Si les hommes marchaient sur la tête, penseraient-ils autrement ? Je veux dire, la proximité du sol, de la terre, les rendraient-ils moins … tête en l'air ? Le problème de la philosophie viendrait-il de notre position dans l'espace ? Les pieds sur le sol, la tête dans les nuages. Oh, c'est vrai pas si haut. Mais la tendance est là. Et puis dès qu'on a appris à marcher, pourquoi regarder le sol ? On oublie même qu'on a dû apprendre à marcher. On regarde l'horizon et on cherche à savoir ce qu'il y au-delà. On regarde le ciel et on est saisi par l'infini de ce que l'on voit : les astres, les étoiles … inaccessibles. Alors on se met à rêver et puis on se rappelle Nietzsche : " où que tu sois, creuse profond ….".
Drôle
d'idée. Idée de fossoyeur. Que vient-il nous raconter ce philosophe qui devint
fou. Creuser, mais pour quoi faire ?
L'herbe que nous broutons ne nous suffit-elle pas ? La beauté des pâquerettes
et des chênes ne comble-t-elle pas nos cœurs émus ? Et ces étoiles qui
scintillent au plafond de la chapelle Sixtine ne sont elles plus le signe de
notre devenir : poussière d'étoiles.
Ne
suffit-il pas de vivre comme la bête du troupeau ? encore faudrait-il creuser
profond, comme pour creuser sa tombe ? Plaisir morbide que tout mortel sensé
rejette comme la dernière des propositions indécentes. Creuser, mais ça fatigue
! Rêver, imaginer, laisser flotter sa tête hors de son corps - homme-hors-sol - mais quel bonheur !
Ainsi
va le monde, les plantes qui nous nourrissent, les animaux que nous ingérons,
les fruits que nous savourons, sont peu à peu devenus à notre image, comme nos
dieux. Qu'il pleuve, vente ou neige, plus de soucis, leurs racines, leurs sabots,
leurs pattes, ne leur servent plus à rien. Seul compte ce qui dépasse. Ce que
l'on voit. Et on se moque du reste.
Alors
le philosophe s'acharne. Inlassablement il répète : "où que tu sois creuse profond …"
et les têtes humaines ont bien du mal à le suivre, si sûres de leur
supériorité. Si persuadées de l'évidence de leurs créations sublimes. Comment
après tant de siècles et de millénaires, comment après tant de progrès dans les
arts et les sciences, comment après tant de génies : Sophocle, Platon, Galilée, Newton, Einstein et quelques autres,
comment nous proposer - où que nous soyons - de "creuser
profond"; nous qui avons fait cent fois la preuve que nous sommes si
"profonds".
L'homme
moderne décidemment à du mal à retenir sa tête qui, comme un ballon d'enfant,
prend du volume en se remplissant d'air et qu'il contemple, ravi par le chef
d'œuvre de la baudruche.
Et
pourtant de petits incidents devraient alerter
homo sapiens. Que l'âge ou la maladie vienne et voilà que ses
articulations lui font mal, mille maux le guettent et sa tête n'y peut rien.
Inexorablement ses facultés mentales vont s'amenuiser, tout comme son corps va
s'éteindre. Alors ils se lamente, ou il subit; mais quoiqu'il en soit il n'y
peut rien. Alors - cas majoritaire - il se console. Après la mort il ira ….. au
ciel, bien sûr ( si quand bien même on l'ensevelit ), rejoindre la chimère
qu'il a inventé pour apaiser son angoisse. Ou bien - cas minoritaire - il
considère qu'il va restituer au cosmos les quelques particules élémentaires qu'il
lui avait emprunté pour le temps de sa vie.
Homo
sapiens devrait être plus pertinent. Levant les yeux au ciel il devrait
s'apercevoir que celui-ci n'est pas remplit de cadavres, mais que le sol - lui
-, la terre - elle -, en sont jonchés.
S'il
veut dévoiler son avenir il faut qu'il devienne un archéologue de la pensée, il
devrait prendre au sérieux l'injonction de Nietzsche : " où
que tu sois, creuse profond ….". Il n'y a rien a attendre du ciel
et des chimères que les hommes y ont placé. Mais que de secrets encore dans
cette terre que nous piétinons allégrement comme si elle était un dû. Les
peuples anciens ne s'y étaient pas trompés, eux. S'est-on posé la question de
savoir pourquoi ils la respectaient tant ? Tout vient de là, eau, nourriture,
conception de l'espace et du temps ; idées donc.
Pourquoi
les puissants ont-ils toujours méprisés ce dont ils tiraient leurs ressources
? Pourquoi les puissants de ce monde
ont-ils eu recours aux esclaves, aux serfs, aux paysans, aux ouvriers, pour
remuer, fouiller, ensemencer, retourner, creuser, forer cette terre, lui
arracher ses richesses, pendant qu’eux se consacraient à des tâches bien plus
"nobles" : la guerre, édifier des palais, payer des artistes et des
clercs… ?
Si
nous voulons enfin arrêter de marcher sur la tête, tout en vivant comme une
croyance que nous ne sommes que des êtres bipèdes tributaires du sol et de la
gravité, opérons un retournement dialectique : marchons sur nos pieds et
remettons notre tête à sa juste
place : petit logement d'un conscience toute récente de ce que nous sommes et
du monde qui nous entoure. Prolongement de nos sensations. Et avec nos mains et
une vue acérée, creusons la terre qui est notre réalité tangible. Nous y
découvrirons des racines qui s'enfoncent toujours plus loin, toujours plus
profond. Soyons persuadés que nous n'atteindrons point la profondeur du
raisonnement par le haut (la métaphysique se plie elle aussi aux lois de la
gravitation ! ), mais en étant radicaux, c'est-à-dire, au sens strict, en ALLANT
A LA RACINE de toute chose.
Alors
peut être comprendrons nous mieux l'injonction du philosophe : " où
que tu sois, creuse profond, n'écoute pas les hommes en noir, crier "en
bas c'est toujours
l'enfer !", en bas jaillit la
source ".