samedi 27 avril 2024

Sujet du JEUDI 2 Mai 2024 : Le désir mimétique ? Ah bon !

 

                          Le désir mimétique. Ah bon ?

Après avoir établi, à ce qu'il croit, dans « Mensonge romantique et vérité romanesque », la nature foncièrement mimétique du désir que seuls, avant lui, quelques très rares romanciers de génie auraient entr’aperçu, René Girard a pensé, à juste titre, qu'il était de son devoir d'aller plus loin et de tirer toutes les conséquences de cette découverte capitale, susceptible de révolutionner toutes nos idées sur l'homme et la société. Et, bien sûr, celui qui avait été capable de découvrir une vérité restée cachée depuis les origines de l'humanité, n'a pas manqué d'en voir toute la fécondité et de l'exploiter. La première conclusion qu'il tire de sa grande découverte est que « la tendance mimétique fait du désir la copie d'un autre désir et débouche nécessairement sur la rivalité ». En effet, « dès que nous désirons ce que désire un modèle assez proche de nous dans le temps et dans l'espace pour que l'objet convoité par lui passe à notre portée, nous nous efforçons de lui enlever cet objet et la rivalité entre lui et nous est inévitable »

René Girard croit alors avoir trouvé l'origine et l'explication de toutes les rivalités et de toutes les violences qui ont toujours régné parmi les hommes. Selon lui, « la rivalité mimétique [est] responsable de la fréquence et de l'intensité des conflits humains, mais, chose étrange, personne ne parle jamais d'elle. Elle fait tout pour se dissimuler, même aux yeux des principaux intéressés, et généralement elle réussit ». La première chose que font tous ceux qui conçoivent une idée dépourvue de fondement, voire totalement absurde, c'est de s'étonner que personne ne l'ait eue avant eux. Cela, bien sûr, les renforce aussitôt dans le sentiment qu'ils ont de l'importance de leur découverte et du mérite qui leur en revient. Et cela les amène ensuite à se dire que, si la réalité qu'ils croient avoir découverte était jusque-là restée cachée, c'est parce
qu’« elle fait tout pour se dissimuler, même aux yeux des principaux intéressés, et généralement elle réussit », à moins qu'un génie d'une pénétration quasi surhumaine, un Sigmund Freud ou un René Girard, ne parvienne un jour à la démasquer. L'idée qu'elle pourrait n'être restée cachée si longtemps que parce qu'elle était totalement irréelle ne leur vient jamais à l'esprit. Il leur faudrait alors admettre qu'ils n'ont rien découvert et renoncer à se prendre pour des phares de l'humanité.

René Girard s'est donc vite convaincu qu'après avoir été le premier à découvrir la véritable nature du désir, il avait aussi été le premier à découvrir l'explication de toutes les rivalités et de toutes les violences : « Les hommes sont exposés à une contagion violente qui débouche souvent sur des cycles de vengeance, des violences en chaîne qui sont toutes semblables de toute évidence parce qu'elles s'imitent toutes. C'est pourquoi je dis: le vrai secret du conflit et de la violence, c'est l'imitation désirante, le désir mimétique et les rivalités féroces qu'il engendre ». Mais cette thèse se heurte aussitôt à l'évidence des faits. Il est, effet, très facile de trouver d'innombrables exemples de rivalités et de conflits dans lesquels le désir, qu'il soit ou non de nature mimétique, ne semble avoir aucune part. Et René Girard le reconnaît volontiers : « Il y a beaucoup de conflits, petits et grands, qui n'ont rien à voir, semble-t-il, avec le mimétisme et ses rivalités car le désir n'y joue aucun rôle. Les rapports humains les moins passionnés sont susceptibles, eux aussi, de se pénétrer de violence. Comment la conception que je propose, la conception mimétique pourrait-elle rendre compte des conflits qui éclatent, semble-t-il, et qui s'aggravent avec une facilité déconcertante entre des individus qu'aucun désir commun ne prépare ni ne rassemble ? »     
Mais René Girard n'est pas homme à se laisser arrêter par quelque objection que ce soit, si décisive qu'elle puisse paraître. Et il a vite fait de trouver une réponse qui lui semble aussi simple que démonstrative : « Pour répondre à cette objection, prenons un exemple aussi insignifiant que possible: vous me tendez la main et, en retour, je vous tends la mienne. Nous accomplissons ensemble le rite anodin du serrement de main. Devant votre main tendue, la politesse exige que je tende la mienne. Si, pour une raison quelconque, je refuse de participer au rite, si je refuse de vous imiter, comment réagissez-vous ? Tout de suite, vous retirez votre main aussi. Vous faites preuve à mon égard d'une réticence au moins égale et sans doute un peu supérieure à celle que je manifeste envers vous. « Rien de plus normal, de plus naturel, pensons-nous, que cette réaction et pourtant la moindre réflexion découvre son caractère paradoxal. Si je me dérobe au serrement de main, si je refuse, en somme, de vous imiter, c'est vous alors qui m'imitez, moi, en reproduisant mon refus, en le recopiant.

« L’imitation qui concrétise l'accord ressurgit, chose étrange, pour confirmer et renforcer le désaccord. Une fois de plus, en d'autres termes, l'imitation triomphe et on voit bien de quelle façon, rigoureuse, implacable, une double imitation structure tous les rapports humains.

