter. L'Ouest soi-disant démocratique voit pulluler les connotations raciales (par exemple, la désolation sur la guerre fratricide entre Blancs que représente le premier conflit mondial, l'idée que les bolcheviks ont noué une alliance contre nature avec les peuples coloniaux, des peuples inférieurs, etc.).

Hitler lui aussi regrettait l'affrontement avec l'Angleterre blanche et pensait que les deux nations, fondamentalement, devaient s'allier pour lutter contre le bolchevisme et les races inférieures. Il y a une connivence entre le nazisme et l'Ouest sur ce point : l'affrontement entre Blancs doit être civilisé, l'affrontement entre Blancs et non-Blancs permet l'extermination (les Indiens aux Etats-Unis, les hordes orientales en Europe pour les l'Allemagne nazie) sans avoir besoin que la tradition révolutionnaire y soit pour quoi que ce soit.

A l'inverse, c'est cette même tradition révolutionnaire, cette même gauche mise en accusation par Furet en raison de son irréalisme égalitaire, qui dénonce à l'avance les effets totalitaires de la guerre ; c'est Robespierre qui, en 1792, montre que la guerre est voulue par ceux qui veulent renforcer l'exécutif et aspirent à la dictature ; c'est la gauche marxiste qui, à la veille de la Première Guerre mondiale, met en garde contre le fléau que risquent d'être la guerre et la militarisation de la société qui va en résulter. C'est encore la tradition révolutionnaire qui s'est dressée contre le colonialisme et la brutalisation exterminatrice sans précédent à laquelle il a donné lieu. La première analyse critique du phénomène totalitaire a ainsi été développée sur la base d'une idéologie de laquelle le révisionnisme historique prétend au contraire faire descendre déductivement le phénomène totalitaire lui-même.

Le nazisme est le produit de l'Occident à la recherche de moyens totalitaires de répression de l'idée révolutionnaire, de l'Occident qui rejette le bolchevisme comme asiatique. L'essence du nazisme, c'est le racisme, c'est la négation de l'universel humain ; c'est, à l'opposé de la tradition révolutionnaire, la déspécification exterminatrice de l'ennemi au nom de ce qu'il est et non pas la lutte contre lui au nom de son refus de l'égalité. Ses racines sont à chercher dans la racisation de l'ennemi pratiquée par les pays occidentaux, dans le colonialisme, dans tous les mouvements racialistes qui ont foisonné dans l'essor de la modernité industrielle et « libérale ». C'est dans le nationalisme, la mobilisation des masses pour une idéologie guerrière assoiffée de sang et de revanche, contre le concurrent capitaliste d’à côté, pour le partage des empires coloniaux, c'est là qu'est le vrai terreau du fascisme, dans la dénonciation du ferment de décomposition que seraient le judéo-socialisme et la revendication égalitaire, dans l’exaltation des hiérarchies, dans la volonté de freiner toute expansion de l'idée révolutionnaire, toute idée d'’égalité, dans l'exaltation de l'élitisme nietzschéen contre la démocratie de masse. Le nazisme est l’héritier du radicalisme réactionnaire qui porte en lui une terrible charge de violence.

Après la guerre, les dirigeants de l’Allemagne, soutenus par les étazuniens (Plan Marshall), ont blanchit leur passé (justice et armée conservées du régime nazi) tout comme l'Occident dans son ensemble. Et c'est dans ce déni — dans la volonté de ne pas voir que ce n'est pas la tradition de contestation de l'ordre libéral qui est responsable des massacres de masse mais bien cet ordre libéral lui-même, cet Occident si assuré de ses valeurs qu'il veut les imposer aux autres jusqu'à les exterminer — que plongent les racines du révisionnisme historique qui domine aujourd'hui : l'Occident est pur puisque « démocratique » ; ce sont ceux qui le jalousent, et qui ont le ressentiment des exclus, qui sont responsables.

