lundi 19 octobre 2020

INTERRUPTION DU CAFE PHILO POUR CAUSE DE COUVRE-FEU

 

Suite aux décisions gouvernementales et à l’application d’un cessez-le-feu sur l’agglomération de Montpellier le café-philo se voit contraint d’interrompre ses rencontres hebdomadaires.

 

Le programme des sujets en cours reste le même, il sera simplement décalé dans le temps.

 

Nos rencontres reprendront dès que les autorités le permettront.

 

Merci

dimanche 18 octobre 2020

Sujet du Merc 21 Oct. 2020 : La philosophie n'est-elle que politique ?

 

La philosophie n'est-elle que politique ?

 

Je pose cette question, ce soir, à l’évidence provocatrice parce que j’ai ressenti dans ce café philo, de la part de certains participants, fréquemment un arrêt, une interprétation, un débat ayant une tendance plutôt politicienne.

 

Ok, nous sommes des êtres humains sociaux et nos sociétés sont gérées par des politiques. « Tout est politique ». La « polis » qui concerne l’ensemble des citoyens vivant sous le même régime et les mêmes lois ; que ce soit en démocratie ou en dictature ; sous un empire, une royauté ou une république.

 

Les Grecs appellent philosophie l’ensemble des connaissances humaines vers la recherche de la sagesse. Le but de la philosophie est la clarification logique des pensées.

« Quand le passé n’éclaire plus le présent, l’esprit marche dans les ténèbres » selon Alexis Tocqueville. La politique s’occupe de l’existant, du présent alors que la philosophie cherche un idéal universel, basé sur le juste, le légitime, le sage.

 

La politique n’a pas d’identité propre : elle est la croisée de l’histoire, de la sociologie, de l’économie, du droit, de la justice. Elle produit continuellement des propositions qu’elle tente d’imposer. Le philosophe essaye de rendre claires ces propositions. La recherche d’un éclaircissement.

 

Prenons un exemple : la guerre et/ou la paix.

Victor Hugo nous explique qu’entre la logique de la politique et celle de la philosophie, la politique peut nous mener à la guerre tandis que la philosophie fait tout pour aboutir à la paix. En fait la guerre n’est jamais éternelle et il faudrait d’abord débattre comment trouver la paix avant de déclencher la guerre. Si les belligérants réfléchissaient des conséquences de la guerre avant de la déclarer il
paraît évident que nous pourrions peut-être tenter d’éviter cette horreur ! Or rarement, les déclencheurs de guerre donc des politiques sont morts dans leur guerre (voir l’histoire) même si parfois ils subissent les conséquences de leurs défaites (Napoléon, Hitler).

Mais d’autres sont morts tranquillement dans leur lit (Franco, Staline, Mao etc…) alors qu’ils sont responsables de millions de victimes.

Bon, j’en conviens c’est un peu simpliste mais nous allons en discuter. J’ai besoin, envie de « discutants » et non de militants !

 

Alors revenons vers la philosophie. Durant son procès Socrate proclame : « Sachez le bien, Athéniens, si depuis longtemps je m’étais adonné à la politique, il y a longtemps que je serais mort. ». Socrate ne vote pas et Platon dans « La République » affirme que Socrate n’est pas un politique. Il cherche plutôt à définir la justice pour savoir ce qu’est un homme juste qui pourrait l’amener vers la sagesse.

 

Pourtant depuis Socrate et Platon (450 av J.C.) nous sommes orientés et éduqués par des philosophes qui incarnent une philosophie politique : -Aristote (350 av J.C.) -Epicure (270 av J.C.) -Thomas d’Aquin (1250) –Montaigne(1580) -Spinoza (1630) -Descartes (1640)  -Rousseau (1750) -Kant (1800) -Hegel (1800) -Tocqueville (1830) -Fourier 1830) -Kierkegaard (1840) -Proudhon (1840) -Marx (1850)-Bergson (1870)) -Nietzche (1880) -Heidegger  (1940) - Sartre (1950)  -Aron (1950)  -Camus(1950) –Deleuze (1970) –Derrida (1980)…une liste non exhaustive, bien entendu, d’autant que certains peuvent être considérés comme des théoriciens et non comme des philosophes !

