vendredi 2 juin 2023

Sujet du Merc. 07 Juin 2023 : La vieillesse dans les « Essais » de Montaigne

 

La vieillesse dans les « Essais » de Montaigne
« Les ans m’entraînent s’ils veulent, mais à reculons ! » (III, 5)

 

 

Montaigne écrivit les Essais après sa retraite le 28 février 1571 (jour de ses 38 ans !) et se considérait dès 40 ans comme « engagé dans les avenues de la vieillesse » (II, 17), avec une « bascule » vers l’âge de 30 ans. L’affirmation de sa nature vieillissante est pour lui une manière de légitimer son livre :

 

« J’ai choisi le temps où ma vie, que j’ai à peindre, je l’ai toute devant moi : ce qui reste tient plus de la mort. » (III, 12).

 

Il accepte la vieillesse comme inéluctable, mais avec un regard rétrospectif :

 

« Les ans m’entraînent s’ils veulent, mais à reculons ! » (III, 5)

 

La vieillesse est vécue comme une succession de morts partielles, qui l’éloignent progressivement de son identité… qui est celle de sa jeunesse.

 

« Nous ne sentons aucune secousse quand la jeunesse meurt en nous, qui est, en essence, en vérité, une mort plus dure que n’est la mort entière d’une vie languissante, et que ne l’est la mort en la vieillesse. » (I, 20)

 

«La dernière mort en sera d’autant moins pleine et nuisible ; elle ne tuera plus qu’un demi ou un quart d’homme. Voilà une dent qui me vient de choir, sans douleur, sans effort : c’était le terme naturel de sa durée. Et cette partie de mon être et plusieurs autres sont déjà mortes, autres demi-mortes, des plus actives et qui tenaient le premier rang pendant la vigueur de mon âge » (III, 13)

 

« Ce que je serai dorénavant, ce ne sera plus qu’un demi-être, ce ne sera plus moi » (II, 17)

 

Sa vieillesse a été pour Montaigne un temps de lecture… et d’écriture :

 

« Le commerce des livres me console en la vieillesse et en la solitude. Il me décharge du poids d’une oisiveté ennuyeuse ; et me défait à toute heure des compagnies qui me fâchent » (III, 3)

 

Il revendique le droit de ne pas être sage… :

 

« J’aime mieux être moins longtemps vieil que d’être vieil avant que de l’être. Jusques aux moindres occasions de plaisir que je puis rencontrer, je les empoigne » (II, 5).

 

« C’est injustice d’excuser la jeunesse de suivre ses plaisirs et défendre à la vieillesse d’en chercher » (III, 9).

 

Ce qu’il redoute, par contre, c’est l’éventuelle douleur liée à la mort… mais surtout et avant tout le cérémonial entourant la mort :

 

« Il est croyable que nous avons naturellement crainte de la douleur, mais non de la mort à cause d’elle-même : c’est une partie de notre être non moins essentielle que le vivre » (III, 12)

 

«  Je crois à la vérité que ce sont ces mines et appareils effroyables, de quoi nous entourons [la mort], qui nous font plus de peur qu’elle : une toute nouvelle forme de vivre, les cris des mères, des femmes et des enfants, la visitation de personnes étonnées et transies, l’assistance d’un nombre de valets pâles et éplorés, une chambre sans jour, des cierges allumés, notre chevet assiégé de médecins et de prêcheurs ; somme toute horreur et tout effroi autour de nous. Nous voilà déjà ensevelis et enterrés » (I, 20)

 

« Je veux qu’on agisse, et qu’on allonge les offices de la vie tant qu’on peut ; et que la mort me trouve plantant mes choux » (I, 20)

 

Pour lui, face à la mort, ce qui importe c’est surtout la conduite qu’il convient d’adopter avant sa survenue, en vivant « au jour le jour », avec un discours qui a évolué entre le 1er tome – avec Philosopher c’est apprendre à mourir (I, 20) – et le 3e tome des Essais, où il apparaît beaucoup plus épicurien que stoïcien :

 

« Le plus long de mes desseins n’a pas un an d’étendue : je ne pense désormais qu’à finir ; je me défais de toutes nouvelles espérances et entreprises ; je prends mon dernier congé de tous les lieux que je laisse, et me dépossède tous les jours de ce que j’ai. » (II, 2)

 

« A voir les efforts que Sénèque se donne pour se préparer contre la mort, à le voir suer d’ahan pour se raidir et pour s’assurer, et se débattre si longtemps en cette perche, j’eusse ébranlé sa réputation, s’il ne l’eût en mourant très vaillamment maintenue (...). Regardons à terre les pauvres gens que nous y voyons épandus, la tête penchante après leur besogne, qui ne savent ni Aristote ni Caton, ni exemple, ni précepte ; de ceux-là tire nature tous les jours des effets de constance et de patience, plus purs et plus roides que ne sont ceux que nous étudions si curieusement en l’école. » (III, 12)

 

Il se prononce enfin, dans l’essai Coutume de l’île de Céa (II, 3), en faveur du suicide en estimant qu’il peut être légitime dans deux circonstances :

 

« La douleur insupportable et une pire mort me semblent les plus excusables incitations. »

 

 

 

 

Ce « Philo-pistes » a été établi à partir d’extraits de La vieillesse dans les « Essais » de Montaigne, par Philippe Albou, Revue Gérontologie et société 2005/3 (vol. 28 / n° 114), p. 75 à 83.

mardi 30 mai 2023

Sujet du Merc. 31/05/2023 : " Où que tu sois, creuse profond". Nietzsche

 

où que tu sois, creuse profond".  Nietzsche

Si les hommes marchaient sur la tête, penseraient-ils autrement ? Je veux dire, la proximité du sol, de la terre, les rendraient-ils moins … tête en l'air ? Le problème de la philosophie viendrait-il de notre position dans l'espace ? Les pieds sur le sol, la tête dans les nuages. Oh, c'est vrai pas si haut. Mais la tendance est là. Et puis dès qu'on a appris à marcher, pourquoi regarder le sol ? On oublie même qu'on a dû apprendre à marcher. On regarde l'horizon et on cherche à savoir ce qu'il y au-delà. On regarde le ciel et on est saisi par l'infini de ce que l'on voit : les astres, les étoiles … inaccessibles. Alors on se met à rêver et puis on se rappelle Nietzsche : " où que tu sois, creuse profond ….".

 

Drôle d'idée. Idée de fossoyeur. Que vient-il nous raconter ce philosophe qui devint fou. Creuser, mais pour quoi faire ?  L'herbe que nous broutons ne nous suffit-elle pas ? La beauté des pâquerettes et des chênes ne comble-t-elle pas nos cœurs émus ? Et ces étoiles qui scintillent au plafond de la chapelle Sixtine ne sont elles plus le signe de notre devenir : poussière d'étoiles.

Ne suffit-il pas de vivre comme la bête du troupeau ? encore faudrait-il creuser profond, comme pour creuser sa tombe ? Plaisir morbide que tout mortel sensé rejette comme la dernière des propositions indécentes. Creuser, mais ça fatigue ! Rêver, imaginer, laisser flotter sa tête hors de son corps - homme-hors-sol - mais quel bonheur !

Ainsi va le monde, les plantes qui nous nourrissent, les animaux que nous ingérons, les fruits que nous savourons, sont peu à peu devenus à notre image, comme nos dieux. Qu'il pleuve, vente ou neige, plus de soucis, leurs racines, leurs sabots, leurs pattes, ne leur servent plus à rien. Seul compte ce qui dépasse. Ce que l'on voit. Et on se moque du reste.