« Dans le cas que j'imagine, l'imitateur devient modèle et le modèle imitateur, comme tout à l'heure, et l'imitation ressurgit de ce qui s'efforce de la nier. Lorsque l'un des deux partenaires laisse tomber le flambeau du mimétisme, en somme, l'autre le reprend non pas pour renouer le lien en train de se rompre, mais pour parachever la rupture en la redoublant, mimétiquement ». « Si un personnage nommé B se détourne de A qui lui tend la main, A se sent tout de suite offensé et, à son tour, il refuse de serrer la main de B. Dans le contexte du premier, ce second refus vient trop tard et il risque de passer inaperçu. A va donc s'efforcer de le rendre plus visible en appuyant un peu, en forçant très légèrement la note. Peut-être tournera-t-il le dos spectaculairement à B. Loin de lui la pensée de déclencher une escalade de la violence. Il désire simplement "marquer le coup", faire comprendre à B que le caractère insultant de sa conduite ne lui échappe pas ». 
Lorsque j'ai découvert ces lignes, les bras, c'est assurément le cas de le dire, m'en sont tombés, René Girard pense que l'exemple est d'autant plus significatif qu'il est plus insignifiant. Mais justement s'il est, comme il le dit et il l'est effectivement, « aussi insignifiant que possible », il n'y a aucune conclusion à en tirer  prétend en donner René Girard est, elle, hautement significative et jette une vive lumière sur le degré de gratuité à laquelle peuvent atteindre ses analyses et le caractère totalement délirant que prend parfois son argumentation.
Aussi bien tout le monde pense-t-il sans doute, comme René Girard le reconnaît, qu'il n'y a « rien de plus normal, de plus naturel » que de retirer sa main lorsque quelqu'un refuse de la serrer. « Et pourtant, dit-il, la moindre réflexion découvre son caractère paradoxal ». Pourtant, si « la moindre réflexion » suffisait pour découvrir son caractère paradoxal, comment expliquer qu'avant René Girard jamais personne, semble-t-il, ne l'avait aperçu ? Est-ce à dire qu'à l'exception de René Girard, personne ne soit jamais capable de « la moindre réflexion » ? À vrai dire on a souvent l'impression que lui-même n'est pas loin de le penser. Mais tous ceux qui n'ont pas la chance d'être René Girard, ne sont pas forcément disposés à partager ce point de vue. Et, dans le cas présent, je serais, quant à moi, plutôt porté à croire que c'est lui qui fait preuve d'un singulier manque de réflexion, S'il y a assurément, en l'occurrence, quelque chose de tout à fait paradoxal, ce n'est pas du tout dans le fait de retirer sa main quand on refuse de vous la serrer, mais bien dans celui de prétendre que cette réaction a un caractère paradoxal.

Si l'analyse de René Girard ne démontre aucunement ce qu'elle est censée démontrer, elle est, en revanche, particulièrement propre à nous éclairer sur sa démarche. Son désir d'établir à tout prix la véracité de ses hypothèses lui fait perdre tout sens des réalités et l'amène à proposer des interprétations totalement arbitraires, pour ne pas dire absurdes. Il croit pourtant que son exemple, parce qu'il est « insignifiant »,est particulièrement propre à prouver que le désir mimétique est bien à l'origine de tous les conflits qui naissent entre les hommes, même les plus banals. Je me contenterai, comme à mon habitude, de faire quelques remarques de simple bon sens. Que le désir engendre beaucoup de conflits, c'est une chose tout à fait évidente. Les désirs des hommes sont très souvent les mêmes : certains sont universels, ou quasi universels, comme le désir sexuel, et la plupart des autres, comme le désir de richesse et de bien-être ou le désir de pouvoir et de notoriété, sont très largement partagés. Ils engendrent donc nécessairement des concurrences et des rivalités, sources de conflits et de violences. Pourtant, si le désir est à l'origine de beaucoup de violences, non seulement il n'est pas à l'origine de toutes les violences mais il y en a beaucoup dans lesquelles il ne joue aucun rôle. La peur et la haine engendrent probablement autant de violences que le désir, et le fanatisme religieux ou politique en engendre sans doute beaucoup plus : les violences les plus funestes et les plus meurtrières semblent bien être celles que suscitent les conflits des idéologies et des croyances.

Contrairement à René Girard, je ne crois pas du tout que le désir soit foncièrement de nature mimétique, je pense que, si c'était le cas, il engendrerait sans doute beaucoup moins de violence qu'il ne le fait. Le vrai désir est spontané, instinctif, foncièrement individualiste et égoïste. Contrairement au désir mimétique de René Girard, il ne s'intéresse pas aux opinions, aux sentiments et aux désirs des autres. Il ne pense qu'a lui, et c'est pourquoi il devient facilement violent dès qu'il est concurrencé ou contrarié.            

(In René Pommier – René Girard. Un allumé qui se prend pour un phare - Editions Kimé)

samedi 13 avril 2024

Sujet du Merc. 17 Avril 2024 : L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme …

 

         L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme …

 

Tout système économique institutionnalisé sous la forme d’un état, de lois, etc … requiert l’existence d’un facteur subjectif permettant le maintien (conscient ou nom) de ce système lui-même. Il faut en effet un certain degré d’acceptation de l’ensemble du système économique pour que les agents de celui-ci ne songent à ne même pas avoir l’idée de le changer dès lors qu’ils en percevraient la nuisance pour leur intérêt propre. Pour le dire de manière plus synthétique à toute époque économique correspond une idéologie qui doit fonctionner à la fois comme mythe fondateur de l’ordre ambient et horizon indépassable de celui-ci.

 

Cela s’applique aux sociétés dans lesquelles des intérêts divergents sont en jeu entre les membres du groupe social, où des séparations en ordres, corporations, classes, viennent cliver le corps social : accumulation de richesses et de biens d’un côté (avec monopole des lois et de la force), dépossession du pouvoir politique, économique, militaire, d’un autre côté. Cela ne concerne pas les sociétés dites « premières ».

 

C’est à partir de là qu’il nous semble intéressant de faire appel à Max Weber (1864 1920), afin de montrer en quoi l’idéalisme philosophique a pu imprégner la sociologie naissante en cette fin du 19ième siècle. Et au-delà, toute une école de pensée.