La discussion sur le totalitarisme et la démocratie ne peut se concevoir sans un point de vue critique indispensable pour contrebalancer de trop faciles rapprochements, et rompre avec la mise en accusation systématique de l’utopie face à un prétendu «principe de réalité » ou de fin de l’histoire.    
« Le progrès n’est que l’accomplissement des utopies » O. Wilde.


samedi 17 août 2024

Sujet du Merc. 21 Aout 2024 : La société des ego.

 

                                La société des ego.

Et bien voilà, nous y sommes. L’égalité ne nous y avait point préparée.  L’égoïsme de Smith et Hobbes, érigé en principe de toute société, si.   
           
STIRNER (1806-1856), et NIETZSCHE (1844 – 1900) :       
Parmi les penseurs de cette idéologie, deux philosophes, Stirner et Nietzsche. Le premier considère qu'il faut et qu'il suffit que chacun s'oppose à tout Dieu et à tout Maitre, à toute domination d'une puissance extérieure à l'Individu (état, morale, religion, idéologie etc...), pour que celui-ci soit lui-même, libre, souverain, et ainsi épanouisse son être. Ce que je fais ne doit être que l'expression de mon moi, mon existence doit coïncider avec mon essence supposée innée. Pour cela je dois rejeter ces dominations, ou du moins n'accepter de prendre de l'extérieur de mon moi que ce qui me convient, dont je décide qu'il coïncide avec lui.        

Une telle conception nie évidemment que l'essence d'un individu est historique et déterminée par les rapports sociaux concrets de son époque. Elle prétend que chacun puisse choisir, refuser ce qui n'est pas "lui", prendre ou écarter à sa convenance. S'il est brisé, exploité, méprisé, c'est, au fond, qu'il l'accepte. Il ne tient qu'à lui de se considérer un homme égal aux autres et d'avoir avec eux les relations qui lui conviennent. Finalement chacun est responsable de sa propre infortune éventuelle, où alors les malheurs sont des accidents inévitables. Soit on supporte courageusement ce qui est inévitable, soit on refuse ce qui ne l'est pas. 

Les descendants de STIRNER, les anarchistes, sont ainsi souvent amenés à mépriser les autres qui, selon eux, feraient preuve d'une lâche soumission, alors qu'il suffirait que chacun "chasse le flic qu'il a dans sa tête", comme ils disaient en Mai 68, pour devenir libre. Ce qui est logique si on croit que les idées fausses ne proviennent que de la propagande, de l'extérieur, et n'ont pas de bases matérielles dans la vie concrète de chacun.

Nietzsche, quant à lui, prend le contre-pied des Lumières pour qui la société est un produit, un facteur, une mesure de la civilisation. Pour eux les hommes se renforcent en lui abandonnant une part d'eux-mêmes, de leur puissance. Pour lui le progrès est au contraire que l'individu se dégage de la horde collective et primaire, du troupeau du Tout, de Dieu, de la Raison, et réalise sa seule volonté de puissance, qui serait son essence naturelle (toujours HOBBES!). Il ne doit pas s'opposer au Tout seulement en tant qu'individu quelconque, représentant le droit égal de tous les individus, mais en tant que personne unique, affirmant sa différence. 

"Dire moi plus souvent et plus fort que la majorité des hommes, s'imposer à eux, se raidir contre toute tentative qui nous réduirait au rôle d'un instrument ou d'un organe, se rendre indépendant, fut-ce en se soumettant ou en sacrifiant les autres, si l'indépendance n'est réalisable qu'à ce prix, préférer un état social précaire à des groupements faciles, sûrs, uniformes, et considérer qu'une façon de vivre coûteuse, follement prodigue et absolument personnelle est nécessaire à l'homme s'il veut devenir plus grand, plus puissant, plus fécond, plus hardi et plus rare..." (In Volonté de puissance)

NIEZTSCHE voit bien la société comme hostile aux individus, la grégarisation et la médiocrité dans lesquelles elle les tient, sa faillite à enrichir leur personnalité. Mais il n'en tire que la conclusion stupide de pousser la logique marchande, qui produit ce résultat, à son aboutissement extrême : s'y affirmer soi-même n'est possible que contre les autres, en les écrasant s'il le faut. Il tombe dans l'absurde en ne comprenant pas l'histoire qui a produit ces individus-là, en niant que les hommes ne se sont jamais enrichis que de leurs activités réciproques, qu'ils ne s'élèvent ou ne s'abaissent qu'ensemble. 

