Hannah
Arendt : l’imposture.
« L'imposture qui
veut qu'on oublie l'essentiel pour privilégier le circonstanciel. »
Arendt est connue pour son travail sur le « totalitarisme
» et ses jolis slogans, dont « la banalité du mal », ânonnés en cours de
philo comme une vérité sûre.
Mais d’où parle-t-elle ? « Si
je devais vraiment dire d’où je viens, je dirais : de la philosophie allemande
! »
Mais sous une telle revendication pourraient être
enrôlés quantité de philosophes allemands, si on remontait le temps qui sépare
Heidegger de Nietzsche ; pour autant, ils ne sauraient valoir pour « la »
philosophie allemande.
Dans le cas de Hannah Arendt, il ne serait pas pertinent de rappeler que chaque
nouvelle philosophie s’est toujours présentée comme une rupture que l’état
antérieur aurait rendue nécessaire, comme si chaque philosophie avait à
inventer à nouveaux frais ce qu’il en est de la philosophie et de la vérité :
c’est qu’Arendt n’a cherché à rédiger ni une philosophie, ni des ouvrages de
philosophie. Son ultime ouvrage « la vie de l’esprit »
mériterait à lui seul une profonde discussion, pour une fois, philosophique (un
sujet à venir ?)
Mais posons quelques jalons : La légende d’une Arendt progressiste,
antitotalitaire et de gauche est entretenue en France depuis les années 2000.
Pour faire craquer le vernis il importe donc de comprendre ce qui se cache sous
les contresens et le brouillage intellectuel mis en place par Arendt elle-même.
Commençons par un petit florilège avant de nous attaquer à certains ouvrages.
Une sorte d’échauffement avant l’effort :
« Si un être humain perd son statut politique, il devrait, en fonction des
conséquences inhérentes aux droits propres et inaliénables de l’homme, tomber
dans la situation précise que les déclarations de ces droits généraux ont
prévue (NdR : « les droits de l’homme »). En réalité, c’est le
contraire qui se produit. Il semble qu’un homme qui n’est rien d’autre qu’un
homme a précisément perdu les qualités qui permettent aux autres de le traiter
comme leur semblable ». Les liens nationaux sont supérieurs aux droits
humains et accorder des droits « universels » à des « sauvages
nus » revient à ramener les nations civilisées au rang de sauvages ».
On reconnait ici le thème du « Blut und boden » (le sol et le
sang) qui fut le socle constitutif de l’idéologie nazie.
Pratique : années 1950,
Arkansas USA. Neuf lycéens noirs avaient cherché pacifiquement à faire valoir
leur droit de fréquenter une école publique anciennement réservée aux blancs (Affaire
des « neuf de Little Rock ». Arendt écrit : « Réflexions sur
Little Rock ». Sous l’influence de la Révolution française, la notion de
sphère publique a été étendue aux questions sociales telles que le travail ou
le logement. Elles viennent envahir le domaine du politique, à savoir la
liberté, ce que désapprouve Arendt. Car pour elle, la ségrégation des
Noirs est une question d’ordre social. Cela signifie, suivant son schéma de
pensée, qu’en ordonnant la déségrégation, les autorités politiques (parmi
lesquelles elle inclut la Cour suprême), s’immisceraient dans des affaires ne
concernant pas leur champ de compétence. C’est la raison pour laquelle elle
conteste au « gouvernement tout droit de [lui] dire en compagnie de qui
[son] enfant reçoit cette instruction » (in « Réflexions sur Little Rock »).
Contre l’universalisme hérité des Lumières et de la Révolution française,
Arendt promeut en conséquence une pensée communautariste de type
anglo-américain. Selon cette approche, chaque communauté est libre de vivre
avec les siens sans que les pouvoirs publics puissent la contraindre à
s’ouvrir. Comme l’affirme Arendt, si en tant que Juive, elle veut passer ses
vacances au milieu d’autres Juifs, personne ne saurait l’en empêcher. La
ségrégation serait la conséquence de la liberté de constituer une communauté !
Arendt
et le travail :
Dans « La condition de l’homme moderne », le parti-pris
de repérer de l’absolument nouveau dans les Temps présents, qui accompagne
l’introduction de la conception du totalitarisme et tourne le dos aux Temps de
la modernité des Lumières, conduit Arendt à poser la partition :
travail/œuvre/action. La fonction de cette partition a pour enjeu manifeste
d’accorder à l’action (qui n’est pas un fabriquer, et qui, par suite, ne
vise à aucun accomplissement et ne s’évalue nullement à une quelconque
effectivité utilitaire) une valeur absolue et d’en faire le critère de
l’humain. En réservant la vie à la condition humaine du travail, l’œuvre
à l’appartenance au monde, et l’action et la parole, seules à être du
registre de la pluralité, à ce qui fait la valeur de l’homme, comme être en
communauté, Arendt disqualifie le travail, et, avec lui, le rôle des
travailleurs et leur rôle social.
