samedi 6 avril 2024

Sujjet du Mercredi 10 Avril 2024 : Hannah Arendt :l'imposture.

 

                       Hannah Arendt : l’imposture.   
                        « L'imposture qui veut qu'on oublie l'essentiel pour privilégier le circonstanciel. »

Arendt est connue pour son travail sur le « totalitarisme » et ses jolis slogans, dont « la banalité du mal », ânonnés en cours de philo comme une vérité sûre.  
Mais d’où parle-t-elle ?  « Si je devais vraiment dire d’où je viens, je dirais : de la philosophie allemande ! »

Mais sous une telle revendication pourraient être enrôlés quantité de philosophes allemands, si on remontait le temps qui sépare Heidegger de Nietzsche ; pour autant, ils ne sauraient valoir pour « la » philosophie allemande.  
Dans le cas de Hannah Arendt, il ne serait pas pertinent de rappeler que chaque nouvelle philosophie s’est toujours présentée comme une rupture que l’état antérieur aurait rendue nécessaire, comme si chaque philosophie avait à inventer à nouveaux frais ce qu’il en est de la philosophie et de la vérité : c’est qu’Arendt n’a cherché à rédiger ni une philosophie, ni des ouvrages de philosophie. Son ultime ouvrage « la vie de l’esprit » mériterait à lui seul une profonde discussion, pour une fois, philosophique (un sujet à venir ?)
Mais posons quelques jalons : La légende d’une Arendt progressiste, antitotalitaire et de gauche est entretenue en France depuis les années 2000. Pour faire craquer le vernis il importe donc de comprendre ce qui se cache sous les contresens et le brouillage intellectuel mis en place par Arendt elle-même.        
Commençons par un petit florilège avant de nous attaquer à certains ouvrages. Une sorte d’échauffement avant l’effort :        
« Si un être humain perd son statut politique, il devrait, en fonction des conséquences inhérentes aux droits propres et inaliénables de l’homme, tomber dans la situation précise que les déclarations de ces droits généraux ont prévue (NdR : « les droits de l’homme »). En réalité, c’est le contraire qui se produit. Il semble qu’un homme qui n’est rien d’autre qu’un homme a précisément perdu les qualités qui permettent aux autres de le traiter comme leur semblable ». Les liens nationaux sont supérieurs aux droits humains et accorder des droits « universels » à des « sauvages nus » revient à ramener les nations civilisées au rang de sauvages ».
On reconnait ici le thème du « Blut und boden » (le sol et le sang) qui fut le socle constitutif de l’idéologie nazie.       

Pratique : années 1950, Arkansas USA. Neuf lycéens noirs avaient cherché pacifiquement à faire valoir leur droit de fréquenter une école publique anciennement réservée aux blancs (Affaire des « neuf de Little Rock ». Arendt écrit : « Réflexions sur Little Rock ». Sous l’influence de la Révolution française, la notion de sphère publique a été étendue aux questions sociales telles que le travail ou le logement. Elles viennent envahir le domaine du politique, à savoir la liberté, ce que désapprouve Arendt. Car pour elle, la ségrégation des Noirs est une question d’ordre social. Cela signifie, suivant son schéma de pensée, qu’en ordonnant la déségrégation, les autorités politiques (parmi lesquelles elle inclut la Cour suprême), s’immisceraient dans des affaires ne concernant pas leur champ de compétence. C’est la raison pour laquelle elle conteste au « gouvernement tout droit de [lui] dire en compagnie de qui [son] enfant reçoit cette instruction » (in « Réflexions sur Little Rock »).     
Contre l’universalisme hérité des Lumières et de la Révolution française, Arendt promeut en conséquence une pensée communautariste de type anglo-américain. Selon cette approche, chaque communauté est libre de vivre avec les siens sans que les pouvoirs publics puissent la contraindre à s’ouvrir. Comme l’affirme Arendt, si en tant que Juive, elle veut passer ses vacances au milieu d’autres Juifs, personne ne saurait l’en empêcher. La ségrégation serait la conséquence de la liberté de constituer une communauté !      