Alors le philosophe s'acharne. Inlassablement il répète : "où que tu sois creuse profond …" et les têtes humaines ont bien du mal à le suivre, si sûres de leur supériorité. Si persuadées de l'évidence de leurs créations sublimes. Comment après tant de siècles et de millénaires, comment après tant de progrès dans les arts et les sciences, comment après tant de génies : Sophocle, Platon, Galilée, Newton, Einstein et quelques autres, comment nous proposer - où que nous soyons - de "creuser profond"; nous qui avons fait cent fois la preuve que nous sommes si "profonds".

L'homme moderne décidemment à du mal à retenir sa tête qui, comme un ballon d'enfant, prend du volume en se remplissant d'air et qu'il contemple, ravi par le chef d'œuvre de la baudruche.

Et pourtant de petits incidents devraient alerter  homo sapiens. Que l'âge ou la maladie vienne et voilà que ses articulations lui font mal, mille maux le guettent et sa tête n'y peut rien. Inexorablement ses facultés mentales vont s'amenuiser, tout comme son corps va s'éteindre. Alors ils se lamente, ou il subit; mais quoiqu'il en soit il n'y peut rien. Alors - cas majoritaire - il se console. Après la mort il ira ….. au ciel, bien sûr ( si quand bien même on l'ensevelit ), rejoindre la chimère qu'il a inventé pour apaiser son angoisse. Ou bien - cas minoritaire - il considère qu'il va restituer au cosmos les quelques particules élémentaires qu'il lui avait emprunté pour le temps de sa vie.

Homo sapiens devrait être plus pertinent. Levant les yeux au ciel il devrait s'apercevoir que celui-ci n'est pas remplit de cadavres, mais que le sol - lui -, la terre - elle -, en sont jonchés.

S'il veut dévoiler son avenir il faut qu'il devienne un archéologue de la pensée, il devrait prendre au sérieux l'injonction de Nietzsche : " où que tu sois, creuse profond ….". Il n'y a rien a attendre du ciel et des chimères que les hommes y ont placé. Mais que de secrets encore dans cette terre que nous piétinons allégrement comme si elle était un dû. Les peuples anciens ne s'y étaient pas trompés, eux. S'est-on posé la question de savoir pourquoi ils la respectaient tant ? Tout vient de là, eau, nourriture, conception de l'espace et du temps ; idées donc.

Pourquoi les puissants ont-ils toujours méprisés ce dont ils tiraient leurs ressources ?  Pourquoi les puissants de ce monde ont-ils eu recours aux esclaves, aux serfs, aux paysans, aux ouvriers, pour remuer, fouiller, ensemencer, retourner, creuser, forer cette terre, lui arracher ses richesses, pendant qu’eux se consacraient à des tâches bien plus "nobles" : la guerre, édifier des palais, payer des artistes et des clercs… ?

Si nous voulons enfin arrêter de marcher sur la tête, tout en vivant comme une croyance que nous ne sommes que des êtres bipèdes tributaires du sol et de la gravité, opérons un retournement dialectique : marchons sur nos pieds et remettons notre tête à sa juste
place : petit logement d'un conscience toute récente de ce que nous sommes et du monde qui nous entoure. Prolongement de nos sensations. Et avec nos mains et une vue acérée, creusons la terre qui est notre réalité tangible. Nous y découvrirons des racines qui s'enfoncent toujours plus loin, toujours plus profond. Soyons persuadés que nous n'atteindrons point la profondeur du raisonnement par le haut (la métaphysique se plie elle aussi aux lois de la gravitation ! ), mais en étant radicaux, c'est-à-dire, au sens strict, en ALLANT A LA RACINE  de toute chose.

Alors peut être comprendrons nous mieux l'injonction du philosophe : " où que tu sois, creuse profond, n'écoute pas les hommes en noir, crier "en bas c'est toujours
 l'enfer !", en bas jaillit la source
".


samedi 20 mai 2023

Sujet du Merc. 24/05/2023 : L’art est il innocent ?

 

                             L’art est-il innocent ?

"Là-bas, au milieu des pierres, il faut lutter. Parfois le vent est plus fort, parfois les hommes."
Cécile de Tormay

 

C’est à l’occasion de la visite de l’exposition portant pour titre CHOREGRAPHIES SUSPENDUES, qui s’est tenue au carré d’art de Nîmes en 2006, que la question de savoir si l’art est innocent m’est venue. En effet, huit artistes vietnamiens contemporains proposent des installations qui confrontent les scénarios existants entre comportement collectif, système de classe et emprise idéologique, dans le contexte de diaspora où ils s’inscrivent intellectuellement et physiquement. 

Déjà, à l’entrée de l’exposition, nous apercevons une tête, une grosse tête décapitée. Une tête dorée qui pend à une grosse chaîne. C’est la tête gisant au sol de Lénine. L’œuvre peut être qualifiée de belle pour certains, d’intéressante pour d’autres. Mais l’objectif de l’artiste était-il de rester à ces considérations classiques de l’art ? Est-ce vraiment innocent de choisir cette tête là plutôt qu’une autre ?

L’idée que nous avons souvent de l’art, c’est qu’il est une sorte de moyen d’évasion. Nous voyons généralement dans l’art une sorte de moyen de nous donner des extases colorées ou musicales dont la seule fonction serait de nous faire oublier cette réalité terne et brutale dans laquelle nous vivons. Dès lors, l'art ne serait pas capable de changer de quelque manière que ce soit la réalité.

    Cependant, c’est oublier les efforts surhumains déployés par l’art pour dénoncer, dépasser, élever, transfigurer la réalité elle-même. C’est oublier une constante, souvent retenue dans l’opinion, selon laquelle l’art véritable, c’est celui qui est sensé faire « passer un message », être un « art engagé », ce qui contredit complètement l’hypothèse précédente. L'artiste ne guide-t-il pas le regard des hommes ?

L’art est un moyen infaillible pour émouvoir les hommes. Emouvoir implique mouvoir, faire bouger dans un sens ou un autre. Mais s’il faut faire bouger les hommes, cela ne signifie-t-il pas en l’occurrence qu’il faut les mener à un lieu bien précis ? Ce lieu est-il pur hasard, intuition, inconscience ? Peut-on imaginer une collaboration entre art et idéologie ? Et si l’art était lui aussi serviteur de maîtres, peut-on encore rêver sur la soi disant liberté de l’artiste ?

Voilà ce que nous apprenons dans un livre intitulé «  de l’intelligence de l’anti communisme ». Dans les années 50, 60, la CIA a soutenu et mis au devant de la scène internationale des artistes aujourd’hui très célèbres, dont les œuvres se vendent à des millions de dollars.  

Donald Jameson, ex fonctionnaire de l’agence, est le premier à admette que le soutien aux artistes expressionnistes entrait dans la politique de la « grande longe » (long leash) en faveur des intellectuels. Stratégie raffinée : aux yeux de la CIA, ce mouvement artistique montrait l’existence d’une créativité, d’une grande liberté et d’une vitalité spirituelle, artistique et culturelle de la société capitaliste, contre la grisaille de l’Union soviétique et de ses satellites. La guerre froide se faisait sur tous les fronts: «L’expressionnisme abstrait permettait de faire apparaître le réalisme socialisme comme encore plus rigide et confiné qu’il ne l’était» explique l’ex-agent à The Independent.

Par ailleurs, les hommes ont toujours eu recours à de grands mythes pour expliquer l’univers et organiser le chaos. Qu’on les appelle aèdes ou griotsHomère et les autres ont été de grands conteurs. Cette tradition du récit comme vecteur d’un message traverse l’histoire humaine, depuis les hommes des cavernes jusqu’aux superproductions hollywoodiennes…


De nos jours, le conte de fée a pris une autre forme : le storytelling ou conte de faits ou mise en récit. C’est une méthode utilisée en communication fondée sur une structure narrative du discours qui s'apparente à celle des contes, des récits. Le conte de faits ou storytelling est l'application de procédés narratifs dans la technique de communication pour renforcer l'adhésion du public au fond du discours. 