 

Weber tend à affirmer que le facteur subjectif est premier et autonome, voire extérieur à l’ordre capitaliste. Il pense que certains développements du protestantisme auraient été le siège et le cadre d’une mutation des mentalités et des croyances religieuses introduisant la phase du développement capitaliste de l’économie.

Selon ce point de vue, les « idées » de quelques-uns (les protestants   - Et chez Weber il s’agit d’une fraction bien particulière de ceux-ci).          
Comment cela serait-il rendu possible ?

Weber n’examine pas les textes doctrinaux de Calvin lui-même, mais les textes plus tardifs des sectes puritaines du XVIIe siècle. Il relève l’existence de quatre orientations différentes dans les sectes puritaines : le calvinisme, le piétisme, le méthodisme et le baptisme (curieux mélange lorsqu’on connait la position de Calvin par rapport aux autres !) Dans le calvinisme, explique Weber, le dogme le plus important est celui de la prédestination : en créant le monde, Dieu a déterminé, dès l’origine, les élus et les damnés, ceux à qui la grâce sera accordée et ceux à qui elle sera refusée. Ce décret impénétrable à l’entendement humain libère de toute théodicée – puisque le décret divin est incompréhensible à l’homme, ce dernier n’a plus à chercher à comprendre l’imperfection d’un monde créé par un dieu bon et juste – et plonge le croyant dans une solitude intérieure inouïe, dit Weber (Weber 1905, ETh P. p. 105), puisque se pose au croyant la question de sa situation religieuse, c’est-à-dire de son salut, ce qui d’un point de vue religieux est la seule question d’importance. L’action dans le monde, méthodique, systématique et donc rationnelle, n’a rien à voir avec une recherche du salut au travers des œuvres : l’action elle-même ne peut rien changer au décret initial pris par Dieu, l’ascèse intramondaine ne sert pas à « acheter » son salut, elle ne sert qu’à délivrer de l’angoisse devant le décret éternel (ibid., p. 128). Ce qui anime le puritain dans la conduite pratique de la vie, ce qui le pousse à rationaliser son activité laborieuse ici-bas d’une manière systématique et méthodique, c’est le fait de chercher la confirmation renouvelée de la grâce au travers de l’activité laborieuse.
 Le dispositif est le suivant : sur la base d’une adhésion aux dogmes religieux réformés, le croyant se trouve dans une position d’ignorance sur son salut éternel et donc dans une grande angoisse puisqu’aucun réconfort ne peut provenir de l’Église en tant qu’institution de la grâce. Cette situation devrait logiquement conduire à un comportement fataliste. Tel n’est pas le cas du calviniste une fois acceptée l’idée de la confirmation dans l’activité professionnelle profane conçue comme un commandement divin (augmenter la gloire de dieu) et comme un moyen d’obtenir, non pas le salut (le salut par les œuvres), mais comme recherche méthodique des signes de l’élection. D’où cette conduite de vie entièrement rationalisée de la part du croyant et une activité systématique en « affinité élective » avec l’esprit du capitalisme, au sens où le capitaliste est soumis à une discipline de vie dans laquelle la richesse est recherchée non pour être consommée, mais pour être réinvestie. Pour Weber cela coïncide pour le mieux avec l’esprit du capitalisme, c’est-à-dire avec « la disposition qui, dans le cadre d’une profession, aspire méthodiquement à un profit légitime au plan rationnel » (ibid., p. 45). Il en résulte « un ethos de la profession spécifiquement bourgeois » (ibid., p. 244).».                                   
Mais une fois ce cadre typiquement idéaliste – chimiquement pur -  de la réalisation idées 
à capitalisme, Weber se rend compte que quelque chose cloche. « Le puritain voulait être un homme besogneux - et nous sommes forcés de l’être. » Le capitalisme « détermine, avec une force irrésistible, le style de vie de l’ensemble des individus nés dans ce mécanisme — et pas seulement de ceux que concerne directement l’acquisition économique  le souci des biens extérieurs ne devait peser sur les épaules de ses saints qu’à la façon d’un ’léger manteau qu’à chaque instant l’on peut rejeter’. Mais la fatalité a transformé ce manteau en une cage d’acier ». Quelle solution donc ?  « Fatalité »,  « Cage d’acier» sont-ce des concepts philosophiques, sociologies opératoires ? Pour Weber il faut en revenir, encore et toujours aux sources « l’éthique protestante » en se référant à : « une série de sentiments intimement liés à certaines représentations religieuses ». En bon idéaliste philosophique Weber part de l’irrationalisme (religieux) pour … y revenir !.  De plus, Weber ne conçoit pas la possibilité de remplacer la logique autarcique de la valeur qui s’auto-valorise par un contrôle démocratique de la production. (cf  J.M. Vincent)


Alors que reste-t-il des prétentions explicatives de Weber ? Weber, observateur fataliste et résigné d’un mode de production et d’administration que lui semble inévitable. Peu de choses, si ce n’est une influence considérable sur sa tentative de définition de l’origine du capitalisme dans les universités jusqu’à nos jours. Universités par ailleurs toujours satisfaites par l’irrationalisme de Nietzsche, Heidegger, Arendt, Schmitt … Le matérialisme fait peur et la nostalgie, l’obscurantisme, l’irrationalisme, sont devenus la Doxa.

Ce que Weber, contrairement à Marx, n’a pas saisi, c’est la domination, sur les activités humaines, de la valeur d’échange. Les mécanismes de la valorisation et les automatismes inscrits dans les échanges marchands conduisent à une monétarisation des relations sociales et à une « dépoétisation » du monde — c’est-à-dire à la fois le devenir prosaïque marchand de la vie et le dépérissement de l’expérience et de la
« poiêsis».