Arendt et le travail :    
Dans « La condition de l’homme moderne », le parti-pris de repérer de l’absolument nouveau dans les Temps présents, qui accompagne l’introduction de la conception du totalitarisme et tourne le dos aux Temps de la modernité des Lumières, conduit Arendt à poser la partition : travail/œuvre/action. La fonction de cette partition a pour enjeu manifeste d’accorder à l’action (qui n’est pas un fabriquer, et qui, par suite, ne vise à aucun accomplissement et ne s’évalue nullement à une quelconque effectivité utilitaire) une valeur absolue et d’en faire le critère de l’humain. En réservant la vie à la condition humaine du travail, l’œuvre à l’appartenance au monde, et l’action et la parole, seules à être du registre de la pluralité, à ce qui fait la valeur de l’homme, comme être en communauté, Arendt disqualifie le travail, et, avec lui, le rôle des travailleurs et leur rôle social.  
Ceux-ci relèvent de l’animal social et non de l’humain, proprement dit. Les travailleurs sont relégués au rang de l’animalité de l’homme et ne sont pas des hommes authentiques. Dans un même mouvement, Arendt coupe le politique du social (envers lequel elle affiche un mépris sans bornes), l’action et la parole de la satisfaction de la vie, et rejette les travailleurs dans les ténèbres des brutes. Le dispositif désarticule complétement la vie sociale et la vie politique, entérine la répudiation de la question de la société au profit de la communauté d’un « nous » sûr de lui, disqualifie le rôle des travailleurs, de sorte que l’on pourrait dire que « l’assiette » de la circulation de la parole et de la compétition dans l’action est ici bien restreinte, et se réduit à une démocratie entre les « meilleurs ». Dès lors qu’en est-il de cet élargissement (l’espace social, le « nous ») si l’animal laborans en est d’emblée exclu ? ».

Cet aristocratisme désincarné n’est pas seulement l’expression d’une pensée ordinairement conservatrice, voire réactionnaire, car elle se trouve articulée à un couple notionnel qui oppose la vie animale partagée par toutes les espèces vivantes (qui inclurait le travail et à laquelle serait ainsi rabaissé le souci de la société et l’intérêt pour les questions sociales) à la vie authentiquement humaine. Voilà l’humanité divisée entre une pure et simple animalité sans distinction avec les autres espèces vivantes, d’un côté, et une autre humanité, qui, seule, mérite son nom. Le jargon de l’authenticité vient cliver l’humanité et opérer une discrimination entre ce qui est rejeté dans l’inhumanité de l’homme et ce qui est seul représente son humanité.

Arendt entend poursuivre la pensée d’Aristote, et se recommande ici d’une distinction qui serait grecque, et précisément aristotélicienne entre la vie comme zoe et la vie comme bios. Or, comme le démontrent les philologues hellénistes comme Laurent Dubreuil, cette différence entre zoé et bios ne se trouve pas ni dans la langue grecque ni dans la pensée d’Aristote qui utilise indifféremment les deux termes de sorte qu’ « en aucun cas, bios n’est réservé aux humains, ni à l’exercice politique » (L. Dubreuil). On mesure par là le pas de géant que fait Arendt dans la récusation d’une commune mesure entre les hommes, allant bien au-delà d’une position conservatrice et bien au-delà des distinctions grecques, lesquelles, pour leur part, ne divisent pas la nature humaine entre les hommes de zoé (inauthentiques) et les hommes de bios (authentiques). Cette distinction est essentielle dans l’ouvrage d’Arendt La condition de l’homme moderne. Or, il est significatif que, tout entière lestée de sa falsification des grecs et de son idéologie contre ceux qui ne sont pas des hommes, qui ne vivent ni ne meurent en hommes, cette distinction provient en droite ligne de la pensée de Heidegger : dans son cours sur « Le Sophiste », Heidegger avait été le premier à avancer cette distinction, sous le couvert d’Aristote, entre zoé « la vie au sens de la subsistance propre aux hommes en liaison avec les bêtes et les plantes » et bios, « la vraie vie au sens de l’existence caractérisée par la poursuite d’une action en vue d’une fin », en l’attribuant à Aristote. Ainsi, Arendt s’appuie sur un partage qui consacre un rejet de certains hommes (tout le peuple laborieux « animal laborans ») dans les ténèbres de l’animalité et de l’inhumain et contresigne une distinction venue d’un penseur nazi : Natalité/mortalité. On mesure là aussi combien Arendt pense, sans que cela ne vienne en rien la troubler, dans la culture nazie et combien certains des couples de concepts les plus opératoires sont, pour ainsi dire, autant de variations sur des thèmes de l’idéologie allemande du nazisme. Elle les refait fonctionner en même temps qu’elle les réhabilite et les popularise. C’est sur une telle base ontologique qu’Arendt en vient à critiquer la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, qui reconnaissait à tous une égale dignité en vertu du seul critère de la naissance. Dans une lettre de 1964 à son amie Mary Mc Carthy, elle écrit au sujet de l’égalité : « Le vice principal de toute société égalitaire est l’envie (…). Et la grande vertu de toutes les aristocraties, me semble-t-il, on la trouve dans le fait que les gens savent toujours qui ils sont, et donc ne se comparent pas aux autres. Cette permanente comparaison est vraiment la quintessence de la vulgarité ».           