La volonté individuelle de puissance n'est en réalité qu'impuissance quand elle est isolée. C'est pourquoi les nazis, tout en la glorifiant en paroles par le culte du héros, ne pourront tenter de la réaliser qu'en l'étendant à l'ensemble de la "race", supposée expression de la différence et de la supériorité.           

Notre époque :

Chacun de nous revendique son quant à soi. L’individu a ses gouts, ses valeurs, ses préférences et convictions, dont le niveau de qualité importe peu (puisque c’est « à lui »).

Le phénomène est particulièrement visible chez les enfants et les adolescents. Cela donne des petits monstres auto-satisfaits et imbus d’eux-mêmes, auxquels au demeurant on ne peut guère reprocher que de faire précocement ce que tout le monde fait et d’avoir l’intelligence de reconnaître qu’un monde où règne l’arbitraire est taillé à la mesure des enfants.

On aurait ainsi tort de s’étonner des fusillades qui émaillent épisodiquement la vie des lycées de notre société, elles ne sont somme toute que la partie visible des trafics, jeux pervers avec sous sans interface électronique, qui sont désormais le quotidien des jeunes gens.

Après tout il faudra bien un jour sauver sa peau, avoir un « job » et à ce jeu du « winner/looser) l’autre est l’adversaire. Tous les coups sont donc permis. Du tueur de lycée, en passant par le trader et l’homme d’industrie qui en un instant fait basculer la vie de centaines ou de milliers de personnes, il n’y qu’une différence d’échelle, pas de différence sur le fond.

Libres, nous voilà désormais libres. Seuls, mais libres. Même le système est libéral. C’est un système naturel somme toute. La moindre faiblesse s’y paye comme dans la nature. Faut-il s’émouvoir ? Surtout pas, ou alors pour l’image, le look, le sentiment à quatre sous. De beaux films sur la vie des animaux sauvages ( ce qu’il en reste ), de l’attendrissement sur des histoires de singes, sur les moutons ou les ours qu’on apprend à cohabiter, et puis, vite on passe à table pour manger son poulet qui a grandi en 6 semaines. Il faut bien vivre. Alors d’un côté le pragmatisme froid, de l’autre le pathos préfabriqué.      

C’est que le l’homme, l’Ego, moderne s’il revendique haut et fort sa liberté se trouve confronté à un sacré problème. Si son Ego est libre, celui des autres aussi. Dès lors peut-on concevoir une société des Ego sans limites ?

L’égoïsme de Smith et Hobbes à préparé les hommes à ce paradoxe. Les revendications de tous les Ego étant identiques, l’individualisme se transforme en un conformiste extraordinaire.

Les uns se tatouent, d’autres se percent, d’autre encore ne jurent que par la cravate et l’attitude « nomade » ; peu importe somme toute. L’essentiel c’est qu’ils SE vivent en tant qu’Ego ; car aux tournants de la vie, les attend la réalité. Ils la vivent brutalement, mais SEULS, et c’est bien là l’essentiel. L’échec, la déception sont vécus par les victimes comme le résultat de LEUR propre activité.

Ce résultat est essentiel. Avant, le destin, la main de dieu, la lutte des classes pouvaient fournir un récit à un être qui se vivait historiquement. Désormais l’Ego se vit dans l’instant « vivez sans temps morts, jouissez sans entraves » clamait un slogan de Mai 68. A-t-on vu plus belle expression du narcissisme accompli !   
L’Ego est un futur suicidé, un martyr potentiel. Qu’il se sente coupable de sa perte et qu’il achève sa vie, ou bien que dans un dernier sursaut il se dresse contre la loi, dans tous les cas, les carottes sont cuites.

