Le mercredi 27 mars 2013 nous avons évoqué les liens entre certains intellectuels et les services de renseignements et de propagande des USA.
Voici un bref article qui évoque cet aspect méconnu de ces liens. Nous conseillons vivement la lecture des ouvrages cités en bibliographie.
Pour contrer l’influence soviétique en Europe, les États-Unis ont constitué, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, un réseau d’élites proaméricaines. La CIA a ainsi financé le Congrès pour la liberté de la culture, par lequel sont passés de nombreux intellectuels européens, au premier rang desquels Raymond Aron et Michel Crozier. Chargés, pendant la Guerre froide, d’élaborer une idéologie anticommuniste acceptable en Europe à la fois par la droite conservatrice et par la gauche socialiste et réformiste, ces réseaux ont été réactivés par l’administration Bush. Ils constituent aujourd’hui les relais européens des néo-conservateurs états-uniens.
par Denis Boneau
En 1945, l’Europe, ruinée par la guerre, devient l’enjeu de luttes d’influence entre les États-Unis et l’Union soviétique qui désirent dominer le continent. Afin de contenir la progression des partis communistes en Europe, les gouvernements états-uniens à partir de 1947 mènent une politique interventionniste en prenant appui sur les services secrets, principalement la CIA. Il s’agit d’une part de développer un groupe d’élites pro-états-uniennes par l’intermédiaire du Plan Marshall, relayé en France par le Commissariat au Plan, et d’autre part de financer les intellectuels anticommunistes. Ce projet de diplomatie culturelle prend forme à travers la fondation du Kongress für Kulturelle Freiheit (Congrès pour la liberté de la culture) qui rassemble des personnalités généralement impliquées dans plusieurs opérations d’ingérence états-unienne en Europe (commissions de modernisation, projet de l’Europe fédérale…). Financé secrètement pendant dix-sept ans par la CIA jusqu’au scandale de 1967, le Congrès pour la liberté de la culture constitue le fer de lance de la diplomatie culturelle états-unienne d’après-guerre. Des intellectuels, écrivains, journalistes, artistes se réunissent afin de réaliser un programme diplomatique dont l’objectif est la défaite idéologique du marxisme. Des revues, des séminaires médiatisés, des programmes de recherche, la création de bourses universitaires, le développement de réseaux de relations informels permettent à l’organisation d’avoir un impact réel dans les milieux universitaires, politiques, artistiques…
Pendant vingt-cinq ans, le Congrès pour la liberté de la culture recrute des intellectuels et fabrique ainsi des réseaux durables d’ingérence en Europe, notamment en France, pays désigné comme l’une des cibles prioritaires de Washington. Ces réseaux ont survécu à la dissolution de l’organisation et ont été réactivés par l’administration Bush. Ils constituent aujourd’hui les relais européens de la diplomatie culturelle décidée par les néo-conservateurs et les néo-libéraux états-uniens, eux-mêmes issus des rangs du Congrès pour la liberté de la culture.
La naissance du Kongress für Kulturelle Freiheit
Le Kongress für Kulturelle Freiheit est né en juin 1950 à Berlin dans la zone d’occupation états-unienne. Le secrétaire général de la réunion, Melvin Lasky, est un journaliste new-yorkais installé en Allemagne depuis la fin de la guerre. Militant de la gauche anti-stalinienne, il devient le rédacteur en chef de Der Monat (Le Mois), revue créée en 1947 avec l’appui de l’Office of Military Government of the United-States, et notamment du général Lucius Clay, « proconsul » de la zone d’occupation états-unienne en Allemagne. Soutenu par un comité « non-officiel et indépendant », Melvin Lasky tente de rassembler des intellectuels libéraux et socialistes dans une organisation unique, une « internationale » anticommuniste. Le comité de soutien comprend des personnalités comme le philosophe allemand Karl Jaspers, le socialiste Léon Blum, des écrivains comme André Gide et François Mauriac, des universitaires comme Raymond Aron et des intellectuels états-uniens, comme James Burnham et Sidney Hook, principaux théoriciens des New York Intellectuals. Bien que le Congrès regroupe des personnalités du monde entier, y compris du Tiers-Monde, son terrain d’action est exclusivement européen.
Le Congrès pour la liberté de la culture est sous le contrôle des intellectuels états-uniens, pour la plupart des trotskistes new-yorkais, notamment Sol Levitas, animateur du New Leader, et Elliot Cohen, fondateur de Commentary [[1] Commentary est la revue quasi-officielle du Congrès pour la liberté de (…) ainsi que des partisans de l’Europe fédérale (Altiero Spinelli, Denis de Rougemont…). Car au-delà de la façade publique, les instances dirigeantes du Congrès ont de multiples connexions avec les réseaux d’ingérence états-uniens de l’après-guerre : l’administration du plan Marshall mais aussi l’American Committee for United Europe (ACUE). Créé durant l’automne 1948 avec l’appui de personnalités gouvernementales (Robert Paterson, secrétaire à la guerre, Paul Hoffman, chef de l’administration du Plan Marshall, Lucius Clay), financé par la CIA, l’ACUE est chargé de favoriser la construction d’une Europe fédérale, conforme aux intérêts de Washington [ 2 ]. Cette proximité est même publiquement revendiquée en 1951, lorsqu’Henri Freney, au nom de l’ACUE rencontre officiellement les responsables du Congrès pour la liberté de la culture.