La technique du storytelling se fonde sur une trilogie : « capter l’attention / stimuler le désir de changement / emporter la conviction par l’utilisation d’arguments raisonnés ». L’utilisation d’histoires et de formules symboliques (équivalentes au « il était une fois » des contes pour enfants) à chacune des trois étapes permet au public de mettre provisoirement de côté son cynisme et de garder un esprit ouvert au message transmis. 

Selon Christian Salmon, l’application des recettes du marketing à la vie publique conduirait à « une machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits ». Les spin doctors, spécialistes du détournement de l’attention des électeurs par des « histoires » sans cesse renouvelées conduiraient à un appauvrissement de la démocratie. Ce chercheur au CNRS explique que l'avènement du storytelling en politique s'est produit aux États-Unis avec l'arrivée au pouvoir de Ronald Reagan et que ses successeurs ont perpétué voire radicalisé cette stratégie s'avérant très efficace. Il considère également que le storytelling s'est propagé en Europe, notamment en France, ce qu'il illustre en faisant référence à la campagne électorale de 2007. 

D'après lui, les deux principaux protagonistes de celle-ci, Nicolas Sarkozy et Ségolène Royal, se sont avant tout affrontés sur le terrain de leurs histoires personnelles et de leur capacité à mythifier celles-ci, plutôt que dans le domaine des idées, dérive rendue possible par la complicité des médias et le rôle croissant des conseillers en communication. Cet exemple symbolise aux yeux de l'auteur les effets délétères du storytelling sur la démocratie.

Création d’artistes, ou fabrication d’histoires, la question de fond serait donc de savoir quel rapport l’art entretient avec les hommes, la réalité, s’il est dans son essence de les délaisser, s’il est de son essence de chercher à les montrer sous un autre jour. Si l’art est d’essence politique, peut-il clamer son innocence ? 

dimanche 14 mai 2023

Sujet du Merc. 17 Mai 2023 : Et si on parlait de rien ?

 

ATTENTION : NOUVEAUX  HORAIRES   -  DE 19 à 21H


                                Et si on parlait de rien ?

Rien ce n’est pas grand-chose. Parfois c’est moins que ça. Au café philo nous parlons de tout et de rien. Reste à savoir si c’est séparément ou en même temps !

Et puis sommes-nous si sûrs que cela de parler de tout et de rien ? Après tout un café philo c’est fait pour parler de quelque chose : de philosophie.

La philosophie serait elle ni du tout, ni du rien ?

On pourrait tenter une définition de la philosophie à partir de ce constat d’évidence. La philosophie a-t-elle pour vocation a être un exercice de réflexion totalitaire (globalisant, enveloppant tous les champs de pensée) ? Ou bien est elle un exercice nihiliste qui déconstruit, décortique, anéanti toutes certitude, croyances … ?

Leibniz disait : « pourquoi y a t il quelque chose que rien ?». Etrange question. Si on est quelque chose (un être humain par exemple), comment pensez le rien absolu, l’absence totale de tout ?

Le rien serait il un jeu conceptuel ? Une expression abstraite pour le non-existant ? Ni pensée, ni matière ?

Discuter sur le rien ne reviendrait il pas alors à une absence de discussion. ? Que serait une discussion où on essaierait de ne parler de rien ? Une page blanche pour un écrivain manchot ?

 

Pourtant ce soir c’est bien à cela que nous sommes conviés à nous exprimer ! « Et si on parlait de rien ».

Au fond nous avons une solution, faire comme si de rien n’était et parler de rien comme concept.

Nous l’avons dit ci-dessus, si la philosophie se contentait de parler de rien elle se lancerait dans un exercice nihiliste. Questionnons donc le nihilisme :

 

Si Dieu n’existe pas, tout est permis. Par ce biais, le nihilisme est une idéologie qui justifie un activisme politique qui peut verser dans le terrorisme. Mais il est aussi utilisé pour souligner le « néant » qui caractérise l’homme des temps modernes et que nombre de phénomènes accuse : « mort » de Dieu, mépris d’êtres humains gérés comme autant de « ressources », génocides et famines rationnellement organisés, vide d’une culture rabaissée au rang d’obscénités publiquement étalées. En deçà de ses manifestations historiques, le nihilisme provient d’une négation. Que nie le nihilisme ? Ce qui, de toute évidence, est. Nietzsche précise : « Les valeurs les plus élevées se dévaluent » . Ce qui était auparavant estimé, comme le vrai, le beau, le bien, perd son sens.

Arrêtons-nous sur l’idée de vérité. Dire la vérité consiste à faire apparaître ce qui est ; masquer ce qui est sciemment revient à dire le faux, à mentir. Dire le faux sans s’en rendre compte, c’est commettre une erreur. Si rien n’est, toute quête de vérité est illusoire. Il n’est guère difficile de reconnaître ici le credo d’une doxa contemporaine : il n’y a pas de vérité, à chacun ses opinions. Parce que le nihilisme peut s’afficher avec bonhomie, rappelons le mot de Nietzsche : il est « le plus inquiétant de tous les hôtes » . Il se nie sournoisement et, occasionnellement, peut fêter sa victoire à travers « idéaux » imposés par la violence ou, de façon plus civilisée, au nom d’une « liberté d’opinion » autorisée à répandre des mensonges.

Le fait que le sens de quoi que ce soit ne jaillisse qu’à partir du moment où l’être humain s’interroge sur lui, que rien ne soit ni vrai ni faux sans êtres humains pour se prononcer sur ce qui est, tout cela fait le terreau du nihilisme. Il ne peut nier ce qui est qu’en renonçant à ce qui est humain. Lévi-Strauss indique : « Cette dévalorisation systématique de l’homme par l’homme se répand, et ce serait trop d’hypocrisie et d’inconscience que d’écarter le problème par l’excuse d’une contamination momentanée » . Ce type d’attitude, cependant, a déjà été illustré par Platon, à travers un personnage discret du célèbre dialogue Le Banquet. Il s’agit d’Apollodore, le narrateur. Parce que le philosophe cherche à discerner ce qui est au milieu des apparences, il peut être perçu comme un être « au-dessus » du monde et des autres. C’est dans cette posture que l’on découvre Apollodore. Glaucon lui demande de raconter la fameuse soirée rapportée par Le Banquet. Apollodore se prépare avec plaisir à « parler de philosophie », mais ajoute : « Quand au contraire j’entends d’autres propos, les vôtres en particulier, ceux de gens riches et qui font des affaires, cela me pèse et j’ai pitié de vous mes compagnons, parce que vous vous imaginez faire quelque chose alors qu’en réalité vous ne faites rien » Ne pas faire de philosophie, c’est ne rien faire. Platon indique ici ce que pourrait être une caricature de la philosophie socratique. Ce que font les hommes, dit Socrate, sont des idoles (eidôla), plus ou moins éloignées de l’idée qui les guide. La philosophie n’est donc pas une négation du monde ni des hommes. Comme l’indique Heidegger, le « mè on » platonicien n’est pas un simple « rien », mais désigne ce qu’il ne faut pas prendre pour la norme de ce qui est . Le souci philosophique de la vérité réclame une attitude critique, qui consiste bien à séparer ce qui est, ce qui n’est pas, ce qui passe pour être. La dialectique platonicienne laisse paraître la « séparation » mais aussi le rapport inapparent des idoles aux idées, à l’insu de ceux qui œuvrent et travaillent sans faire profession de philosophe : artisans, poètes, médecins, architectes, sophistes, hommes politiques. L’attitude philosophique fait jaillir ce qui, au quotidien, semble n’être rien : l’idée, au-devant de laquelle se projettent les ombres qu’il ne faut pas idolâtrer. Il n’y a d’ombre que par le rayonnement d’une lumière. La philosophie se soucie de cette lumière afin de montrer ce que les idoles imitent avec plus ou moins de justesse. Faire de la philosophie consiste à clarifier le rapport mal assuré aux idées afin de « retrouver le chemin de chez-nous », soit de comprendre le monde où il nous est donné de vivre.