Ceux-ci relèvent de l’animal social et non de l’humain, proprement dit. Les
travailleurs sont relégués au rang de l’animalité de l’homme et ne sont pas des
hommes authentiques. Dans un même mouvement, Arendt coupe le politique du
social (envers lequel elle affiche un mépris sans bornes), l’action et la
parole de la satisfaction de la vie, et rejette les travailleurs dans les ténèbres
des brutes. Le dispositif désarticule complétement la vie sociale et la vie
politique, entérine la répudiation de la question de la société au profit de la
communauté d’un « nous » sûr de lui, disqualifie le rôle des travailleurs, de
sorte que l’on pourrait dire que « l’assiette » de la circulation de la parole
et de la compétition dans l’action est ici bien restreinte, et se réduit à une
démocratie entre les « meilleurs ». Dès lors qu’en est-il de cet élargissement (l’espace
social, le « nous ») si l’animal laborans en est d’emblée
exclu ? ».
Cet aristocratisme désincarné n’est pas seulement
l’expression d’une pensée ordinairement conservatrice, voire réactionnaire, car
elle se trouve articulée à un couple notionnel qui oppose la vie animale
partagée par toutes les espèces vivantes (qui inclurait le travail et à
laquelle serait ainsi rabaissé le souci de la société et l’intérêt pour les
questions sociales) à la vie authentiquement humaine. Voilà l’humanité divisée
entre une pure et simple animalité sans distinction avec les autres espèces
vivantes, d’un côté, et une autre humanité, qui, seule, mérite son nom. Le
jargon de l’authenticité vient cliver l’humanité et opérer une discrimination
entre ce qui est rejeté dans l’inhumanité de l’homme et ce qui est seul représente
son humanité.
Arendt entend poursuivre la pensée d’Aristote, et se
recommande ici d’une distinction qui serait grecque, et précisément
aristotélicienne entre la vie comme zoe et la vie comme bios. Or,
comme le démontrent les philologues hellénistes comme Laurent Dubreuil, cette différence
entre zoé et bios ne se trouve pas ni dans la langue grecque ni
dans la pensée d’Aristote qui utilise indifféremment les deux termes de sorte
qu’ « en aucun cas, bios n’est réservé aux humains, ni à l’exercice
politique » (L. Dubreuil). On mesure par là le pas de géant que fait Arendt
dans la récusation d’une commune mesure entre les hommes, allant bien au-delà d’une
position conservatrice et bien au-delà des distinctions grecques, lesquelles,
pour leur part, ne divisent pas la nature humaine entre les hommes de zoé
(inauthentiques) et les hommes de bios (authentiques). Cette distinction est
essentielle dans l’ouvrage d’Arendt La condition de l’homme moderne. Or,
il est significatif que, tout entière lestée de sa falsification des grecs et
de son idéologie contre ceux qui ne sont pas des hommes, qui ne vivent ni ne meurent
en hommes, cette distinction provient en droite ligne de la pensée de Heidegger
: dans son cours sur « Le Sophiste », Heidegger avait été le premier
à avancer cette distinction, sous le couvert d’Aristote, entre zoé « la vie
au sens de la subsistance propre aux hommes en liaison avec les bêtes et les
plantes » et bios, « la vraie vie au sens de l’existence
caractérisée par la poursuite d’une action en vue d’une fin », en l’attribuant
à Aristote. Ainsi, Arendt s’appuie sur un partage qui consacre un rejet de
certains hommes (tout le peuple laborieux « animal laborans »)
dans les ténèbres de l’animalité et de l’inhumain et contresigne une
distinction venue d’un penseur nazi : Natalité/mortalité. On mesure là
aussi combien Arendt pense, sans que cela ne vienne en rien la troubler, dans
la culture nazie et combien certains des couples de concepts les plus
opératoires sont, pour ainsi dire, autant de variations sur des thèmes de
l’idéologie allemande du nazisme. Elle les refait fonctionner en même temps qu’elle
les réhabilite et les popularise. C’est sur une telle base ontologique
qu’Arendt en vient à critiquer la Déclaration des droits de l’homme et du
citoyen de 1789, qui reconnaissait à tous une égale dignité en vertu du seul
critère de la naissance. Dans une lettre de 1964 à son amie Mary Mc Carthy,
elle écrit au sujet de l’égalité : « Le vice principal de toute société
égalitaire est l’envie (…). Et la grande vertu de toutes les aristocraties, me
semble-t-il, on la trouve dans le fait que les gens savent toujours qui ils
sont, et donc ne se comparent pas aux autres. Cette permanente comparaison est
vraiment la quintessence de la vulgarité ».
La
banalité du mal ?