 

Aussi pour tenter de comprendre que la philosophie ne doit pas être que politique redonnons encore la parole à Socrate :

« N’oublie jamais que tout est éphémère alors tu ne seras jamais trop joyeux dans le bonheur et trop triste dans le chagrin ».

 

Et continuons avec Albert Camus : « Il n y a qu’un problème philosophique vraiment sérieux. Juger que la vie vaut ou ne vaut pas d’être vécue, c’est répondre à la question fondamentale de la philosophie. » (Le mythe de Sisyphe)


Et pourquoi pas Baruch Spinoza (bien entendu ! ) : « Personne ne peut vous enlever votre liberté de penser. Vous pouvez être conseillé, éclairé par d’autres mais ne laissez jamais quelqu’un penser pour vous. »

 

 

 

 

lundi 12 octobre 2020

Sujet du 14/10/2020 : La guerre est-elle la continuation de la politique par d’autres moyens ?

 

La guerre est-elle la continuation de la politique
par d’autres moyens ?

 Le rabâchage habituel sur la guerre c’est qu’elle est née de la « nature humaine », cette fameuse (fumeuse) « nature humaine » qui nous enseigne (matraque) que l’homme est égoïste et violent …. depuis toujours. Alors avant d’aller plus loin il semble utile de jeter à la poubelle des croyances ce qui doit y être jeté : tout discours non scientifique (c’est à dire non adossé à des faits) qui fait « l’air ambiant » de tout discours sur la guerre.

En 2004 un anthropologue, R Brian Ferguson écrit « La guerre, selon les anthropologues, est un type de violence potentiellement mortelle entre deux groupes, quels que soient la taille de ces groupes et le nombre de victimes. Mais dans quelle mesure une définition aussi large de la guerre ou, plus précisément, des cas de conflits dans les sociétés humaines primitives peut-elle éclairer la genèse et les enjeux des guerres modernes et des conflits qui ont éclaté en Iraq, au Kosovo, au Rwanda, au Vietnam ou encore en Corée ? »
( Naissance de la guerre – Mensuel N° 373)

De nombreux autres anthropologues étazuniens dont, Lawrence H. Keeley, archéologue de l'université de l'Illinois, Steven A. LeBlanc, archéologue à l'université de Harvard déclarent : « La guerre est semblable au commerce et aux échanges. C'est quelque chose que font tous les hommes. », « tout le monde a fait la guerre à toutes les époques », pourquoi ? : pour eux, les peuples primitifs ne furent jamais de « vrais conservateurs ». Ils dégradaient leurs ressources, et lorsque la population augmentait, ils manquaient de nourriture, ce qui déclenchait des guerres, bref,  du Malthus, à la sauce ethnographique !

Et R B Ferguson de conclure :  «Si la guerre était courante dans les temps anciens préhistoriques, les abondants vestiges archéologiques devraient en contenir les traces. Or, il n'en est rien. La collecte des données archéologiques, en revanche, est riche d'enseignements. Elle révèle que la guerre n'a pas toujours existé : elle est apparue il y a moins d'une dizaine de milliers d'années, à des dates très différentes selon les continents et les régions Et nous ne sommes pas dans un cas où « l'absence de preuve n'est pas la preuve de l'absence ».

Le cadre étant posé reste à savoir pourquoi la guerre est née à l’aube du néolithique (- 7000 en ce qui concerne l’ouest européen). Plusieurs facteurs peuvent être mis en corrélation : climat tempéré, passage du stade cueilleurs-chasseurs nomades à celui d’éleveurs agriculteurs sédentarisés, accroissement de la population, développement inégal des moyens de production de nourriture, pré-organisation en micro cités (naissance du politique et du religieux comme associé du politique) …….