La banalité du mal ?    
Quelques mois après le procès d’Adolf Eichmann, Arendt publie « Eichmann à Jérusalem ». Elle y forgeait un concept désormais célèbre : la « banalité du mal ». La « banalité du mal » désignait pour Arendt cet écart glaçant entre l’énormité du crime et la médiocrité de ses auteurs. Elle y voyait en outre la confirmation de sa théorie du totalitarisme et de la destruction de l’individualité par la domination des bureaucraties de masse. Elle prétendait enfin rompre avec une compréhension millénaire du mal comme fruit de mobiles malveillants, animant des monstres que leur perversité séparait du commun des mortels. Pour elle, Eichmann ne pensait pas. Mais cette vision toute Arentdienne correspond-elle à la vérité et que sous-tend elle ?    
Un concept historiquement inexact : Arendt reprend la ligne de défense d’Eichmann lui-même, il nous fait croire qu’il n’aurait été mu par aucune intention maligne et qu’il agissait sans penser (à mal). On ne doit pas me condamner, plaidait l’ancien SS, car je ne faisais qu’obéir aux ordres et je n’étais qu’un modeste rouage de la mécanique nazie. Mais Eichmann a pris des initiatives et a fait preuve d’une inventivité lugubre – manifestant une « énergie obsessionnelle de ne laisser échapper aucun juif ». Le concept de « banalité du mal » élève ainsi à la dignité philosophique un autoportrait complaisant d’Eichmann en victime du système. Et il donne une noblesse métaphysique usurpée aux mensonges historiques d’un accusé soucieux de sauver sa peau. Nous savons qu’Eichman fut au contraire un fonctionnaire très zélé, y compris lors de la « nuit de cristal » durant laquelle il cassait, avec ses subordonnés, des objets religieux dans les synagogues. Allant jusqu’à menacer de se suicider, arme à la main, dans les bureaux nazis pour qu’on l’autorise à accélérer la déportation des juifs …    
Arendt, elle, était soucieuse de sauver la « pensée » – la culture et la philosophie allemandes. La « banalité du mal » vient ainsi reproduire le geste des théodicées classiques : le mal est partout, et Dieu est l’auteur de toute chose. « Mais si ce Dieu est celui qui a permis le mal, comment peut-il encore être bon ?» Il s’agissait, pour des auteurs comme saint Thomas, de montrer que le mal n’existe pas : il n’est que manque et privation. Le seul coupable est l’homme « grâce » à son libre arbitre. Arendt, reprend ce thème pour sauver la haute culture : «La cause à défendre est celle de la pensée comme source du bien […]. Si Eichmann ne pense pas, alors la pensée est sauve.» Pour rendre plausible cette thèse, il faut malheureusement s’éloigner des faits – oublier que les nazis savaient ce qu’ils faisaient et s’y dévouaient avec un fanatisme assumé. Il faut également remplacer l’analyse minutieuse des causes historiques transformant des gens ordinaires en tueurs froids par une thèse métaphysique tellement abstraite qu’elle finit par ne plus rien dire du tout : « On peut empiler des cadavres, exhiber les criminels ; on pourra toujours continuer à dire que le mal n’existe pas, qu’il est banal, radical ou absolu. A ce niveau de généralité, […] c’est devenu un énoncé métaphysique qui semble dire quelque chose sur la réalité, mais qui n’a plus de pertinence. » (I.Delpla).
Problème méthodologique : Le problème, c’est que la notion de la « banalité du mal présente aussi un défaut de fabrication majeur : « Arendt n’était présente que lors des journées d’ouverture du procès, dans laquelle la défense présentait son point de vue. Après son départ les pièces à conviction et les témoignages présentés montraient Eichmann come comme beaucoup plus activement engagé. La vision de Arendt est liée au matériel partiel auquel elle a été exposée » D. Cesarini.     
Non, le mal n’est pas banal – il ne surgit pas tout armé du néant de la pensée. C’est un produit politique dont les origines : nationalisme, racisme, propagande, conformisme … sont parfaitement analysables. Si l’on veut s’y opposer, l’illusion métaphysique, idéaliste, ne sert à rien.

 

Note à l’attention des élèves et étudiants en philosophie : Attention, continuez de faire semblant de vénérer Hannah Arendt dans vos copies, car vos profs la vénèrent ! Au lycée ils ne sont au courant de rien, et à la fac , ils sont compromis.

 

Bibliographie succincte :

 

Entre Chiens et Loups. Dérives politiques dans la pensée allemande que 20ième sicle – Edith Fuchs – Editions du félin – 2011.

 

Une histoire consternante. Pourquoi des philosophes se laissent corrompre par le « cas Heidegger » - Hassan Givsan PUF – 2011.

 

Arendt et Heidegger. Extermination nazie et destruction de la pensée Emmanuel Faye  Albin Michel  - 2016.


Adolf Eichmann – David Cesarini –Tallandier – 2021.   

Le mal en procès - Eichmann et les théodicées modernes - Isabelle Delpla – 2011.

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