 

Aussi bien Marx que Weber partagent l’idée d’une irrationalité substantielle du capitalisme — qui n’est pas contradictoire avec sa rationalité formelle ou partielle. Tous les deux se réfèrent à la religion pour essayer de rendre compte de cette irrationalité.

 

Pour Weber, c’est l’origine de cet irrationalisme, de ce « renversement de ce que nous appellerions l’état de choses naturel » qu’il s’agit d’expliquer, et il propose de le faire en se référant à « une série de sentiments intimement liés à certaines représentations religieuses » : l’éthique protestante. Pur idéalisme répétons-nous.

 

Pour Marx, l’origine du capitalisme ne renvoie pas à une éthique religieuse génératrice d’épargne, mais plutôt au processus brutal de pillage et expropriation qu’il désigne par le terme d’accumulation primitive du capital. La référence à la religion joue néanmoins un rôle important pour comprendre la logique du capitalisme comme « renversement ». Mais pour lui il s’agit moins d’un déterminant causal comme chez Weber que d’une affinité structurelle : l’irrationalité est une caractéristique intrinsèque, immanente et essentielle du mode de production capitaliste comme processus aliéné semblable dans sa structure à l’aliénation religieuse : dans les deux cas les êtres humains sont dominés par leurs propres produits — respectivement l’Argent et Dieu.

 

C’est en explorant les affinités électives entre les critiques wébérienne et marxiste du capitalisme, et en les fusionnant dans une démarche originelle que Lukacs a produit la théorie de la réification. Une innovation théorique des plus importantes et des plus radicales de la pensée marxiste au XXe siècle.


Bibliographie succincte : Ethique capitalisme (Max Weber)  - Marx et Weber critiques du capitalisme (M. Löwy) – Economie et religion : une critique de M. Weber  (K. Samuelson) – M. Weber et le sens des limites (G Noiriel – Genèses 32).

jeudi 11 avril 2024

Sujet du Merc. 17 avril 2024 : L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme …

 

L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme …

 

Tout système économique institutionnalisé sous la forme d’un état, de lois, etc … requiert l’existence d’un facteur subjectif permettant le maintien (conscient ou nom) de ce système lui-même. Il faut en effet un certain degré d’acceptation de l’ensemble du système économique pour que les agents de celui-ci ne songent à ne même pas avoir l’idée de le changer dès lors qu’ils en percevraient la nuisance pour leur intérêt propre. Pour le dire de manière plus synthétique à toute époque économique correspond une idéologie qui doit fonctionner à la fois comme mythe fondateur de l’ordre ambient et horizon indépassable de celui-ci.

Cela s’applique aux sociétés dans lesquelles des intérêts divergents sont en jeu entre les membres du groupe social, où des séparations en ordres, corporations, classes, viennent cliver le corps social : accumulation de richesses et de biens d’un côté (avec monopole des lois et de la force), dépossession du pouvoir politique, économique, militaire, d’un autre côté. Cela ne concerne pas les sociétés dites « premières ».

C’est à partir de là qu’il nous semble intéressant de faire appel à Max Weber (1864 1920), afin de montrer en quoi l’idéalisme philosophique a pu imprégner la sociologie naissante en cette fin du 19ième siècle. Et au-delà, toute une école de pensée.

Weber tend à affirmer que le facteur subjectif est premier et autonome, voire extérieur à l’ordre capitaliste. Il pense que certains développements du protestantisme auraient été le siège et le cadre d’une mutation des mentalités et des croyances religieuses introduisant la phase du développement capitaliste de l’économie.

Selon ce point de vue, les « idées » de quelques-uns (les protestants   - Et chez Weber il s’agit d’une fraction bien particulière de ceux-ci).    
       

Comment cela serait-il rendu possible ?

Weber n’examine pas les textes doctrinaux de Calvin lui-même, mais les textes plus tardifs des sectes puritaines du XVIIe siècle. Il relève l’existence de quatre orientations différentes dans les sectes puritaines : le calvinisme, le piétisme, le méthodisme et le baptisme (curieux mélange lorsqu’on connait la position de Calvin par rapport aux autres !) Dans le calvinisme, explique Weber, le dogme le plus important est celui de la prédestination : en créant le monde, Dieu a déterminé, dès l’origine, les élus et les damnés, ceux à qui la grâce sera accordée et ceux à qui elle sera refusée. Ce décret impénétrable à l’entendement humain libère de toute théodicée – puisque le décret divin est incompréhensible à l’homme, ce dernier n’a plus à chercher à comprendre l’imperfection d’un monde créé par un dieu bon et juste – et plonge le croyant dans une solitude intérieure inouïe, dit Weber (Weber 1905, ETh P. p. 105), puisque se pose au croyant la question de sa situation religieuse, c’est-à-dire de son salut, ce qui d’un point de vue religieux est la seule question d’importance. L’action dans le monde, méthodique, systématique et donc rationnelle, n’a rien à voir avec une recherche du salut au travers des œuvres : l’action elle-même ne peut rien changer au décret initial pris par Dieu, l’ascèse intramondaine ne sert pas à « acheter » son salut, elle ne sert qu’à délivrer de l’angoisse devant le décret éternel (ibid., p. 128). Ce qui anime le puritain dans la conduite pratique de la vie, ce qui le pousse à rationaliser son activité laborieuse ici-bas d’une manière systématique et méthodique, c’est le fait de chercher la confirmation renouvelée de la grâce au travers de l’activité laborieuse.