Alors, foin des fables et mythes ambiants sur notre prétendue « nature humaine » agressive ! L’archéologie, l’anthropologie entre autres sciences nous renvoient une image de notre histoire bien différente.

Pour que la guerre apparaisse il faut certaines conditions historiques, tout comme pour le moteur à explosion ou la fission de l’atome. La guerre, telle que nous la connaissons nait avec le politique, avec la gestion d’un territoire, des ressources, d’humains, réunis pour la première fois en grand nombre (plus qu’une tribu primitive).

C’est ainsi que Carl von Clausewitz (1770-1831) pourra déclarer dans une formule synthétique :  « La guerre n’est que la simple continuation de la politique par d’autres moyens. ... car le dessein politique est le but, la guerre est le moyen, et un moyen sans but ne se conçoit pas. »

Grand militaire et grand théoricien de la guerre, Clausewitz raisonne aussi, et c’est là sa pertinence, en dialecticien. Il ne subordonne pas la politique à la guerre ou l’inverse. Pour lui le phénomène « guerre » est un des éléments d’un processus général comme le montre assez bien A D Beyerchen :  « l'interprétation non linéaire de Clausewitz nous oblige à approfondir notre compréhension de sa maxime sur les rapports entre guerre et politique. L'idée que « la guerre est simplement le prolongement, par d'autres moyens, de la politique » est souvent comprise comme consacrant le privilège d'un continuum d'ordre temporel: d'abord, la politique établit les objectifs, puis vient la guerre, avant que la politique ne reprenne les commandes au moment où le conflit prend fin. Toutefois, dans une telle perspective, la politique est traitée comme quelque chose d'extérieur à la guerre: c'est un artifice produit par un modèle séquentiel linéaire. La politique est une affaire de pouvoir, et les boucles rétroactives qui mènent de la violence au pouvoir comme du pouvoir à la violence sont un aspect intrinsèque de la guerre. Cela ne signifie pas simplement que les considérations politiques pèsent toujours sur les commandants militaires, mais que la guerre est par définition un sous-ensemble de la politique et que tout acte militaire aura des conséquences politiques, indépendamment du fait que celles-ci aient été voulues ou non, voire même qu'elles soient sur le coup évidentes »

Au fond il est nécessaire de comprendre la guerre et de ne pas en faire « une acte de folie des hommes ». Il faut, au contraire, la réhabiliter comme fait politique, moyen politique. C'est-à-dire pratique humaine liée à des conditions concrètes, une situation concrète.

Si nous observons alors quelques éléments des guerres modernes :

1      la décision d'entrer en guerre dépend de la poursuite d'un intérêt propre à ceux qui prennent effectivement la décision. Un conflit peut être relié au problème des ressources alimentaires de base, mais il peut tout aussi bien éclater à propos de biens accessibles uniquement à l'élite. La décision dépend du rapport entre le coût de la guerre et d'autres risques potentiels, menaçant la vie et le bien-être. Et de manière plus définitive, de la position dans la hiérarchie politique interne : Présidents, dirigeants favorisent souvent la guerre, car la guerre favorise les dirigeants.

2        Bien sûr, ceux qui poussent à la guerre ne font jamais état de leurs propres intérêts. Les arguments qu'ils invoquent sont ceux de dangers et de bénéfices collectifs. Ceux qui prônent la guerre la définissent toujours en termes de valeurs élevées à défendre, qu'il s'agisse de la nécessité de répliquer à des actes malveillants, de défendre la seule vraie religion ou de promouvoir la démocratie. C'est comme cela que l'on convainc les indécis et que l'on construit un engagement émotionnel. Et toujours, c'est l'autre camp qui, d'une manière ou d'une autre, a amené la guerre.

Ces roulements de tambour requièrent bien entendu en préalable des manipulations cyniques, dont les mass média sont les vecteurs. (Algérie, Vietnam, Iraq …)

Intérêts réels et intérêts symboliques s’entremêlent car la guerre requiert de la chair humaine.