Apollodore est la figure prémonitoire d’une interprétation malheureuse de la philosophie de Platon comme doctrine sur « deux mondes ». Ce n’est pas un hasard si Platon le présente comme un rapporteur, non comme  un penseur. Voir les activités humaines comme un néant coupe à sa racine la possibilité de penser. Il préfigure ce que l’Occident nommera le nihilisme. Il reste certes le fidèle messager d’une pensée en dialogue. Mais Platon indique déjà que le nihilisme est un rejeton dogmatique de la philosophie, devenue étrangère à elle-même, une fois conçue comme doctrine. Le nihilisme à venir pourra usurper l’attitude critique du philosophe en se prévalant d’un certain sang-froid et d’une certaine hauteur : rien n’est au-dehors d’opinions et de doctrines conventionnelles que l’on peut éventuellement exposer.

Le foisonnement « d’informations » qui laisse croire que plus rien n’est à penser par soi-même est sans doute une forme contemporaine du nihilisme. La pensée se fige dès lors qu’aucune question ne vient la solliciter en propre. Ce manque suscite l’agressivité, déjà si bien illustrée par Platon (Le Banquet, 173 d) : « Tu es toujours le même Apollodore, toujours à dire du mal  de toi-même et des autres et tu me donnes l’impression de penser que, Socrate excepté, absolument tous les hommes sont des misérables, à commencer par toi. […] dans les propos que tu tiens, tu es toujours agressif  contre toi-même et les autres, à l’exception de Socrate. » La négation des activités humaines permet de masquer, non sans un certain snobisme, la difficulté de penser. Les dialogues platoniciens sont des expériences de penser, où le plaisir de découvrir une vérité, si souvent souligné par Platon, s’oppose à la pure et simple hargne dénonciatrice.

 

Là où le philosophe s’attarde à faire paraître la richesse foisonnante de ce qui reste à comprendre, le nihiliste sermonne en agitateur : regardez, il n’y a rien à voir ! Le nihilisme n’autorise pas seulement la destruction d’une humanité considérée comme un rien. Platon montre qu’il tend à justifier l’absence de pensée en la détournant de ce qui la nourrit, la contemporanéité d’une question elle-même ancrée dans un monde partagé. Cette absence de pensée peut être masquée par une assurance prompte à accuser et à dénoncer. Pour cette raison, c’est une erreur de croire que l’on peut combattre le nihilisme en le dénonçant. Penser le nihilisme, ce n’est pas étaler la laideur de ses manifestations.

Le nihiliste, comme Gorgias, peut prétendre savoir répondre à toutes les questions. A la question éminemment philosophique de savoir ce qui véritablement est, il peut partout répondre : rien ! Sous une forme plus savante : tout dépend des conventions, des opinions, des rapports de force historiques en jeu. Le nihilisme détourne de la question de l’être par son apparence séduisante. Dès son commencement, il est à la philosophie ce que les idoles sont aux idées : il croît dans son ombre.


vendredi 5 mai 2023

Sujet du Mercredi 10 Mai 2023 : Se rendre « comme maîtres et possesseur de la nature » Descartes – 1637.

 

      Se rendre « comme maîtres et possesseur de la nature » Descartes – 1637.

 « Dans la grande tradition philosophique au sens strict du terme, de Descartes à Hegel, le mépris de la nature est de rigueur. Descartes est l’un des premiers anti-écologistes…. Plus près de nous, dans la tradition marxiste, il n’y a pas non plus de nature, mais seulement un environnement humain …. D’une façon générale, toute l’histoire philosophique, politique, esthétique, scientifique s’est constituée contre l’idée de nature. » J.L Peytavin, l’écologie est-elle naturelle. 1992.

                                   *                                             *                                         *

« Mais, sitôt que j'ai eu acquis quelques notions générales touchant la physique, et que, commençant à les éprouver en diverses difficultés particulières, j'ai remarqué jusques où elles peuvent conduire, et combien elles différent des principes dont on s'est servi jusques à présent, j'ai cru que je ne pouvais les tenir cachées, sans pécher grandement contre la loi qui nous oblige à procurer autant qu'il est en nous, le bien général de tous les hommes. Car elles m'ont fait voir qu'il est possible de parvenir à des connaissances qui soient fort utiles à la vie, et qu'au lieu de cette philosophie spéculative, qu'on enseigne dans les écoles, on en peut trouver une pratique, par laquelle, connaissant la force et les actions du feu, de l'eau, de l'air, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la Nature. Ce qui n'est pas seulement à désirer pour l'invention d'une infinité d'artifices, qui feraient qu'on jouirait, sans aucune peine, des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s'y trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santé, laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette vie ; car même l'esprit dépend si fort du tempérament, et de la disposition des organes du corps que, s'il est possible de trouver quelque moyen qui rende communément les hommes plus sages et plus habiles qu'ils n'ont été jusques ici, je crois que c'est dans la médecine qu'on doit le chercher. Il est vrai que celle qui est maintenant en usage contient peu de choses dont l'utilité soit si remarquable ; mais, sans que j'aie aucun dessein de la mépriser, je m'assure qu'il n'y a personne, même de ceux qui en font profession, qui n'avoue que tout ce qu'on y sait n'est presque rien, à comparaison de ce qui reste à y savoir, et qu'on se pourrait exempter d'une infinité de maladies, tant du corps que de l'esprit, et même aussi peut-être de l'affaiblissement de la vieillesse, si on avait assez de connaissance de leurs causes, et de tous les remèdes dont la Nature nous a pourvus. » Discours de la méthode. VI partie. 1637.

Question : Pourquoi les hommes s'efforcent-ils de connaître ? Thèse : La science n'a pas qu'un intérêt spéculatif, elle a aussi un intérêt pratique. Elle va permettre de « nous rendre comme maîtres et possesseurs de la Nature ». Eclaircissements :

I°) Nul doute que comme tout grand savant, Descartes commencerait par répondre à la question « pourquoi les hommes d'efforcent-ils de connaître ? » à la manière des Anciens. La connaissance est à elle-même sa propre fin. Connaître a pour vocation de satisfaire une exigence fondamentale de l'esprit humain qui est de savoir, de découvrir la vérité. C'est là, le thème de la science comme activité libérale c'est-à-dire désintéressée. Il y a bien chez Descartes une volonté de savoir pour savoir. Dans une lettre à la princesse Elisabeth, il dit par exemple que même si la connaissance doit nous rendre tristes en dissipant nos illusions, la connaissance de la vérité est un bien supérieur et nous donne du plaisir. Mais ce texte établit que la science, dans sa forme moderne, n'a pas qu'un intérêt théorique, elle a aussi un intérêt pratique. « Pratique » signifie : « qui concerne l'action ». Le terme s'oppose dans le texte à « spéculatif » et on sent que ce dernier prend sous la plume de Descartes une signification péjorative car il est moins synonyme de théorie que de spéculations oiseuses, sans véritable contenu concret, ce qui est le propre de la philosophie enseignée dans l'Ecole. On sait que Descartes est insatisfait de l'enseignement qu'il a reçu ; il rompt avec l'esprit de la scolastique et fonde le savoir sur de nouvelles bases, en particulier sur la seule autorité de la raison. Au début du texte il fait allusion aux progrès qu'il a faits dans l'élaboration de la physique. Celle-ci a pour objectif de dégager les lois de la nature, et Descartes découvre, dans sa propre pratique que ce genre de connaissances peut donner lieu à des applications pratiques forts intéressantes pour les hommes. C'est d'ailleurs, semble-t-il cette prise de conscience qui le détermine à publier ses recherches. « J'ai cru que je ne pouvais les tenir cachées, sans pécher grandement contre la loi qui nous oblige à procurer autant qu'il est en nous, le bien général de tous les hommes ». Gilson remarque « qu'il faut donc distinguer dans l'histoire de la pensée de Descartes, les raisons qui l'ont conduit à réformer ses propres opinions philosophiques ou morales de celles qui l'ont conduit à les publier. C'est le désir de voir clair dans ses pensées et ses actions qui a fait de lui un philosophe ; c'est le désir d'améliorer les conditions matérielles de l'existence humaine qui a fait de lui un auteur ».