 Le dispositif est le suivant : sur la base d’une adhésion aux dogmes religieux réformés, le croyant se trouve dans une position d’ignorance sur son salut éternel et donc dans une grande angoisse puisqu’aucun réconfort ne peut provenir de l’Église en tant qu’institution de la grâce. Cette situation devrait logiquement conduire à un comportement fataliste. Tel n’est pas le cas du calviniste une fois acceptée l’idée de la confirmation dans l’activité professionnelle profane conçue comme un commandement divin (augmenter la gloire de dieu) et comme un moyen d’obtenir, non pas le salut (le salut par les œuvres), mais comme recherche méthodique des signes de l’élection. D’où cette conduite de vie entièrement rationalisée de la part du croyant et une activité systématique en « affinité élective » avec l’esprit du capitalisme, au sens où le capitaliste est soumis à une discipline de vie dans laquelle la richesse est recherchée non pour être consommée, mais pour être réinvestie. Pour Weber cela coïncide pour le mieux avec l’esprit du capitalisme, c’est-à-dire avec « la disposition qui, dans le cadre d’une profession, aspire méthodiquement à un profit légitime au plan rationnel » (ibid., p. 45). Il en résulte « un ethos de la profession spécifiquement bourgeois » (ibid., p. 244).».   
                                 

Mais une fois ce cadre typiquement idéaliste – chimiquement pur -  de la réalisation [idées 
à capitalisme], Weber se rend compte que quelque chose cloche. « Le puritain voulait être un homme besogneux - et nous sommes forcés de l’être. » Le capitalisme « détermine, avec une force irrésistible, le style de vie de l’ensemble des individus nés dans ce mécanisme — et pas seulement de ceux que concerne directement l’acquisition économique  le souci des biens extérieurs ne devait peser sur les épaules de ses saints qu’à la façon d’un ’léger manteau qu’à chaque instant l’on peut rejeter’. Mais la fatalité a transformé ce manteau en une cage d’acier ». Quelle solution donc ?  « Fatalité »,  « Cage d’acier» sont-ce des concepts philosophiques, sociologies opératoires ? Pour Weber il faut en revenir, encore et toujours aux sources « l’éthique protestante » en se référant à : « une série de sentiments intimement liés à certaines représentations religieuses ». En bon idéaliste philosophique Weber part de l’irrationalisme (religieux) pour … y revenir !.  De plus, Weber ne conçoit pas la possibilité de remplacer la logique autarcique de la valeur qui s’auto-valorise par un contrôle démocratique de la production. (cf  J.M. Vincent)


Alors que reste-t-il des prétentions explicatives de Weber ? Weber, observateur fataliste et résigné d’un mode de production et d’administration que lui semble inévitable. Peu de choses, si ce n’est une influence considérable sur sa tentative de définition de l’origine du capitalisme dans les universités jusqu’à nos jours. Universités par ailleurs toujours satisfaites par l’irrationalisme de Nietzsche, Heidegger, Arendt, Schmitt … Le matérialisme fait peur et la nostalgie, l’obscurantisme, l’irrationalisme, sont devenus la Doxa.

Ce que Weber, contrairement à Marx, n’a pas saisi, c’est la domination, sur les activités humaines, de la valeur d’échange. Les mécanismes de la valorisation et les automatismes inscrits dans les échanges marchands conduisent à une monétarisation des relations sociales et à une « dépoétisation » du monde — c’est-à-dire à la fois le devenir prosaïque marchand de la vie et le dépérissement de l’expérience et de la « poiêsis».

 Aussi bien Marx que Weber partagent l’idée d’une irrationalité substantielle du capitalisme — qui n’est pas contradictoire avec sa rationalité formelle ou partielle. Tous les deux se réfèrent à la religion pour essayer de rendre compte de cette irrationalité.

 Pour Weber, c’est l’origine de cet irrationalisme, de ce « renversement de ce que nous appellerions l’état de choses naturel » qu’il s’agit d’expliquer, et il propose de le faire en se référant à « une série de sentiments intimement liés à certaines représentations religieuses » : l’éthique protestante. Pur idéalisme répétons-nous.

 Pour Marx, l’origine du capitalisme ne renvoie pas à une éthique religieuse génératrice d’épargne, mais plutôt au processus brutal de pillage et expropriation qu’il désigne par le terme d’accumulation primitive du capital. La référence à la religion joue néanmoins un rôle important pour comprendre la logique du capitalisme comme « renversement ». Mais pour lui il s’agit moins d’un déterminant causal comme chez Weber que d’une affinité structurelle : l’irrationalité est une caractéristique intrinsèque, immanente et essentielle du mode de production capitaliste comme processus aliéné semblable dans sa structure à l’aliénation religieuse : dans les deux cas les êtres humains sont dominés par leurs propres produits — respectivement l’Argent et Dieu.

 C’est en explorant les affinités électives entre les critiques wébérienne et marxiste du capitalisme, et en les fusionnant dans une démarche originelle que Lukacs a produit la théorie de la réification. Une innovation théorique des plus importantes et des plus radicales de la pensée marxiste au XXe siècle.


Bibliographie succincte : Ethique capitalisme (Max Weber)  - Marx et Weber critiques du capitalisme (M. Löwy) – Economie et religion : une critique de M. Weber  (K. Samuelson) – M. Weber et le sens des limites (G Noiriel – Genèses 32).

samedi 6 avril 2024

Sujjet du Mercredi 10 Avril 2024 : Hannah Arendt :l'imposture.