Apprécier Clausewitz c’est balayer les mythes creux sur la guerre et mettre la politique aux postes de commande.

C’est balayer l’irrationnel apparent (et ressassé par tous les manuels d’histoire). Clausewitz est certainement un des auteurs qui permet de penser le politique dans sa version apparemment inavouable et soi disant « incompréhensible » : la violence institutionnalisée.

Du même mouvement si la guerre est un moyen de la politique elle doit être accessible à la raison. A ce titre a nous de reprendre la politique en main et de cesser d’user de ce moyen. La guerre est née d’un stade social de l’humanité. Il n’y a aucune raison que ce « moyen » de la politique perdure sauf à penser et dire que l’histoire serait un « éternel retour ». Un destin tragique auquel l’humanité serait rivé à jamais.

              Blog du café philo  http://philopistes.blogspot.fr/

mardi 6 octobre 2020

Sujet du Merc. 07 Octobre 2020 : La théorie du complot ... Chomsky et l’intelligentsia française …

                  La théorie du complot

                                        Chomsky et l’intelligentsia française …   
  

Ce sujet commence par une anecdote. On se rappelle que le Pr Redeker avait -parait-il- fait l’objet d’une « fatwa ». Sa vie étant en danger il fut déchargé de son poste d’enseignant et nommé « quelque part » au CNRS. Mars 2008 épilogue ? de « l’affaire » Redeker :   « Le professeur agrégé de philosophie Robert Redeker a été limogé (Mars 2008) à grands coups de pieds au fondement après avoir publié dans le quotidien "Le Monde" une tribune "très violemment anti-Marion Cotillard", a-t-on appris ce matin auprès du ministère de l'Education nationale.

Le ministre de l'Education nationale Xavier Darcos, mis au courant tard dans la nuit ("après une soirée de folie chez Borloo") du contenu de cette tribune, a "pris immédiatement un décret mettant fin aux fonctions du professeur" qui a usé de "termes tout à fait inacceptables" et violé son "devoir de réserve", explique-t-on de même source.

Robert Redeker a notamment déclaré, dans un texte publié hier soir dans "Le Monde", que Marion Cotillard , "en mettant en doute la version officielle des attentats du 11 septembre 2001 contre les Twin Towers de New York", a "offert un puissant amplificateur à "la théorie du complot"" qui "voit les juifs (appelés américano-sionistes) derrière la manipulation".

Le ministre de l'Education nationale a précisé que: "Certes, Marion Cotillard divague". Mais que, pour autant: "Jamais elle n'a tenu de propos à connotation antisémite". Et que par conséquent: "Redeker délire - et ce n'est malheureusement pas la première fois, et moi, je vous le dis franchement, ça me fout des jetons gros comme ça de penser que c'est à ce mec-là qu'on prétend confier l'éducation de nos enfants à la philosophie".

L'affaire est en effet jugée d'autant plus sérieuse, au ministère de l'Education nationale, que Robert Redeker a déjà "sauté à pieds joints sur le devoir de réserve qui s'impose à tout serviteur de l'Etat, en publiant naguère dans un autre journal patronal un long vomissement haineux".

(Et de fait: l'enseignant limogé avait, on se le rappelle, donné libre cours, dans "Le Figaro", à d'effroyables pulsions islamophobes.)

« Sorti à Paris en 1993 sous le titre Chomsky, les médias et les illusions nécessaires, le documentaire de Peter Wintonick et Marc Achbar (Manufacturing Consent : Noam Chomsky and the media) a permis de constater que, malgré les précautions des auteurs, l’assimilation de leur travail sur les médias à une « théorie du complot » est aussi ancienne que récurrente. Pas une réunion publique filmée par les réalisateurs ne semble se tenir sans qu’un participant n’entreprenne de demander des comptes à Chomsky sur les délires paranoïaques qui lui sont imputées. Alors, de débats en conférences, le linguiste répète. « Une des données structurelles du capitalisme entrepreneurial est que les “joueurs” doivent accroître leurs profits et leurs parts de marchés — s’ils ne le font pas, ils seront éliminés de la partie. Aucun économiste ne l’ignore : ce n’est pas une théorie du complot de le souligner, c’est simplement prendre en compte un fait caractéristique de cette institution  ».