Un manifeste : l’ère des organisateurs de James Burnham
Le Congrès pour la liberté de la culture s’appuie sur un manifeste, l’ouvrage de James Burnham paru en 1941, The managerial revolution [3]. Ce livre met en perspective l’émergence d’une nouvelle idéologie : la rhétorique technocratique. Contre la philosophiede l’Histoire marxiste, qui repose sur la lutte des classes, James Burnham insiste sur l’échec économique et idéologique de l’Union soviétique et annonce l’avènement de « l’ère des managers ». Selon lui, à l’Est comme à l’Ouest, une nouvelle classe dirigeante assure le contrôle de l’État et des entreprises ; cette classe, dite des directeurs, pose d’une façon nouvelle la distinction entre capital et travail. James Burnham récuse donc indirectement les thèses de la philosophie de l’Histoire marxiste (en affirmant que la dichotomie capital/salaire est dépassée) et la perspective d’une victoire des démocraties parlementaires (en prétendant que la décision passe du Parlement aux bureaux). En fait les politiques et les propriétaires traditionnels sont remplacés progressivement par une nouvelle classe de techniciens, de managers.Avec cette théorie, qui n’est pas sans rappeler le mouvement technocratique des « synarques » dans les années 1930, il se fait le porte-parole d’une vision alternative de l’avenir, « ni de gauche, ni de droite » selon l’expression de Raymond Aron. Et c’est bien l’objectif : enrôler, dans la croisade anticommuniste, les conservateurs, mais surtout les intellectuels de la gauche non-communiste.Ces thèses sont indissociables de la trajectoire sociale de l’auteur. Fils d’un dirigeant d’une compagnie de chemins de fer, après des études à Oxford et Princeton, James Burnham se fait connaître par la création de la revue Symposium. Abandonnant la philosophie thomiste, il s’intéresse à la traduction du premier ouvrage de Trotski, The history of the russian revolution. Il rencontre Sidney Hook et s’engage dans l’action politique trotskiste avec la fondation en 1937 du Socialist workers party. Après une période de militantisme (il participe à la Quatrième internationale), une polémique avec Trotski sert de point de départ à sa conversion politique. En 1950, il participe ainsi à la création du Congrès pour la Liberté de Culture à Berlin, où il occupe des postes décisionnels importants jusqu’à la fin des années 1960. Pourtant, malgré son engagement dans les réseaux du Congrès, « piégé » par son passé révolutionnaire, James Burnham perd son poste d’universitaire durant la période du maccarthysme.
C’est dans le cadre de ce revirement politique – du trotskisme à la lutte anticommuniste – que James Burnham écrit The managerial revolution, qui constitue un instrument pratique de conversion (pour son auteur mais aussi pour les autres membres du Congrès souvent issus, eux aussi, des milieux trotskistes, notamment les New York Intellectuals [4]).
L’import-export de la rhétorique de la Troisième voie
La rhétorique de la Troisième voie (« la fin des idéologies », « la compétence technique des dirigeants ») fédère dans toute l’Europe de l’ouest des groupes politiques qui s’investissent dans les activités du Congrès, véritable think tank chargé d’élaborer une idéologie anticommuniste acceptable en Europe à la fois par la droite conservatrice et par la gauche socialiste et réformiste. En France, trois courants politiques collaborent avec le Congrès : les militants de l’ex RDR (Rousset et Altman), les intellectuels gaullistes de la revue Liberté de l’esprit tels que Malraux, et les fédéralistes européens.La doctrine officielle du Congrès a été principalement élaborée par les New York Intellectuals. Leurs publications sont vulgarisées dans les pays européens par des « passeurs » transatlantiques qui assurent des fonctions de relais comme Raymond Aron, qui est à l’origine de la traduction de L’ère des organisateurs, Georges Friedmann qui reprend à son compte les thèses de Daniel Bell, auteur de The end of ideology publié en 1960… En France, les passeurs sont essentiellement des intellectuels relativement marginalisés dans l’espace universitaire ; le Centre d’études sociologiques (CES) constitue l’un des lieux de recrutement du Congrès, dans le sillage du Commissariat au Plan [5]. Les planificateurs attribuent en effet la plupart des crédits de recherche à des économistes et des sociologues qu’ils désirent enrôler afin de légitimer leurs décisions. Edgar Morin, Georges Friedmann, Eric de Dampierre, chercheurs du CES, sont ainsi présents au Congrès anniversaire de 1960.