2°) Il y a une utilité de la science moderne car la connaissance des lois régissant les phénomènes naturels permet d'intervenir sur eux pour réaliser des fins proprement humaines. Descartes énumère ces fins : Soulager le travail des hommes dans l'exploitation des ressources naturelles par l'invention d'outils, de machines, de savoir-faire permettant de produire l'abondance des biens nécessaires au bonheur, avec moins d'efforts humains. Guérir les maladies tant physiques que mentales et promouvoir par là les conditions d'un progrès moral des hommes car, remarque l'auteur, le bon exercice de l'esprit est en partie conditionné par le bon fonctionnement du corps. Cf. L'image de l'arbre de la connaissance. La morale vient en dernier. Elle est le couronnement de la sagesse et elle doit sans doute beaucoup à la technique (la mécanique) et à la médecine. De fait, la profonde misère et aliénation matérielle ne sont guère propices à la perfection morale. De même le dérèglement du corps et celui de l'esprit, pour autant que l'exercice de ce dernier dépend de conditions physiques, ne le sont pas davantage. La pire des choses qui puisse arriver à un homme disait Descartes, est que Dieu ait mis son âme dans un corps la privant de s'exercer librement. Il faut ici penser à l'aliénation mentale. Allonger l'espérance de vie en luttant contre les maladies mais aussi contre les effets du vieillissement. La science est conçue ici comme le moyen de l'efficacité technique. La connaissance n'est plus une fin en soi. Elle n'est plus un savoir pour savoir mais un savoir pour pouvoir. On va pouvoir l'utiliser à des fins pratiques et elle va « nous rendre comme maîtres et possesseurs de la Nature ».


3°) Il convient de prendre acte de l'importance du « comme » et de la majuscule du mot Nature. Celle-ci signifie clairement que la Nature est une instance supérieure à l'homme et que l'homme n'est pas Dieu. Il ne saurait donc se substituer au créateur et disposer de la Nature comme un souverain. Descartes ne justifie pas, par avance une conquête agressive, dévastatrice de équilibres naturels et ordonnée à d'autres fins que les fins légitimes de l'existence humaine. Il ne cautionne pas une volonté de puissance pour la puissance c'est-à-dire un pouvoir technique désolidarisé du souci de la sagesse.

On sait que c'est là le grand reproche adressé aujourd'hui à la technique par tous ceux qui dénoncent en elle une volonté prométhéenne (titanesque) ayant cessé d'être éclairée par la sagesse de Zeus. Descartes propose une comparaison qu'il faut interpréter en un sens humaniste.
Est maître celui qui a cessé d'être esclave.
Or on est esclave tant qu'on est impuissant et qu'on est condamné par cette impuissance à subir la dure loi de la nature non domestiquée par l'homme : faim, maladies, peurs, mort prématurée, rareté des biens etc. Le pouvoir conféré par la connaissance permet à l'homme de se libérer des puissances d'asservissement et de maîtriser ce qui a commencé par disposer de lui.
Mais il va de soi que la vraie maîtrise et la responsabilité de celui qui a la disposition de quelque chose est d'exercer ce pouvoir avec sagesse. Ce qui suppose que l'usage des moyens techniques doit être réglé par de véritables choix éthiques. » S. Manon.

Et pour finir : un soupçon de spinozisme …..
Si l’on part du fait qu’il n’y a que la nature, alors il n’y a rien qui lui échappe ou qui s’y oppose ; pas même l’âme humaine. Par conséquent, tout ce qui arrive à l’homme est soumis à la nature.

En ce sens, tout ce qui nous arrive dans la vie, notamment ce qui est lié à nos passions, est soumis à la nécessité de la nature. On pourrait affirmer que Spinoza est un déterministe.

Cependant, l’homme peut atteindre la liberté par la connaissance. Pour Spinoza, la liberté n’est pas une question de volonté humaine, mais de compréhension.

 

"Effet de serre" ou effet d'atmosphère ?









 

mardi 2 mai 2023

Sujet du Merc. 03/05/2023 : Pourquoi meurt-on ? Ou finalité(s) de la mort.

 

Pourquoi meurt-on ?

Ou finalité(s) de la mort

 

On peut considérer que la mort est le résultat de l’arrêt des fonctions vitales d’un organisme.

 

La mort est un sujet philosophique complexe et fascinant depuis l’Antiquité. Elle soulève de nombreuses questions sur la nature de la vie, la signification de la mort et comment vivre en sachant que notre temps sur Terre est limité.

Plusieurs questions philosophiques traitent de la mort telles que : (liste non exhaustive)

-        Devons-nous craindre la mort ?

-        La mort est-elle une fin en soi ou une transition vers une nouvelle étape de la vie ?

Les réponses à ces questions varient selon les courants philosophiques et les opinions individuelles. Cependant la philosophie de la mort peut nous aider à mieux comprendre notre propre mortalité et à réfléchir à ce qui est important dans la vie.

Les finalités de la mort peuvent donc être considérées à travers différentes perspectives et de nombreux philosophes ont écrit à son sujet et ont proposé différentes interprétations du phénomène. Voici quelques-unes des plus marquantes des philosophes les plus connus à travers le temps :      


-       Socrate : considérait que la philosophie devait aider les individus à se préparer à la mort         en cultivant leur âme. Pour lui, la mort était soit une fin qui marquait la fin de notre existence, soit une transition vers une vie après la mort. La mort étant l'occasion de rejoindre les dieux

-          Platon : Pour lui la mort est le passage de l’âme d’un monde temporaire et corporel à un monde plus éternel et spirituel. La mort est considérée comme un bienfait car elle permet à l’âme de retrouver sa véritable demeure.

-        Aristote : Selon lui, la vie humaine a une finalité, qui est la réalisation de son plein potentiel et de sa nature essentielle. La mort, pour lui, est une fin naturelle et nécessaire de cette vie, qui permet à l’individu de réaliser cette finalité.

-        Epicure : pour lui la mort est simplement la fin de la sensibilité corporelle et n’a pas de conséquence sur l’âme. Pour lui, le corps et l'âme ne faisant qu'un, au moment de la mort corporelle l'âme meurt aussi. Selon lui, la mort ne doit pas être crainte car elle ne cause pas de souffrance à celui qui meurt.

-        Jean-Paul Sartre : considère que la mort est la seule certitude de la vie et que notre conscience de la mort donne une signification à notre existence. La mort est considérée comme le moment ultime de notre liberté puisqu’elle met fin à notre limitation.

-        Martin Heidegger : selon lui, la mort est la fin ultime de l’existence humaine et elle révèle la nature véritable de la vie. La mort est donc un élément essentiel de l’existence humaine et elle permet de donner un sens à la vie.

-        Albert Camus : lui, croit que la mort est la seule réalité à laquelle nous avons finalement affaire, mais il soutient que la vie doit être vécue pleinement en dépit de cette réalité. Selon lui, la vie doit être confrontée dans toute sa dureté, y compris la mort, et que c’est en acceptant cette dure réalité que nous pouvons trouver le sens de la vie.

En conclusion : On peut dire que la mort peut être perçue comme ayant une finalité. En effet, la mort peut être vue comme une occasion de donner un sens à la vie et de réaliser sa finalité ontologique. Elle peut également être considérée comme une opportunité de transmettre un héritage moral et spirituel à travers les générations futures.