Car si l’illusion de l’Ego est devenue la forme supérieure de l’aliénation. La réalité des mondes des Ego, de la société des Ego, c’est le Droit. Et  là on ne plaisante plus. Un policier peut être tatoué, mais sous son casque l’Ego est devenu social, commun. « Je suis tatoué par ce que je le vaut bien », mais j’obéis à l’ordre et je t’y fais obéir car sache qu’on t’a raconté des histoires.           
A l’heure des additions, on revient sur terre. Le Droit peut permettre d’échapper parfois à l’arbitraire d’autrui, mais jamais à l’arbitraire de l’état.

Alors l’Ego découvre – peut-être – mais un peu tard, que sa petite bulle Ego-ïste, dans laquelle il était son petit dieu, n’est qu’une cellule…

Peut-être alors est-il temps (mais n’est-ce pas trop tard) de songer à la morale, à l’éthique. Avant d’être dans « son » droit, notre petit Ego se pose-t-il la question du noyau éthique de son raisonnement juridique ? Généralement il ne le peut pas et demande encore plus de droit. Ainsi fleurissent les règlements, comités d’éthiques professionnels. Il faut toujours plus de cadres à l’Ego maniaque. Il s’y perd, mais qu’importe. Si nous vivons dans le meilleur des mondes possibles, alors il n’y a plus rien à espérer, simplement à noter comme Kant le fit que le Droit est possible « même avec un peuple de démons ».

Mais l’enfer n’est-il pas pavé de bonnes intentions ? Intentions, pas actions. Tout comme la société des Ego.

vendredi 9 août 2024

Sujet du Mercredi 14 Aout 2024 : Le républicanisme (naissance d'une idéologie).

 

                                        Le républicanisme
                                                                        (Naissance d’une idéologie).    

Toute révolution a évidemment tendance à se représenter la nouvelle société qu'elle instaure comme conforme à l'idée qu’elle se fait de la perfection. En créant l'individu, c'est à dire seulement le propriétaire libre, sorti des dernières entraves communautaires, la bourgeoisie de 1792 a imaginé créer l'Homme enfin conforme à sa nature.

Mais en proclamant la Liberté, l'Egalité, la Solidarité, on ne fait que généraliser en concepts abstraits et idéaux les conditions d'existence des nouveaux rapports sociaux qu'elle fait triompher avec la révolution de 1789.
Ce qu'on appelle Liberté, c'est seulement celle d'être propriétaire, d'acheter et de vendre.
Ce qu'on appelle Egalité, c'est que chacun échange des quantités de travail égales (des valeurs).
Ce qu'on appelle Fraternité, c'est l'illusion que des individus désunis, isolés, concurrents, dans la réalité de leur vie concrète, puissent s'unir par vertu, agir pour l'intérêt général par civisme, bref faire par idées le contraire de ce qu'ils sont dans leur vie sociale pratique. 
   

Mais proclamer des vertus, Liberté, Egalité, Fraternité, qui n'existaient pas dans la réalité concrète des sociaux ce n’est pas tout, il fallait les créer !  Comment ? Certes, par une force supérieure aux individus privés ; mais qui ne soit ni Dieu, ni le Roi, ni rien qui ne procède pas des individus qu'on venait de proclamer souverains. Il fallait que ce soient les individus associés. Directement associés ?

Comment justifier que l'individu souverain perde ainsi sa puissance personnelle ? En prétendant qu'il ne la perd pas, que la puissance politique appartient aux individus en tant qu'ils votent. Cet individu étrange qui délègue à d'autres ses pouvoirs sans les perdre, c'est le citoyen. Le droit proclamera que ce personnage possède le pouvoir, bien qu'en réalité il l'aliène à d'autres, s'en sépare. Il proclamera aussi tous les citoyens égaux, puisqu'ils ont un même pouvoir, leur bulletin de vote (du moins pour la moitié mâle d'entre eux jusqu'en 1945). 
              

Mais d’où vint cette création idéologique ? D’une longue maturation des idées philosophiques.              
Pour HOBBES 1588 – 1679), l'homme à l'état de nature est un animal, violent, pauvre en tout. Pour se civiliser il lui faut accepter de s'assujettir à une force et un intérêt supérieur, d'abandonner à la société une part de lui-même.