Cette stratégie de recrutement efficace aboutit à la « démarxisation » (selon l’expression utilisée par Domenach, directeur d’Esprit) de certains milieux intellectuels plus ou moins liés au Parti communiste.
Raymond Aron : un intellectuel de la première génération
Raymond Aron, impliqué dans les activités françaises du Congrès jusqu’au scandale de 1967, est l’importateur des thèses des New York Intellectuals. Il fait traduire en 1947 le livre de son ami James Burnham (la première édition de L’ère des organisateurs est préfacée par le socialiste Léon Blum) et organise la diffusion des théories de la Troisième voie.Après la publication de L’homme contre les tyrans en 1946 et du Grand schismeen 1948, véritables manifestes des conservateurs français, Raymond Aron s’engage dans les réseaux du Congrès dès sa création à Berlin en 1950. Fortement impliqué dans ses structures de décision, au même titre que Michel Collinet et Manès Sperber, Raymond Aron est aussi reconnu comme l’un des théoriciens majeurs de « l’internationale » anticommuniste. En 1955, à la conférence internationale de Milan, il est l’un des cinq orateurs de la séance inaugurale (avec Hugh Gaitskell, Michael Polanyi, Sidney Hook et Friedrich von Hayek [6]). La même année, il publie L’opium des intellectuels, texte inspiré par les idées de James Burnham, dans lequel il dénonce le neutralisme des intellectuels de la gauche non communiste. En 1957, il rédige la préface de La révolution hongroise, Histoire du soulèvement, de Melvin Lasky et François Bondy, deux personnalités majeures du Congrès.
Né en 1905, dans « une famille de la bourgeoisie moyenne du judaïsme français » [7], Raymond Aron, normalien (1924), agrégé (1928), à la veille de la Seconde Guerre mondiale, se destine à une carrière de philosophe. En 1948, malgré le succès des thèses phénoménologico-existentialistes, il n’est pas choisi pour succéder à Albert Bayet à la Sorbonne ; il est contraint d’accepter des postes, relativement peu prestigieux, dans des écoles du pouvoir (ENA, IEP Paris). Parallèlement à cet échec, il acquiert des positions dominantes dans l’espace journalistique (il est l’éditorialiste du Figaro de 1947 à 1977, et participe à L’Express jusqu’à sa mort en 1983) et dans l’espace politique (en 1945, il est membre du gouvernement du général de Gaulle). Cette conversion à « droite » (à la veille de la guerre, Aron est un intellectuel socialiste), à un moment où Sartre domine la scène intellectuelle, est amplifiée par l’engagement dans les réseaux du Congrès et par sa participation active aux commissions de modernisation organisée par l’Association française pour l’accroissement de la productivité, créée en 1950 et qui dépendant du Commissariat au Plan.
La fabrication d’un intellectuel « pro-américain » : la trajectoire politique de Michel Crozier
Les intellectuels français du Congrès s’expriment à travers la revue Preuves, équivalent hexagonal de Der Monat. Le recrutement est assuré par le délégué parisien du Congrès, poste détenu par un intellectuel new-yorkais, Daniel Bell qui distribue des crédits de recherche ou des bourses d’études (aux États-Unis) à des jeunes intellectuels européens en échange de leur collaboration à la lutte anticommuniste.Michel Crozier, autre acteur clé du dispositif, peut être considéré comme un produit fabriqué par les réseaux du Congrès, qu’il intègre à la fin des années 50 ; son parcours met en perspective les modalités d’instrumentalisation des jeunes intellectuels dans le cadre de la diplomatie culturelle états-unienne.Au début des années 50, Michel Crozier est un jeune intellectuel connu grâce au succès d’un article publié dans Les temps modernes, la revue dirigée par Sartre. Dans ce texte intitulé « Human engineering », l’auteur s’attaque violemment au New Deal, condamne l’enrôlement des savants et dénonce les méthodes du patronat. L’article est fondamentalement « antiaméricain », « ultragauchiste ». Michel Crozier participe par ailleurs à Socialisme et barbarie, groupe dirigé par Cornelius Castoriadis et fonde La tribune des peuples, une revue tiers-mondiste ; il est soutenu par Daniel Guérin, un trotskiste français.En 1953, Michel Crozier rompt avec les réseaux du trotskisme français et entre dans le groupe Esprit où il publie un article critiquant l’intelligentsia de gauche. Cette rupture est renforcée par la rencontre, en 1956, de Daniel Bell, délégué parisien du Congrès. Celui-ci obtient pour Crozier une bourse d’études à Stanford. [8]En 1957, il participe au congrès de Vienne. Son intervention sur le syndicalisme français est publiée dans Preuves.Intégré dans les réseaux de passeurs, Michel Crozier participe aux commissions de modernisation et devient l’un des idéologues majeurs, avec Raymond Aron, de la Troisième voie française. Il rédige une partie du manifeste du club Jean Moulin [9], réunion de personnalités proches des planificateurs (Georges Suffert, Jean Ripert, Claude Gruson). Ce texte résume fidèlement les lignes directrices de la propagande de la Troisième voie : fin des idéologies, rationalité politique, participation des ouvriers à la gestion de l’entreprise, dévalorisation de l’action parlementaire et promotion des technocrates …En 1967, grâce au soutien de Stanley Hoffmann (collaborateur d’Esprit et fondateur du Center for european studies), Michel Crozier est recruté à Harvard. Il rencontre Henry Kissinger et Richard Neustadt, ancien conseiller de Truman, auteur du best-seller The power of presidency. Par l’intermédiaire d’un club organisé par Neustadt, Michel Crozier fréquente Joe Bower, le protégé de MacGeorge Bundy, le chef d’état-major de Kennedy et de Johnson et le président du staff de la Fondation Ford.