 

                       Hannah Arendt : l’imposture.   
                        « L'imposture qui veut qu'on oublie l'essentiel pour privilégier le circonstanciel. »

Arendt est connue pour son travail sur le « totalitarisme » et ses jolis slogans, dont « la banalité du mal », ânonnés en cours de philo comme une vérité sûre.  
Mais d’où parle-t-elle ?  « Si je devais vraiment dire d’où je viens, je dirais : de la philosophie allemande ! »

Mais sous une telle revendication pourraient être enrôlés quantité de philosophes allemands, si on remontait le temps qui sépare Heidegger de Nietzsche ; pour autant, ils ne sauraient valoir pour « la » philosophie allemande.  
Dans le cas de Hannah Arendt, il ne serait pas pertinent de rappeler que chaque nouvelle philosophie s’est toujours présentée comme une rupture que l’état antérieur aurait rendue nécessaire, comme si chaque philosophie avait à inventer à nouveaux frais ce qu’il en est de la philosophie et de la vérité : c’est qu’Arendt n’a cherché à rédiger ni une philosophie, ni des ouvrages de philosophie. Son ultime ouvrage « la vie de l’esprit » mériterait à lui seul une profonde discussion, pour une fois, philosophique (un sujet à venir ?)
Mais posons quelques jalons : La légende d’une Arendt progressiste, antitotalitaire et de gauche est entretenue en France depuis les années 2000. Pour faire craquer le vernis il importe donc de comprendre ce qui se cache sous les contresens et le brouillage intellectuel mis en place par Arendt elle-même.        
Commençons par un petit florilège avant de nous attaquer à certains ouvrages. Une sorte d’échauffement avant l’effort :        
« Si un être humain perd son statut politique, il devrait, en fonction des conséquences inhérentes aux droits propres et inaliénables de l’homme, tomber dans la situation précise que les déclarations de ces droits généraux ont prévue (NdR : « les droits de l’homme »). En réalité, c’est le contraire qui se produit. Il semble qu’un homme qui n’est rien d’autre qu’un homme a précisément perdu les qualités qui permettent aux autres de le traiter comme leur semblable ». Les liens nationaux sont supérieurs aux droits humains et accorder des droits « universels » à des « sauvages nus » revient à ramener les nations civilisées au rang de sauvages ».
On reconnait ici le thème du « Blut und boden » (le sol et le sang) qui fut le socle constitutif de l’idéologie nazie.       

Pratique : années 1950, Arkansas USA. Neuf lycéens noirs avaient cherché pacifiquement à faire valoir leur droit de fréquenter une école publique anciennement réservée aux blancs (Affaire des « neuf de Little Rock ». Arendt écrit : « Réflexions sur Little Rock ». Sous l’influence de la Révolution française, la notion de sphère publique a été étendue aux questions sociales telles que le travail ou le logement. Elles viennent envahir le domaine du politique, à savoir la liberté, ce que désapprouve Arendt. Car pour elle, la ségrégation des Noirs est une question d’ordre social. Cela signifie, suivant son schéma de pensée, qu’en ordonnant la déségrégation, les autorités politiques (parmi lesquelles elle inclut la Cour suprême), s’immisceraient dans des affaires ne concernant pas leur champ de compétence. C’est la raison pour laquelle elle conteste au « gouvernement tout droit de [lui] dire en compagnie de qui [son] enfant reçoit cette instruction » (in « Réflexions sur Little Rock »).     
Contre l’universalisme hérité des Lumières et de la Révolution française, Arendt promeut en conséquence une pensée communautariste de type anglo-américain. Selon cette approche, chaque communauté est libre de vivre avec les siens sans que les pouvoirs publics puissent la contraindre à s’ouvrir. Comme l’affirme Arendt, si en tant que Juive, elle veut passer ses vacances au milieu d’autres Juifs, personne ne saurait l’en empêcher. La ségrégation serait la conséquence de la liberté de constituer une communauté !      

Arendt et le travail :    
Dans « La condition de l’homme moderne », le parti-pris de repérer de l’absolument nouveau dans les Temps présents, qui accompagne l’introduction de la conception du totalitarisme et tourne le dos aux Temps de la modernité des Lumières, conduit Arendt à poser la partition : travail/œuvre/action. La fonction de cette partition a pour enjeu manifeste d’accorder à l’action (qui n’est pas un fabriquer, et qui, par suite, ne vise à aucun accomplissement et ne s’évalue nullement à une quelconque effectivité utilitaire) une valeur absolue et d’en faire le critère de l’humain. En réservant la vie à la condition humaine du travail, l’œuvre à l’appartenance au monde, et l’action et la parole, seules à être du registre de la pluralité, à ce qui fait la valeur de l’homme, comme être en communauté, Arendt disqualifie le travail, et, avec lui, le rôle des travailleurs et leur rôle social.  
Ceux-ci relèvent de l’animal social et non de l’humain, proprement dit. Les travailleurs sont relégués au rang de l’animalité de l’homme et ne sont pas des hommes authentiques. Dans un même mouvement, Arendt coupe le politique du social (envers lequel elle affiche un mépris sans bornes), l’action et la parole de la satisfaction de la vie, et rejette les travailleurs dans les ténèbres des brutes. Le dispositif désarticule complétement la vie sociale et la vie politique, entérine la répudiation de la question de la société au profit de la communauté d’un « nous » sûr de lui, disqualifie le rôle des travailleurs, de sorte que l’on pourrait dire que « l’assiette » de la circulation de la parole et de la compétition dans l’action est ici bien restreinte, et se réduit à une démocratie entre les « meilleurs ». Dès lors qu’en est-il de cet élargissement (l’espace social, le « nous ») si l’animal laborans en est d’emblée exclu ? ».

Cet aristocratisme désincarné n’est pas seulement l’expression d’une pensée ordinairement conservatrice, voire réactionnaire, car elle se trouve articulée à un couple notionnel qui oppose la vie animale partagée par toutes les espèces vivantes (qui inclurait le travail et à laquelle serait ainsi rabaissé le souci de la société et l’intérêt pour les questions sociales) à la vie authentiquement humaine. Voilà l’humanité divisée entre une pure et simple animalité sans distinction avec les autres espèces vivantes, d’un côté, et une autre humanité, qui, seule, mérite son nom. Le jargon de l’authenticité vient cliver l’humanité et opérer une discrimination entre ce qui est rejeté dans l’inhumanité de l’homme et ce qui est seul représente son humanité.