Pour ROUSSEAU aussi il y a coupure entre l'homme de la nature et l'homme civilisé. Son côté révolutionnaire est qu'il remplace la transcendance du souverain par celle de l'intérêt général (c'est le "contrat social" que passent entre eux les citoyens). Le bon gouvernement est celui qui protège et développe "la personne et les biens de chaque associé". La volonté générale n'est pas contradictoire avec la volonté individuelle, mais sa plus haute expression, manifestée par le vote majoritaire. L'individu est un "tout parfait et solitaire". Il se renforce dans le tout social qui lui est supérieur, et à qui il n'abandonne rien que sa solitude. La société politique, l'Etat, sont identiques à la société civile puisque libre association représentant leurs forces conjuguées.

Mais ROUSSEAU ne nous explique pas pourquoi l'unité des individus fait à ce point problème qu'il faille ôter "à l'homme ses forces propres pour lui en donner qui lui soient étrangères » ( In contrat social)?  Mais vertu, morale, sacrifice, ne sont que des vœux. ROBESPIERRE, après avoir tenté d'avoir recours à l'Etre Suprême pour imposer la Vertu dut vite se servir du moyen plus concret : la guillotine. Ce qui lassa son monde de propriétaires et d'intérêts privés, à qui la vertu était parfaitement étrangère. Il lui signifia donc à son tour son congé pour faire place à ses vrais représentants, les corrompus et les pillards, le Directoire, BONAPARTE, FOUCHE, TALLEYRAND, ce qui était, somme toute, naturel.

Les Droits de l'Homme ne furent plus dès lors que des principes proclamés dans les discours. Les droits réels furent, eux, soigneusement consignés dans le Code Civil par Bonaparte. La force autonome de l'idéologie apparait alors quand ses serviteurs peuvent faire croire que c'est le non-respect des Droits de l'Homme qui est la cause des maux de la réalité, et non le fait que les rapports sociaux capitalistes engendrent nécessairement ce non-respect.

Ils peuvent le prétendre parce que, justement, la force d'une idéologie est d'apparaitre, au fil du temps, séparée de ses origines concrètes, comme première, pur produit d'une pensée libre. Ceci advient parce que l'individu isolé et égoïste est un résultat social et historique que les générations trouvent tout prêt devant elles et qui semble donc avoir toujours existé, être naturel, tandis que le citoyen et les droits, semblent être une pure création de la pensée, de la volonté des hommes, un progrès dans leur civilisation.  
              
Les hommes se justifient souvent à eux-mêmes la force de leurs idées en les maintenant dans une forme qui leur donne l'apparence de l'éternité. Le même type d'évolution se constate avec les droits de l'homme républicains. Au départ cette enveloppe recouvre les droits réels du petit propriétaire de la société civile bourgeoise, sanctifiés et idéalisés en droits du citoyen abstrait de la démocratie parlementaire. Puis, au fur et à mesure de la concentration du capital, on voit ces droits idéaux s'éloigner de plus en plus de la réalité, se fixer en simples formules inscrites sur les frontons des bâtiments publics ou dans les discours de circonstance. Liberté, Egalité, Fraternité, etc.…ne servent plus que d'idéaux mythiques au nom desquels on prétend imposer, par exemple un "nouvel ordre international".     

Il n'y a pas d'idéologie quand les représentations, idées, abstractions, sont fidèles (ce qui ne veut pas dire identiques) au vécu concret : par exemple dans les communautés primitives, où idées, représentations, sont la vie elle-même des membres de la communauté, ne sont pas contradictoires avec ses pratiques. Mais quand les individus sont séparés dans leurs relations sociales, en contradiction avec leur essence d'individus sociaux, alors l'idéologie leur fournit la représentation d'une communauté, l'image d'une unité sociale en dehors d'eux (intérêt général, religion, citoyen, démocratie etc...en sont les formulations). L'état, les églises, l'école, les médias etc.. .sont les institutions organisant matériellement cette communauté, lui donnant l'aspect d'une communauté réelle bien qu'elle n'ait rien de personnel, de concret.