On peut dire que la finalité de la mort nous invite à réfléchir sur notre existence et sur la manière dont nous pouvons réaliser notre plein potentiel en tant qu’être humain...

dimanche 23 avril 2023

Sujet du Merc.26 Avril 2023 : La philosophie de la science.

 

    La philosophie de la science.

 

« I- Introduction à la question: Qu’est-ce que la philosophie ? Jules Lachelier disait : « la philosophie, je l’ignore » puisque celle-ci ne se définit et ne se découvre que par opposition aux autres formes de la culture humaine, c'est-à-dire à ce qu’elle n’est pas ou avec quoi on est en rapport ou en conflit, à savoir : la religion, l’art, la technique et la science ; et c’est son rapport avec la science qui fera l’objet de notre sujet.

 

La question est alors de comparer science et philosophie pour mettre en évidence leur point de ressemblance et de différence et par conséquent leur originalité et s’il y a lieu leur complémentarité.

 

II- Les différences entre la philosophie et la science. La subdivision des sciences en disciplines hautement spécialisées interdit donc à tout homme la prétention au savoir universel et voilà que les différences entre la science et la philosophie sont fondamentales et de plusieurs sortes. Premièrement, ce qui les distingue est leur objet. En effet, la philosophie s’intéresse à toutes les activités de l’esprit : l’art, la religion, la science, la morale… c'est-à-dire elle s’intéresse à tous les problèmes fondamentaux et relatifs à la culture humaine, tandis que la science se limite à l’étude des objets, notamment ceux qui sont d’ordre matériel. Les préoccupations de ces deux disciplines ne sont pas non plus les mêmes. En effet, la philosophie est la tentative d’expliquer la situation de l’homme dans le monde et le monde en fonction de l’homme ; c’est l’homme qui est au cœur de la réflexion philosophique.

 

La science, au contraire, explique le monde dans sa réalité objective comme si l’homme en était absent. De plus, Vialatoux montre que la science et la philosophie sont deux disciplines opposées par leur intention : la science est une activité réflexive qui, en s’orientant vers l’objet ne tarde pas de retourner au sujet ou de le ramener à lui : « philosopher c’est remonter à l’esprit comme la source de toute connaissance, de toute création, de toute valeur ». La différence réside aussi dans la nature des problèmes soulevés. La philosophie se distingue de la science comme le « pourquoi » se distingue du « comment ». Philosopher, c’est se placer au point de vue de la valeur, au point de vue axiologique.

 

Penser scientifiquement, c’est expliquer par les lois et étudier les faits tels qu’ils sont. Ainsi problèmes philosophiques et problèmes scientifiques ne se posent pas du tout de la même façon surtout si l’on entend par problèmes philosophiques les grandes questions métaphysiques et morales : ce sont des problèmes qui concernent le sens de l’existence, la destinée et les valeurs et non pas la nature des choses extérieures. C’est pourquoi on peut dire de ces problèmes qu’ils sont actuels, inépuisables, tenant toujours notre esprit en éveil, ce sont des problèmes insolubles du point de vue de la science puisqu’ils ne relèvent pas de sa compétence. Certes, des questions paraissent communes ainsi : la vie, la matière, le temps, l’évolution… mais la façon de poser le problème, la manière de les éclairer ne sont pas les mêmes.

 

Le problème de la matière, par exemple, tel qu’il se pose au philosophe n’est en rien susceptible d’être traité scientifiquement. Il est donc inexact que la philosophie soit destinée à se résorber dans la science. Le développement de la science et son détachement de la philosophie n’a pas appauvri cette dernière et ne l’a pas exposée à perdre le plus clair de sa substance. C’est pourquoi le positivisme et le scientisme apparaissent comme deux attitudes dupes de l’originalité de ces deux formes supérieures de la culture humaine et surtout dupes de la nécessité de la philosophie. Le positivisme tend à résorber la philosophie dans la science en lui assignant la mission de coordonner les méthodes et les résultats généraux des sciences particulières.

 

La philosophie est appelée ou bien à demeurer comme une réflexion sur la science ou bien à disparaitre dans la science, étant donné que le savoir scientifique est le seul savoir authentique. Le scientisme, de sa part, refuse toute valeur à la connaissance non-scientifique, il prétend que la science est seule capable de résoudre tous les problèmes réels pour satisfaire tous les besoins de l’homme. En fait, science et philosophie correspondent, selon Bergson, à deux orientations différentes ; l’erreur est de leur assigner le même objet, de leur attribuer les mêmes méthodes et de s’attendre d’elles aux mêmes résultats. III- La complémentarité de la science et de la philosophie : Les différences spécifiques à la science et à la philosophie placent chacune dans un domaine apparemment autonome et nous empêchent de retourner au premier commencement où elles se confondaient et s’occupaient des mêmes problèmes pour avoir le même but et la même intention. Mais, cette autonomie n’interdit pas leur corrélation. En réalité, la science n’est pas une fille ingrate de la philosophie et la philosophie n’est ni une parente pauvre ni une surveillante prétentieuse de la science. Il est plus cohérent de voir dans la philosophie et la science deux directions divergentes, deux niveaux de pensée qui sont complémentaires et deux formes de la culture qui se rendent sans cesse des services mutuels.

 

1- La philosophie rend un grand service à la science : La philosophie entretient avec les sciences deux espèces de rapports : des rapports généraux, communs à toute science, et des rapports propres à chacune d’elles. En déterminant la nature et les lois de l’intelligence, la philosophie enseigne au savant les règles dans l’emploi de ses facultés afin d’en tirer le meilleur parti possible.

En traçant les divers ordres de la certitude, elle lui apprend à ne pas céder trop facilement à certaines apparences de vérités. En discutant les questions de méthode, elle indique à chaque science les procédés les plus sûrs pour arriver à son but. De plus, il est certains principes premiers, certaines notions fondamentales qui forment la base et le supposé de toute science. Tels sont les principes d’identité, de contradiction, de causalité, et de finalité ; les idées d’étendue et de nombre pour les mathématiques ; les idées de matière, de substance, de cause, et de loi pour les sciences de la nature ; les idées de vie, de genre, et d’espèce pour les sciences biologiques ; et pour les sciences sociales et humaines, les idées de bien, de droit, de devoir,…

Tous ces principes que les sciences reçoivent de confiance, c’est à la philosophie qu’il appartient d’approfondir, d’en chercher la nature, l’origine et la valeur. Toutes les sciences ont besoin de la philosophie aujourd’hui surtout que, à la suite de leur développement, le savant est tenu, s’il ne veut pas fausser l’esprit en s’enfermant dans sa spécialité, à s’élever de temps en temps au-dessus de son objet pour obtenir une vue d’ensemble et une approche plus normative.

 

2- La science rend un grand service à la philosophie : Si la philosophie a une portée universelle, elle est loin d’être une science ; à côté d’elle, les sciences ont leur place, leur objet propre et leur tâche particulière. C’est seulement quand elles parviennent à réaliser leur but que le philosophe recueille leurs résultats. On peut dire que la philosophie est, par rapport aux sciences particulières, ce que l’architecte est vis-à-vis des divers ouvriers.

 Ceux-ci présentent les matériaux tout préparés ; à l’architecte d’assigner à chacun sa place dans l’édifice, car lui seul, a le coup d’œil d’ensemble et le secret du plan total ; privé de leur concours, l’architecte en est réduit à dresser des projets dont rien vient garantir la valeur réelle et pratique. Ainsi en est-il du philosophe : s’il ne s’appuie sur les données positives de la science, ses hypothèses ont beau être ingénieuses et ses déductions irréprochables, il ne sort pas de l’abstraction et de l’a priori. Voilà pourquoi il ne saurait de désintéresser d’aucune science, ni rester indifférent à aucune de leurs découvertes.