Arendt entend poursuivre la pensée d’Aristote, et se recommande ici d’une distinction qui serait grecque, et précisément aristotélicienne entre la vie comme zoe et la vie comme bios. Or, comme le démontrent les philologues hellénistes comme Laurent Dubreuil, cette différence entre zoé et bios ne se trouve pas ni dans la langue grecque ni dans la pensée d’Aristote qui utilise indifféremment les deux termes de sorte qu’ « en aucun cas, bios n’est réservé aux humains, ni à l’exercice politique » (L. Dubreuil). On mesure par là le pas de géant que fait Arendt dans la récusation d’une commune mesure entre les hommes, allant bien au-delà d’une position conservatrice et bien au-delà des distinctions grecques, lesquelles, pour leur part, ne divisent pas la nature humaine entre les hommes de zoé (inauthentiques) et les hommes de bios (authentiques). Cette distinction est essentielle dans l’ouvrage d’Arendt La condition de l’homme moderne. Or, il est significatif que, tout entière lestée de sa falsification des grecs et de son idéologie contre ceux qui ne sont pas des hommes, qui ne vivent ni ne meurent en hommes, cette distinction provient en droite ligne de la pensée de Heidegger : dans son cours sur « Le Sophiste », Heidegger avait été le premier à avancer cette distinction, sous le couvert d’Aristote, entre zoé « la vie au sens de la subsistance propre aux hommes en liaison avec les bêtes et les plantes » et bios, « la vraie vie au sens de l’existence caractérisée par la poursuite d’une action en vue d’une fin », en l’attribuant à Aristote. Ainsi, Arendt s’appuie sur un partage qui consacre un rejet de certains hommes (tout le peuple laborieux « animal laborans ») dans les ténèbres de l’animalité et de l’inhumain et contresigne une distinction venue d’un penseur nazi : Natalité/mortalité. On mesure là aussi combien Arendt pense, sans que cela ne vienne en rien la troubler, dans la culture nazie et combien certains des couples de concepts les plus opératoires sont, pour ainsi dire, autant de variations sur des thèmes de l’idéologie allemande du nazisme. Elle les refait fonctionner en même temps qu’elle les réhabilite et les popularise. C’est sur une telle base ontologique qu’Arendt en vient à critiquer la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, qui reconnaissait à tous une égale dignité en vertu du seul critère de la naissance. Dans une lettre de 1964 à son amie Mary Mc Carthy, elle écrit au sujet de l’égalité : « Le vice principal de toute société égalitaire est l’envie (…). Et la grande vertu de toutes les aristocraties, me semble-t-il, on la trouve dans le fait que les gens savent toujours qui ils sont, et donc ne se comparent pas aux autres. Cette permanente comparaison est vraiment la quintessence de la vulgarité ».           

La banalité du mal ?    
Quelques mois après le procès d’Adolf Eichmann, Arendt publie « Eichmann à Jérusalem ». Elle y forgeait un concept désormais célèbre : la « banalité du mal ». La « banalité du mal » désignait pour Arendt cet écart glaçant entre l’énormité du crime et la médiocrité de ses auteurs. Elle y voyait en outre la confirmation de sa théorie du totalitarisme et de la destruction de l’individualité par la domination des bureaucraties de masse. Elle prétendait enfin rompre avec une compréhension millénaire du mal comme fruit de mobiles malveillants, animant des monstres que leur perversité séparait du commun des mortels. Pour elle, Eichmann ne pensait pas. Mais cette vision toute Arentdienne correspond-elle à la vérité et que sous-tend elle ?    
Un concept historiquement inexact : Arendt reprend la ligne de défense d’Eichmann lui-même, il nous fait croire qu’il n’aurait été mu par aucune intention maligne et qu’il agissait sans penser (à mal). On ne doit pas me condamner, plaidait l’ancien SS, car je ne faisais qu’obéir aux ordres et je n’étais qu’un modeste rouage de la mécanique nazie. Mais Eichmann a pris des initiatives et a fait preuve d’une inventivité lugubre – manifestant une « énergie obsessionnelle de ne laisser échapper aucun juif ». Le concept de « banalité du mal » élève ainsi à la dignité philosophique un autoportrait complaisant d’Eichmann en victime du système. Et il donne une noblesse métaphysique usurpée aux mensonges historiques d’un accusé soucieux de sauver sa peau. Nous savons qu’Eichman fut au contraire un fonctionnaire très zélé, y compris lors de la « nuit de cristal » durant laquelle il cassait, avec ses subordonnés, des objets religieux dans les synagogues. Allant jusqu’à menacer de se suicider, arme à la main, dans les bureaux nazis pour qu’on l’autorise à accélérer la déportation des juifs …    
Arendt, elle, était soucieuse de sauver la « pensée » – la culture et la philosophie allemandes. La « banalité du mal » vient ainsi reproduire le geste des théodicées classiques : le mal est partout, et Dieu est l’auteur de toute chose. « Mais si ce Dieu est celui qui a permis le mal, comment peut-il encore être bon ?» Il s’agissait, pour des auteurs comme saint Thomas, de montrer que le mal n’existe pas : il n’est que manque et privation. Le seul coupable est l’homme « grâce » à son libre arbitre. Arendt, reprend ce thème pour sauver la haute culture : «La cause à défendre est celle de la pensée comme source du bien […]. Si Eichmann ne pense pas, alors la pensée est sauve.» Pour rendre plausible cette thèse, il faut malheureusement s’éloigner des faits – oublier que les nazis savaient ce qu’ils faisaient et s’y dévouaient avec un fanatisme assumé. Il faut également remplacer l’analyse minutieuse des causes historiques transformant des gens ordinaires en tueurs froids par une thèse métaphysique tellement abstraite qu’elle finit par ne plus rien dire du tout : « On peut empiler des cadavres, exhiber les criminels ; on pourra toujours continuer à dire que le mal n’existe pas, qu’il est banal, radical ou absolu. A ce niveau de généralité, […] c’est devenu un énoncé métaphysique qui semble dire quelque chose sur la réalité, mais qui n’a plus de pertinence. » (I.Delpla).
Problème méthodologique : Le problème, c’est que la notion de la « banalité du mal présente aussi un défaut de fabrication majeur : « Arendt n’était présente que lors des journées d’ouverture du procès, dans laquelle la défense présentait son point de vue. Après son départ les pièces à conviction et les témoignages présentés montraient Eichmann come comme beaucoup plus activement engagé. La vision de Arendt est liée au matériel partiel auquel elle a été exposée » D. Cesarini.     
Non, le mal n’est pas banal – il ne surgit pas tout armé du néant de la pensée. C’est un produit politique dont les origines : nationalisme, racisme, propagande, conformisme … sont parfaitement analysables. Si l’on veut s’y opposer, l’illusion métaphysique, idéaliste, ne sert à rien.