 

  Mais rien n’y fait. En 2002, l’éditorialiste Philippe Val, patron d’un hebdomadaire satirique longtemps classé à gauche, Charlie Hebdo, inquiet de l’influence radicale de Noam Chomsky, entreprend de la contrecarrer dans trois éditoriaux successifs, d’autant plus vindicatifs qu’ils fourmillaient d’erreurs. La transcription en français d’une des conférences du linguiste, donnée onze ans plus tôt , a suffi à Philippe Val pour aboutir à ce verdict : « Pour lui [Chomsky], l’information […] n’est que propagande  ». Une fois de plus, Chomsky rabâchera alors : « Je n’ai jamais dit que tous les médias n’étaient que propagande. Loin de là. Ils offrent une grande masse d’informations précieuses et sont même meilleurs que par le passé […] mais il y a beaucoup de propagande  ».

  Il n’est pire sourd... Au même moment, Daniel Schneidermann, journaliste spécialisé dans l’observation des médias, « résume » à son tour « la thèse [...] du linguiste Noam Chomsky » : « Asservis au lobby militaro industriel, obéissant au doigt et à l’œil à des consignes politiques, ils [les médias] n’ont de cesse de débiter des futilités au kilomètre, pour empêcher “la masse imbécile” de réfléchir à l’essentiel.  »

 

  En 1996, Edward Herman avait pourtant lui aussi précisé les choses : « Nous avons souligné que ces filtres fonctionnement essentiellement par l’intermédiaire des actions indépendantes de nombreux individus et organisations, qui peuvent parfois, mais pas toujours, avoir des points de vue similaires et des intérêts communs. En bref, le modèle de propagande décrit un système de traitement et de régulation décentralisé et “non-conspiratonniste” s’apparentant à un système de marché, bien que le gouvernement ou un ou plusieurs acteurs privés puissent parfois prendre des initiatives et mettre en œuvre une action coordonnée des élites sur un sujet précis  ».

  « Si je parlais de l’Union Soviétique, complétait Chomsky, et que je disais, “regardez, voici ce que le bureau politique a décidé, et ensuite le Kremlin a fait ça”, personne ne qualifierait cela de “théorie conspirationniste” — tout le monde comprendrait que je parle seulement de décisions planifiées. Seulement voilà, ironisait le linguiste, « ici, personne ne planifie jamais rien : nous agissons guidés uniquement pas une sorte de bienveillance universelle, en trébuchant de temps en temps ou en faisant parfois des erreurs. […] Dès que vous décrivez des réalités élémentaires, et attribuez une rationalité minimale aux pouvoirs en place […] c’est une théorie conspirationniste. »

  C’est peine perdue. En 2004, Géraldine Muhlmann publie Du journalisme en démocratie. Le livre, qui lui vaut aussitôt un déluge de critiques louangeuses, résume les 400 pages de Manufacturing Consent en une douzaine de lignes attribuant doctement aux deux auteurs un « schéma public innocent / journalistes malfaisants, le premier étant pris en otage par les seconds  ».