 

On l’a dit avec raison « la meilleure marque de l’esprit philosophique est d’aimer toutes les sciences ». Nul témoignage n’est plus éloquent sur ce point que celui de Claude Bernard à propos de la fécondité du dialogue entre savant et philosophe : « Comme expérimentateur, j’évite donc les systèmes philosophiques, mais… tout en fuyant les systèmes philosophiques j’aime beaucoup les philosophes et je me plais infiniment dans leur commerce.

 

En effet, au point de vue scientifique, la philosophie représente l’aspiration éternelle de la raison humaine vers la connaissance de l’inconnu. Dès lors, les philosophes se tiennent toujours dans les questions en controverse et dans les régions élevées, limites supérieures des sciences.

 

Par là, ils communiquent à la pensée scientifique un mouvement qui la vivifie et l’ennoblit ; ils fortifient l’esprit en le développant par une gymnastique intellectuelle générale, en même temps qu’ils le remportent sans cesse vers la solution inépuisable des grands problèmes ; ils entretiennent ainsi une sorte de soif de l’inconnu et le feu sacré de la recherche qui ne doivent jamais s’éteindre chez un savant ».

 

"Précis de philosophie".

dimanche 16 avril 2023

Sujet du Merc. 19 Avril 2023 : Les sens nous coûtent trop cher.

                 Les sens nous coûtent trop cher.

Il y a sens et sens. Comme il y a coûter et coûter. Car coûter a au moins deux sens : celui qui indique un payement (cette sono coûte cher) et celui qui relève d'une cause (cette musique hard me coûte ma tranquillité).         

Ayons donc du sens pratique, et même du bon sens : chaque fois que nous prendrons un sens unique, il y aura au moins un double sens. Et quand ça part dans tous les sens ? Sous l'empire des sens, suffit-il d'être sensible ou faut-il, en plus, être sensé ? Nous tenons là une question philosophique essentielle (pour ne pas dire essencielle) qui émerge depuis cette polysémie autour même du mot sens, mot dont l'un des sens est censé nous éclairer sur la problématique suivante :

- Notre connaissance n'est-elle possible que par nos sensations ? N'est-elle due qu'à l'empirisme sensualiste ? Ou bien notre intuition sensible n'est-elle pas précédée, à priori dans notre esprit, par un fondement qui organiserait l'expérience et aiderait à la structuration et à la conceptualisation de la représentation du monde qui nous constitue et qui nous entame ?

C'est sans doute parce que nous avons récemment par trop versé dans le sensualisme démagogique et érigé des doctrines vite perverties comme l'hédonisme ou l'épicurisme mal compris, en livrant la recherche de la vérité aux seules voies des satisfactions sensitives et des plaisirs sensuels, que nous avons déjà payé très cher nos prétentions à connaître le réel par les seules sensations, fussent-elles intenses, pleines et même dopées de sensationnel.     

En déclassant trop rapidement l'intelligence au profit du sensitif, en valorisant outre mesure le jugement sensible au détriment de l'analyse intelligible, en tournant le dos à l'abstraction rationnelle pour avantager le " je ne crois que ce que je vois " (qui n'est rien d'autre qu'un prétexte fallacieux pour tenter de légitimer d'autres croyances), on paye encore plus cher le prix des conséquences de ces changements de sens vers l'illusoire et la tromperie.     

Car ce n'est évidemment pas un progrès humain que de se complaire dans l'état animal en pensant que l'utilisation du système sensoriel et neuronal ne se justifie que pour obtenir la satisfaction des instincts basiques et des besoins charnels fondamentaux. Même si cet usage s'accompagne de quelques colorations esthétisantes ou artistiques plus ou moins sensibilisatrices et d'un supposé sens moral généralement subordonnés à un égoïsme et un individualisme ridiculement revendiqués.          

 

Retrouvons donc un début de sens en redécouvrant précisément nos sens, au sens physiologiste de ce mot.

Oui les cinq sens nous coûtent déjà cher lorsque nous les utilisons dans leur fonctionnalité organique normale. Voir clair, bien écouter, toucher juste, goûter fin, sentir bon : cela a un prix. Ils nous coûtent évidemment encore plus cher quand ils sont affaiblis de pathologies limitant leurs spectres de perception ou lorsque nous voulons les forcer, artificiellement, au-delà de leurs limites intrinsèques (voir dans l'infra-rouge ou entendre des ultra-sons par exemple).     
           

Mais là où les sens coûtent le plus cher, c'est lorsqu'on s'abuse en leur prêtant une trop grande fiabilité. Car nos sens nous trompent puisqu'on peut très facilement les leurrer, justement par de nombreux dispositifs (ex : les illusions d'optique) qui doivent à l'intelligence humaine d'avoir pu les dépasser.

Dépasser les sens : voilà enfin qui a du sens ! (il n'est même pas besoin d'inventer un sixième sens qui n'est autre qu'une diversion douteuse pour bifurquer vers l'irrationnel ou la métaphysique, déviances qui ont coûté déjà tellement cher à l'humanité).   

Dépasser les sens, c'est essayer de décrire la nature avec un esprit et un langage qui structurent l'espace et le temps, c'est à dire avec l'appui de la science mathématique, la recherche des lois physiques, des causalités et des déterminismes, tenter de déchiffrer la complexité avec objectivité, méthode, conscience, détachement et… une grande modestie. Bref, essayer de se convaincre que la connaissance rationnelle du monde réel est indispensable à quiconque veut donner le moindre début de sens à sa propre démarche de vérité et de liberté, qu'elle soit individuelle ou collective.    

Cela nous éviterait, au moins, de perdre le peu de sens qu'il nous reste dans le totalitarisme de la subjectivité ou dans l'alibi qui prévaut souvent chez les utilisateurs de la puissance magique de l'intuition, attributs évidemment réservés de préférence à ceux qui ont été touchés par la grâce. Comme, par exemple, le philosophe Bergson quand il déclare : " Nous appelons intuition la sympathie par laquelle on se transporte à l'intérieur d'un objet pour coïncider avec ce qu'il a d'unique et par conséquent d'inexprimable ".       

Décidément, il y a des sens qui nous coûtent tellement cher qu'on a du mal à les exprimer. Comment pourrait-on éviter que des illuminés ne s'engouffrent dans les sens interdits ?

lundi 10 avril 2023

Sujet du Merc. 12 Avril 2023 : « Ne pas railler, ne pas déplorer, ne pas maudire, mais comprendre » Spinoza.

 

                     « Ne pas railler, ne pas déplorer, 
               ne pas maudire, mais comprendre » Spinoza.      

« La plupart de ceux qui ont parlé des sentiments et des conduites humaines paraissent traiter, non de choses naturelles qui suivent les lois ordinaires de la Nature, mais de choses qui seraient hors Nature. Mieux, on dirait qu’ils conçoivent l’homme dans la Nature comme un empire dans un empire. Car ils croient que l’homme trouble l’ordre de la Nature plutôt qu’il ne le suit, qu’il a sur ses propres actions une puissance absolue et qu’il n’est déterminé que par soi.

Et ils attribuent la cause de l’impuissance et de l’inconstance humaines, non à la puissance ordinaire de la Nature, mais à je ne sais quel vice de la nature humaine: et les voilà qui pleurent sur elle, se rient d’elle, la méprisent ou, le plus souvent, lui vouent de la haine; qui sait avec plus d éloquence ou de subtilité accabler l’impuissance de l esprit humain passe pour divin. Sans doute n a-t-il pas manqué d hommes éminents (et nous avouons devoir beaucoup à leur labeur, à leur ingéniosité) pour écrire sur la droite conduite de la vie beaucoup de choses excellentes et pour donner aux mortels de sages conseils : mais la nature des sentiments, leur force impulsive et, à l’inverse, le pouvoir modérateur de l esprit sur eux, personne, à ma connaissance, ne les a déterminés. Je sais bien que le très illustre Descartes, encore qu’il ait cru au pouvoir absolu de l’ esprit sur ses actions, a tenté l’explication des sentiments humains par leurs causes premières et à montrer en même temps comment l esprit peut dominer absolument les sentiments; mais, à mon avis, il n a rien montré du tout que l’acuité de sa grande intelligence, comme je le démontrerai en son lieu.        