Et on pourrait même ajouter que non seulement cette communauté est une fiction de la socialité de l'individu, de ses liens inter-individuels qui font partie de son essence d'individu social, mais encore qu'elle est fiction d'éternité, puisque, dite naturelle, elle est censée avoir existé et se reproduire autant que la vie existe. Et puisque les idéologies sont censées, elles, n'être le fruit que de la seule pensée humaine, ayant jailli avant les conditions matérielles avec lesquelles elles sont reliées, indépendamment des rapports socio-économiques qui les portent, il en découle que ce sont elles qui créent ces conditions, ces rapports sociaux, les classes etc...Ainsi Dieu ou les Droits de l'Homme, l'Esprit Saint ou l'Idée Raisonnable, produiraient l'Histoire ! Esprit, Idée, Raison : tout cela tomberait du ciel. On peut donc bien dire que l'idéologie des Droits de l'Homme est elle aussi une religion, une religion laïque. Inversion de la cause et des effets.

Mais une représentation idéologique qui ne correspond plus en rien à la réalité, ne peut plus satisfaire tout le monde. Rien à faire, dans la réalité capitaliste la communauté est introuvable, les individus toujours plus isolés et opprimés par la société, les citoyens impuissants.     

Il y eut donc nécessairement des penseurs pour le dire. Mais pour la plupart ce fut non pour tenter de réconcilier l'individu avec les autres dans de nouveaux rapports sociaux, mais pour pousser jusqu'à un nouvel idéal la logique individualiste d'asocialité. Leur façon de mythifier l'existant pour le rendre acceptable sera de nier que l'homme est un être social, d'appeler l'individu à refuser la contrainte sociale, au lieu de rendre la société non contraignante, de prôner le refus des autres et de l'état tout ensemble, et de prétendre qu'il est possible de développer chacun pour soi sa puissance personnelle.

Dans la mesure où certains de ces penseurs critiquent radicalement la domination de la société politique et de l'état au nom de l'individu, on trouvera là un côté révolutionnaire positif. Mais ces égotistes, tous ensemble réunis, ne peuvent finalement que proposer une idéologie sans fondement et sans avenir en prétendant baser la richesse de l'individu sur lui-même, ce qui non seulement est étriqué et absurde, mais revient à nier jusqu'à son existence.

lundi 5 août 2024

Sujet du Merc. 07 Aout 2024 : La théorie du tout et la pensée de dieu.

 

                      La théorie du tout et la pensée de dieu.    

   
La « théorie du Tout » est une théorie permettant d'englober la relativité générale (à la base de notions comme la courbure de l'espace-temps et l'expansion de l'Univers après le big bang), qui décrit la mécanique des objets lourds, à la physique quantique qui décrit la physique microscopique où la discontinuité fait foi ainsi que la notion de diversité d'états (le chat de Schrödinger est vivant et mort à la fois). Les deux théories sont aujourd'hui incompatibles. Et on a notamment du mal aujourd'hui à unifier la gravitation avec les 3 autres forces fondamentales.

« Même si la physique parvenait un jour à unifier ses modes de représentation au sein d'une théorie apparemment complète, on pourrait encore se demander si une théorie prétendant avoir pour objet l'exhaustivité du monde relèverait de la science telle que nous la concevons aujourd’hui ; aucune expérience n'ayant été conduite, ni ne pouvant être conduite, sur la totalité du monde en tant que telle, pareille théorie aurait de grandes chances de ne pas être réfutable. Il faudrait donc l'admettre sans pouvoir tester ses principes fondamentaux. En d'autres termes, la « Théorie du Tout » qu'on nous annonce comme imminente risque de ne pouvoir se départir du statut de conjecture éternelle : impossible à prouver autant qu'à réfuter.