 

Note à l’attention des élèves et étudiants en philosophie : Attention, continuez de faire semblant de vénérer Hannah Arendt dans vos copies, car vos profs la vénèrent ! Au lycée ils ne sont au courant de rien, et à la fac , ils sont compromis.

 

Bibliographie succincte :

 

Entre Chiens et Loups. Dérives politiques dans la pensée allemande que 20ième sicle – Edith Fuchs – Editions du félin – 2011.

 

Une histoire consternante. Pourquoi des philosophes se laissent corrompre par le « cas Heidegger » - Hassan Givsan PUF – 2011.

 

Arendt et Heidegger. Extermination nazie et destruction de la pensée Emmanuel Faye  Albin Michel  - 2016.


Adolf Eichmann – David Cesarini –Tallandier – 2021.   

Le mal en procès - Eichmann et les théodicées modernes - Isabelle Delpla – 2011.

mardi 2 avril 2024

Sujet du Merc. 03 Avril 2024 : Notre société est-elle trop individualiste ?

 

Notre société est-elle trop individualiste ?


Notre société serait celui du règne de l’individualisme. Ainsi sont pointées du doigt la précarisation de nos liens et une prétendue fragmentation de la société. Mais quand est-il vraiment ?

L’individualisme serait souvent perçu comme le mal fondamental de notre monde occidental d’aujourd’hui. Mais qu’est-ce que l’on entend par ce mot ? Est-ce que cela signifie un pur renfermement sur soi ou bien l’individualisme vient-il révéler notre personnalité ? Si c’est le mal du siècle de quelle sorte de liens s’agit-il, liens communautaires, liens religieux, liens familiaux ou liens militants ?

En penseur du XIXe siècle, Tocqueville s’interroge sur l’affaiblissement des liens traditionnels dans le nouvel ordre social que représente la démocratie.

Pour lui, la démocratie favorise l’émergence d’un individu émancipé de ses attaches traditionnelles. Celui-ci se préoccupe avant tout de lui-même, de sa famille et amis proches au préjudice de la société dans son ensemble. Ce repli des individus sur la sphère privée et le désintérêt pour la chose publique qui en découle sont deux caractéristiques majeures de la démocratie.

 

Ainsi, l’individualisme est un sentiment spécifique aux systèmes démocratiques. Tocqueville définit l’individualisme comme le « sentiment qui dispose chaque citoyen à s’isoler de la masse de ses semblables et à se retirer à l’écart avec sa famille et ses amis ».

Pour Tocqueville, l’individualisme se développe d’autant plus que les conditions s’égalisent. Un tel constat l’amène à voir dans la démocratie un régime qui s’autodétruit de l’intérieur. La démocratie nourrit des idéaux qui sont les germes de sa propre destruction.

Pour autant, l’individualisme est un « sentiment réfléchi ». Tocqueville différencie égoïsme et individualisme. Le premier constitue un « sentiment dépravé », qui consiste en une passion exagérée de l’individu pour lui-même. L’individualisme est le résultat de l’égalisation des conditions, grâce à laquelle l’individu peut se suffire à lui-même ; en cela il est un « sentiment réfléchi ».

 

Mais placer l’individu au centre ne permet-il pas d’être plus attentif à nos droits, et donc à la réflexion politique qui en découle ?

 

En fait la perception de l’individualisme varie d’une personne à l’autre et d’une société à l’autre. Et il est difficile à vrai dire de sortir d’une subjectivité voire d’une sensiblerie mal placée

 

Une autre source de confusion, l’individualisme est bien souvent le moyen de dénoncer une vision de la société très négative comme une compétition acharnée. Or quand nous avons besoin du collectif, nous avons surtout besoin des autres individus qu’ils s’adressent à nous pour nous créer comme individu, et pour que nous existions.

 

L’individualisme n’est pas une guerre des uns contre les autres c’est le résultat des relations humaines les plus riches. Il peut encourager l’innovation, la créativité, l’autonomie individuelle et l’entreprenariat. Certains estiment que l’individualisme est inhérent à la nature humaine et qu’il est difficile, voire impossible de revenir à des modèles collectivistes plus traditionnels.

 

C’est une erreur, une nostalgie d’une époque qui n’a jamais existée de croire dans une société collective qui serait le bien absolu de l’humanité dans son ensemble. Nous dépendons des autres pour exister comme individu.

 

Sujet du JEUDI 2 Mai 2024 : Le désir mimétique ? Ah bon !

                              Le désir mimétique. Ah bon ? Après avoir établi, à ce qu'il croit, dans «  Mensonge romantique et vér...