Je veux donc revenir à ceux qui préfèrent haïr ou railler les sentiments et les actions des hommes, plutôt que de les comprendre. Sans doute leur paraîtra-t-il extraordinaire que j entreprenne de traiter des vices et de la futilité des hommes selon la méthode géométrique, que je veuille démontrer par un raisonnement rigoureux (certa) ce qu’ils proclament sans cesse contraire (repugnare) à la Raison, cela même qu’ils disent vain, absurde et horrifique. Mais voici mon argument (ratio). Il ne se produit rien dans la Nature qui puisse lui être attribué comme un vice inhérent; car la Nature est toujours la même, et partout sa vertu et sa puissance d action (agendi) est une et identique. Ce qui signifie que les lois et les règles de la Nature, suivant lesquelles toute chose est produite et passe d une forme à une autre, sont partout et toujours les mêmes, et par conséquent il ne peut exister aussi qu’un seul et même moyen de comprendre la nature des choses, quelles qu’ elles soient: par les lois et les règles universelles de la Nature

Voilà pourquoi les sentiments de haine, de colère, d envie, etc., considérés en eux-mêmes, obéissent à la même nécessité et à la même vertu de la Nature que les autres choses singulières; et par suite ils admettent des causes rigoureuses (certas) qui les font comprendre, et ils ont des propriétés bien définies (certas) tout aussi dignes d être connues que les propriétés d une quelconque autre chose dont la seule considération nous satisfait. Je traiterai donc de la nature et de la force impulsive des sentiments et de la puissance de l esprit sur eux selon la même méthode qui m a précédemment servi en traitant de Dieu et de l Esprit, et je considérerai les actions et les appétits humains de même que s il était question de lignes, de plans ou de corps ».

 Spinoza, Éthique, III, De l’origine et de la nature des sentiments. Traduction : Roland Caillois

 

  Nous sommes tellement persuadés que l’homme est un sujet libre, échappant aux lois naturelles régissant tous les phénomènes que nous sommes enclins à juger sévèrement les conduites humaines. Nous portons sur elles un jugement moral, les louant ou les blâmant selon le cas. Elles nous affectent suscitant le rire ou les pleurs.

Rançon de l’homme soumis à la nécessité passionnelle  et conséquemment ne pensant pas par   idée adéquate. Son erreur majeure est de croire que les hommes disposent du libre arbitre, illusion constitutive du fait de conscience. Celle-ci étant conscience d effets mais ignorance des causes qui les déterminent,
l’homme croit ordinairement agir par  libre décret là où il est le jouet d une nécessité passionnelle    .

Etendant alors aux autres son ignorance, il s indigne de ce qu’il croit être, un mauvais usage de leur libre arbitre, et il s afflige, pleure ou au contraire se moque. Spinoza épingle    ce pathos     qui est la chose du monde la mieux partagée. A Oldenburg, lui faisant part de ses craintes au sujet de la situation politique en Angleterre, il répond :    « pour ma part ces troubles ne m incitent ni au rire, ni, non plus, aux larmes ; ils m engagent plutôt à philosopher et à mieux observer ce qu’ est la nature humaine        ».      Lettre XXX.    De même dans le Traité politique,   I, §4, il écrit : « J ai pris grand soin de ne pas tourner en dérision les actions humaines, de ne pas les déplorer ni les maudire, mais de les comprendre. En d autres termes, les sentiments par exemple d amour, de haine, de colère, d envie, de glorification personnelle, de joie et peine par sympathie, enfin tous les mouvements de la sensibilité n ont pas été, ici, considérés comme des    défauts     de la nature humaine. Ils en sont des    manifestations     caractéristiques, tout comme la chaleur, le froid, le mauvais temps, la foudre, etc. sont des manifestations de la nature de l atmosphère. »

 Récurrence du propos. Il précise la nature du projet spinoziste et ses enjeux.    Comprendre rationnellement les choses     et en les comprenant éprouver la    paix de l âme     qui n est pas la récompense de la vertu mais la vertu elle-même.   
 
Le salut dans et par la connaissance, voilà la leçon de cette grande philosophie n ayant de cesse de nous affranchir du pathos, de la nécessité passionnelle en nous invitant à prendre conscience que la fonction de l être humain, en tant que la raison fait partie de sa nature, n est pas de rire ou de pleurer mais d exercer son pouvoir de connaître afin de comprendre la    nécessité naturelle     présidant à la production des phénomènes. Les passions, les sentiments humains se prêtent au même traitement que n importe quel phénomène naturel car « l’homme n est pas un empire dans un empire ». Il est un élément de la nature comme un autre et sa conduite est régie par les lois universelles de la nature.       

Certes, il y a déjà bien eu de grands philosophes soucieux d élaborer une connaissance de la réalité humaine et de dispenser aux hommes des leçons de sagesse. Spinoza reconnaît sa dette à leur égard et cite tout particulièrement Descartes à qui il doit tant, en particulier l idée de la méthode mathématique comme idéal de tout discours méritant le nom de science. La grande œuvre de Spinoza,  l’Ethique,  sera donc construite    selon un ordre géométrique

   Il est bien vrai aussi que dans  Les Passions de l’ âme,   Descartes tente d’expliquer le mécanisme des passions, de décrire le déterminisme psycho-physiologique qu’elles mettent en jeu. Dans une   lettre du 14 août 1649  , celui-ci écrit, à propos de son traité sur les passions: « Mon dessein n a pas été d expliquer les passions en orateur, ni même en philosophe moral, mais seulement en physicien ». Néanmoins Descartes a le tort de soutenir le principe du libre arbitre et de prétendre que la pensée peut exercer un pouvoir sur les sentiments et s’en rendre maître par le bon usage de sa volonté. Or, objecte Spinoza, ce sont là des affirmations gratuites. Descartes n’a vraiment déterminé ni la nature des sentiments, ni la manière dont
l’esprit peut les maîtriser. L’hommage se renverse en une critique d’une grande sévérité : « à mon avis, il n a rien montré du tout que l acuité de sa grande intelligence, comme je le démontrerai en son lieu ».
 

Démontrer consiste à faire circuler la vérité de propositions premières reconnues pour vraies vers d autres propositions qui en découlent logiquement et nécessairement. Procéder par ordre géométrique exige donc de commencer par l’énoncé des définitions et des axiomes.          

La fonction de la raison consiste à découvrir, expliciter et formaliser les lois universelles régissant la production des phénomènes. C est ainsi que Spinoza va étudier le désir, les sentiments et les comportements humains. Ils expriment des rapports qui font qu’ils ne peuvent pas être autrement qu’ ils sont. Cette connaissance est libératrice car elle affranchit des vains espoirs et des craintes de ceux qui, sous lempire des passions, sont déterminés à désirer que le réel soit autre que ce qu’ il est. En s appliquant à connaître adéquatement, l’ homme accomplit, au contraire, la nécessité de sa nature rationnelle. Il affirme sa puissance, déploie sa nature dans sa perfection dans la mesure où celle-ci est cause adéquate de son effort. Et « De ce genre de connaissance naît la plus grande satisfaction de l esprit qui puisse être, c est-à-dire la plus grande joie » Ethique, V, Prop. XXXIII.

           

Ni rire, ni pleurer mais connaître et posséder la vraie satisfaction de l’âme. 
                                                                                                                                         S. Manon

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