Et serait-elle seulement intelligible ? Paul Dirac, ce physicien génial qui écrivit en 1928 l'équation permettant de prédire l'existence de l'antimatière, prétendait que les équations sont toujours plus intelligentes que nous. S'agissant de l'Équation du Tout, aurions-nous seulement les moyens de comprendre ce qu'elle implique pour tel ou tel phénomène ? Face à elle, pourrions-nous éviter les pièges de l'autoréférence ? Et saurions-nous la rendre sinon prédictive, du moins éclairante ? À propos de ces questions, qu'il évoque à peine, Hawking fait preuve d'un optimisme béat, qu'il justifie par...          la théorie de la sélection naturelle de Darwin !                                                                                                                    
Selon lui, puisque les êtres humains qui sont les plus aptes à décoder le monde qui les entoure et à agir en conséquence sont aussi les plus aptes à survivre et à se reproduire, la sélection naturelle ne manquera pas, d'ici quelque temps, de privilégier les esprits capables de comprendre... la Théorie du Tout ! II fallait y penser. Et Hawking de conclure, sans se démonter : «Si nous parvenons a vraiment à découvrir une théorie unificatrice, elle devrait avec le temps être compréhensible par tout le monde dans ses grands principes, pas seulement par une poignée de scientifiques. Philosophes, scientifiques et personnes ordinaires, tous seront capables de prendre part à la discussion sur le pourquoi de notre existence et de notre univers. Et si nous trouvions un jour la réponse, ce sera le triomphe de la raison humaine — qui nous Permettrait alors de connaître la pensée de Dieu. »
La pensée de Dieu ? Bigre. N'est-ce pas aller un peu vite en besogne ? Vraiment, la Théorie du Tout nous dirait non seulement comment le monde est, mais aussi pourquoi il existe et quel sens il a ?

Croire cela d'emblée serait oublier la façon dont la physique moderne s'est construite, notamment depuis Galilée. Elle n'est devenue puissante qu'à partir du moment où elle a accepté de limiter ses ambitions : la physique ne s'intéresse pas à toutes les questions, seulement à celles auxquelles sa démarche est applicable. Autrement dit, la physique ne s'intéresse qu'aux questions... de physique. Du coup, l'universel qu'elle exhibe reste incomplet, au sens où il n'aide guère à penser les questions qui restent en dehors du champ de la physique. 

Par exemple, il ne permet pas de mieux penser le sens de la vie, l'amour, la liberté, la justice. Le constat de cette limitation est peut-être même l'une des raisons de la baisse de notre enthousiasme collectif à l'égard de la science : « Comprenez bien, explique-t-on aux scientifiques, que les questions relatives à nos valeurs sont celles qui nous importent le plus, en tout cas bien plus que la litanie des grandes lois de la physique, car c'est autour d'elles que nous construisons nos valeurs. Dès lors, si votre science ne nous aide pas à éclairer notre humanité, si elle est incapable de nous fournir les références dont nous avons besoin, si elle découvre le vrai mais sans pouvoir lui trouver un sens, ne soyez pas surpris si nous n'entrons pas en communion avec votre communauté. » En la matière, rien ne garantit qu'une éventuelle Théorie du Tout pourrait changer la donne. Même mis devant elle, tout esprit en quête d'unité totale restera condamné à combler les lacunes qu'offre le tableau scientifique de l'univers grâce à un liant de son propre fonds, un principe qu'il estime véritablement premier. En d'autres termes, il devra se résoudre à rechercher hors du monde l'explication unifiante du monde.

Mais c'est plus fort que nous, et Hawking l'a d'ailleurs fort bien compris : l'idée d'un embrassement intellectuel de la totalité nous fascine. Est-ce un effet de notre appétit d'absolu ? de notre impatience ontologique ? Nous sommes irrésistiblement portés à penser que l'univers est le dépositaire d'un secret à élucider, que nous parviendrons bientôt à dévoiler. Et ce sentiment confus pousse certains d'entre nous à oser des hypothèses naïves sur le sens général du réel, qui font la part belle aux raccourcis : « Tout est énergie », « Tout est onde », «Tout est matière ». Mais rien de très précis n'étant à dire sur pareil sujet, ceux qui croient de bonne foi avoir quelque chose à dire sur la totalité du monde sont contraints de parler à vide. Car il ne s'agit pour eux que d'exprimer un sentiment — un sentiment qui ne s'embarrasse pas d'un contenu précis : le simple sentiment qu'il y a un sens. Or le sentiment du sens se manifeste de façon d'autant plus ferme (ou violente) qu'il est plus incertain quant à la question de savoir quel il est.