Quelques
mois après le procès d’Adolf Eichmann, Arendt publie « Eichmann à
Jérusalem ». Elle y forgeait un concept désormais célèbre : la «
banalité du mal ». La « banalité du mal » désignait pour Arendt cet écart
glaçant entre l’énormité du crime et la médiocrité de ses auteurs. Elle y
voyait en outre la confirmation de sa théorie du totalitarisme et de la
destruction de l’individualité par la domination des bureaucraties de masse.
Elle prétendait enfin rompre avec une compréhension millénaire du mal comme
fruit de mobiles malveillants, animant des monstres que leur perversité
séparait du commun des mortels. Pour elle, Eichmann ne pensait pas. Mais
cette vision toute Arentdienne correspond-elle à la vérité et que sous-tend elle
?
Un concept historiquement inexact : Arendt reprend la ligne de
défense d’Eichmann lui-même, il nous fait croire qu’il n’aurait été mu par
aucune intention maligne et qu’il agissait sans penser (à mal). On ne doit pas
me condamner, plaidait l’ancien SS, car je ne faisais qu’obéir aux ordres et je
n’étais qu’un modeste rouage de la mécanique nazie. Mais Eichmann a pris des
initiatives et a fait preuve d’une inventivité lugubre – manifestant une «
énergie obsessionnelle de ne laisser échapper aucun juif ». Le concept de «
banalité du mal » élève ainsi à la dignité philosophique un autoportrait
complaisant d’Eichmann en victime du système. Et il donne une noblesse
métaphysique usurpée aux mensonges historiques d’un accusé soucieux de
sauver sa peau. Nous savons qu’Eichman fut au contraire un fonctionnaire très
zélé, y compris lors de la « nuit de cristal » durant laquelle il
cassait, avec ses subordonnés, des objets religieux dans les synagogues. Allant
jusqu’à menacer de se suicider, arme à la main, dans les bureaux nazis pour
qu’on l’autorise à accélérer la déportation des juifs …
Arendt, elle, était soucieuse de sauver la « pensée » – la culture et la
philosophie allemandes. La « banalité du mal » vient ainsi reproduire le
geste des théodicées classiques : le mal est partout, et Dieu est l’auteur de
toute chose. « Mais si ce Dieu est celui qui a permis le mal, comment
peut-il encore être bon ?» Il s’agissait, pour des auteurs comme saint
Thomas, de montrer que le mal n’existe pas : il n’est que manque et privation. Le
seul coupable est l’homme « grâce » à son libre arbitre. Arendt,
reprend ce thème pour sauver la haute culture : «La cause à défendre est
celle de la pensée comme source du bien […]. Si Eichmann ne pense pas, alors la
pensée est sauve.» Pour rendre plausible cette thèse, il faut
malheureusement s’éloigner des faits – oublier que les nazis savaient ce qu’ils
faisaient et s’y dévouaient avec un fanatisme assumé. Il faut également
remplacer l’analyse minutieuse des causes historiques transformant des gens
ordinaires en tueurs froids par une thèse métaphysique tellement abstraite
qu’elle finit par ne plus rien dire du tout : « On peut empiler des
cadavres, exhiber les criminels ; on pourra toujours continuer à dire que le
mal n’existe pas, qu’il est banal, radical ou absolu. A ce niveau de
généralité, […] c’est devenu un énoncé métaphysique qui semble dire quelque
chose sur la réalité, mais qui n’a plus de pertinence. » (I.Delpla).
Problème méthodologique : Le problème, c’est que la notion de la «
banalité du mal présente aussi un défaut de fabrication majeur : « Arendt
n’était présente que lors des journées d’ouverture du procès, dans laquelle la
défense présentait son point de vue. Après son départ les pièces à conviction
et les témoignages présentés montraient Eichmann come comme beaucoup plus
activement engagé. La vision de Arendt est liée au matériel partiel auquel elle
a été exposée » D. Cesarini.
Non, le mal n’est pas banal – il ne surgit pas tout armé du néant de la pensée.
C’est un produit politique dont les origines : nationalisme, racisme,
propagande, conformisme … sont parfaitement analysables. Si l’on veut s’y
opposer, l’illusion métaphysique, idéaliste, ne sert à rien.
Note à l’attention des élèves et
étudiants en philosophie : Attention, continuez de faire semblant de
vénérer Hannah Arendt dans vos copies, car vos profs la vénèrent ! Au
lycée ils ne sont au courant de rien, et à la fac , ils sont compromis.
Bibliographie succincte :
Entre Chiens et Loups. Dérives politiques dans la
pensée allemande que 20ième sicle – Edith Fuchs – Editions du félin – 2011.
Une histoire consternante. Pourquoi des philosophes
se laissent corrompre par le « cas Heidegger » - Hassan Givsan PUF – 2011.
Arendt et Heidegger. Extermination nazie et
destruction de la pensée Emmanuel Faye – Albin
Michel - 2016.
Adolf Eichmann – David Cesarini –Tallandier – 2021.
Le mal en procès - Eichmann et les théodicées modernes - Isabelle Delpla
– 2011.
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