  Au nombre des louanges que lui vaut ce résumé particulier, Géraldine Muhlmann reçoit ceux de Philippe Corcuff. Cet universitaire lyonnais a fait de la « complexité » une de ses marques de fabrique (au point qu’il est sans doute l’un des seuls au monde à avoir compris le sens et l’intérêt du concept, assurément complexe, de « social-démocratie libertaire » dont il est l’auteur). Il découvre pourtant à son tour en Pierre Bourdieu, en Noam Chomsky (mais aussi en Acrimed et en PLPL) une « rhétorique du “complot” » qui valorise « l'intentionnalité de quelques acteurs “puissants” » . Il a fallu assurément que Philippe Corcuff empile tous ses talents de maître de conférences en science politique, de militant de la LCR et de membre du conseil scientifique d’Attac pour que l’analyse « structurelle » des médias se voit ainsi ramenée à la « rhétorique de quelques acteurs ». Cette prouesse lui a valu d’être à son tour encensé par Edwy Plenel, ancien directeur de la rédaction du Monde, qui désormais s’inquiète lui aussi de « cette vision du monde » dans laquelle « il n’y a place que pour des machinations individuelles » .

Chomsky a un jour expliqué le sens des attaques dont il est la cible : « Le problème est que tout commentaire analytique de la structure institutionnelle du pays est une menace si importante pour la classe des “commissaires”, qu’ils ne peuvent même pas l’entendre […] Donc, si je dis qu’il n’y a pas de conspiration, ce qu’ils entendent c’est qu’il y a une conspiration […] C’est un système de croyances très verrouillé  ».

  Ce verrou demeure en place. En janvier 2005, le philosophe libéral et ancien ministre de l’éducation Luc Ferry fustigeait l’analyse du capitalisme qu’il imputait aux contestataires. Il résumait par contraste sa vision d’un « système » social enfanté de façon « automatique ». Son analyse élargissait au plan de l’économie mondiale la description apaisante et désarmante d’un ordre spontané qu’on oppose aux travaux de Chomsky et d’autres sur les médias :

« Les altermondialistes s’égarent considérablement parce qu’ils s’imaginent que derrière ces phénomènes mondialisés — le jeu des marchés financiers, les délocalisations, la désindustrialisation de certains pays, le fait que les identités culturelles soient balayées par une américanisation du monde qui uniformise les modes de vie et donc détruit les cultures locales — il y a des gens qui contrôlent la chose et qui tirent les ficelles. Et qu’ils ont été formés en gros à l’école de Chicago, que ce sont des néolibéraux, que ce sont des méchants. Et on retrouve l’idée marxienne que derrière les processus qui gouvernent le monde, il y a des puissants. C’est le mythe des deux-cents familles. On retrouve les images d’Epinal avec les financiers à cigare et chapeaux haut-de-forme. Or, le vrai problème, si vous voulez, c’est exactement l’inverse. Quand vous regardez, par exemple, les délocalisations, ce qui est très frappant c’est que personne ne contrôle, personne n’est derrière. Ce sont des processus absolument automatiques. Il n’y a pas d’intelligence derrière. »

  Il n’y a en tout cas rien de très neuf dans ce genre d’exposé d’un ordre social « automatique » sur lequel la volonté collective n’aurait aucune prise. Dès 1932, Paul Nizan dévoilait dans Les Chiens de garde les dessous d’une telle analyse : « Quand les idées bourgeoises furent regardées comme les productions d’une raison éternelle, quand elles eurent perdu le caractère chancelant d’une production historique, elles eurent alors la plus grande chance de survivre et de résister aux assauts. Tout le monde perdit de vue les causes matérielles qui leur avaient donné naissance et les rendaient en même temps mortelles. La philosophie d’aujourd’hui poursuit cet effort de justification  ».

  D’autres que les philosophes ont relayé cet effort-là. Sa fonction de légitimation est suffisamment essentielle pour qu’il soit devenu illusoire d’imaginer qu’un jour l’argumentation et le respect des textes en auront raison. Noam Chomsky et ceux que son travail de dévoilement inspire n’ont donc pas fini de répéter que leur entreprise intellectuelle « est à l’opposé d’une théorie de la conspiration. Ce n’est rien d’autre qu’une banale analyse institutionnelle, le type d’analyse que l’on fait spontanément lorsqu’on essaie de comprendre comment marche le monde ».

Sujet du Merc. 17 Avril 2024 : L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme …

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