Dans la dernière page du livre, Hawking se moque des philosophes, auxquels il reproche d'avoir déserté la grande tradition de la philosophie, d'Aristote à Kant : « Ils ont tellement réduit le champ de leurs réflexions que Wittgenstein, le philosophe le plus célèbre du XXième siècle, a pu déclarer : "La seule tâche qui demeure pour le philosophe est l'analyse du langage." »  

          
N'est-ce pas là le comble de l'ironie ? Car ce qui manque cruellement à cet ouvrage, c'est justement un travail philosophique du genre de celui que préconisait l'auteur du Tractatus : « La philosophie doit rendre claires, et nettement délimitées, les propositions qui autrement sont, pour ainsi dire, troubles et confuses. » En effet, seul un tel effort aurait pu sinon anéantir, du moins problématiser les vulgates lancinantes, superficielles, voire publicitaires, qui encombrent les 160 pages d'Une belle histoire du temps.

Au bout du compte (et du conte), parce qu'il n'a pas suffisamment réfléchi aux questions qu'il soulève, et pas assez « critiqué son langage », le Pr Hawking ne parvient toujours pas à nous faire prendre ses vagues vessies pour de majestueuses lanternes. Mais soyons patients : un troisième livre encore plus bref du même auteur sur le même thème est peut-être déjà en préparation ? »     E. Klein – 2006.

«... supposez qu'une pierre tombe du toit d'une maison sur la tête d'un homme et lui donne la mort, ils diront que cette pierre est tombée tout exprès pour tuer cet homme. Comment, en effet, si Dieu ne l'avait fait tomber à cette fin, tant de circonstances y auraient-elles concouru (et il est vrai de dire que ces circonstances sont souvent en très grand nombre) ? 

Vous répondrez peut-être que l'événement en question tient à ces deux causes ; que le vent a soufflé et qu'un homme a passé par là. Mais ils vous presseront aussitôt de questions : Pourquoi le vent a-t-il soufflé à ce moment ? pourquoi un homme a-t-il passé par là, précisément à ce même moment ? Répondrez-vous encore que le vent a soufflé parce que, la veille, la mer avait commencé de s'agiter, quoique le temps fût encore calme, et que l'homme a passé par là parce qu'il se rendait à l'invitation d'un ami, ils vous presseront encore d'autres questions : Mais pourquoi la mer était-elle agitée ? pourquoi cet homme a-t-il été invité à cette même époque ? 

Et ainsi ils ne cesseront de vous demander la cause de la cause, jusqu'à ce que vous recouriez à la volonté de Dieu, c'est-à-dire à l'asile de l'ignorance

De même aussi, quand nos adversaires considèrent l'économie du corps humain, ils tombent dans un étonnement stupide, et comme ils ignorent les causes d'un art si merveilleux, ils concluent que ce ne sont point des lois mécaniques, mais une industrie divine et surnaturelle qui a formé cet ouvrage et  en a disposé les parties de façon qu'elles ne se nuisent point réciproquement. C'est pourquoi quiconque cherche les véritables causes des miracles, et s'efforce de comprendre les choses naturelles en philosophe, au lieu de les admirer en homme stupide, est tenu aussitôt pour hérétique et pour impie, et proclamé tel par les hommes que le vulgaire adore comme les interprètes de la nature et de Dieu. Ils savent bien, en effet, que l'ignorance une fois disparue ferait disparaître l'étonnement, c'est-à-dire l'unique base de tous leurs arguments, l'unique appui de leur autorité ».  

Spinoza - Ethique  -  appendice.

Sujet du merc. 09/10/2024 : Quand on nait, qu’est ce qu’on est ?

  Quand on nait, qu’est ce qu’on est ? «  Il y a le gène de la méchanceté et celui de la bonté, celui de l’intelligence et celui de la b...