Après le scandale de 1967, Michel Crozier, intellectuel « pro-américain » fabriqué par le Congrès, est donc naturellement l’une des personnalités sollicitées pour présider à la reconstruction de l’organisation anticommuniste.
Du Congrès pour la liberté de la culture à l’Association internationale pour la liberté de la culture
En 1967, éclate en effet le scandale du financement occulte du Congrès pour la liberté de la culture, rendu public, en pleine guerre du Vietnam, par une campagne de presse. Dès 1964, le New York Times avait pourtant publié une enquête sur la fondation Fairfield, principal bailleur de fonds officiel du Congrès, et ses liens financiers avec la CIA. À cette époque, l’agence de renseignement états-unienne, par l’intermédiaire de James Angleton [10] tenta de censurer les références au Congrès.Les dirigeants du Congrès nettoient l’organisation avec l’aide de la fondation Ford qui assume, dés 1966, la totalité du financement. À l’occasion de cette réorganisation, MacGeorge Bundy propose à Raymond Aron de présider la reconstruction du Congrès ; celui-ci refuse en 1967, effrayé par le scandale déclenché en Europe.Cette année là, un article du magazine Ramparts provoque, malgré une campagne de dénigrement organisée par les services secrets [11], une vague de scandale sans précédent dans l’histoire du Congrès pour la liberté de la culture. Thomas Braden (arrivé à la CIA en 1950, chargé d’organiser la Division internationale d’opposition au communisme) confirme le financement occulte du Congrès dans un article au titre provocateur, « Je suis fier que la CIA soit amorale ».Après les événements de Mai 68, Jean-Jacques Servan-Schreiber, une des principales personnalités du club Jean Moulin, auteur d’un essai remarqué outre-Atlantique (le best-seller Le défi américain publié en 1967), se rend à Princeton en « quasi-chef d’État […] accompagné d’une suite qui en laissera pantois plus d’un » [12]. Michel Crozier est chargé de la rédaction des conclusions du séminaire de Princeton pour la presse internationale (le séminaire de Princeton est la première réunion de l’Association internationale).A partir de 1973, MacGeorge Bundy réduit progressivement les activités de la fondation Ford en Europe. L’Association internationale perd son influence et cesse d’exister (malgré la création d’organisations parallèles) en 1975, date de la signature des accords d’Helsinki.Au même titre que le Plan Marshall, l’ACUE et le volet militaire du stay-behind, le Congrès pour la liberté de la culture a contribué à installer durablement en Europe, dans le contexte de la Guerre froide, des agents dépendants des crédits états-uniens chargés de concrétiser la diplomatie d’ingérence imaginée à Washington. Une collaboration qui se poursuit aujourd’hui en France par l’intermédiaire de l’aide apportée par les fondations états-uniennes aux intellectuels de la nouvelle Troisième voie.
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[1] Commentary est la revue quasi-officielle du Congrès pour la liberté de la culture. Elle a été dirigée par Irving Kristol de 1947 à 1952, puis par Norman Podhoretz de 1960 à 1995, qui sont aujourd’hui deux figures clés du mouvement néo-conservateur états-unien. Le fils d’Irving Kristol, William Kristol, dirige actuellement la revue des « néo-cons », le Weekly Standard.
[2] Rémi Kauffer, « La CIA finance la construction européenne », Historia, 27 Février 2003.
[3] James Burnham, The managerial revolution or what is happening in the world now, New York, 1941. L’ère des organisateurs, éditions Calmann-Lévy, 1947.
[4] Joseph Romano, « James Burnham en France : L’import-export de la “révolution managériale” après 1945 », Revue Française de Science Politique, 2003.
[5] Le Commissariat au Plan, créé en 1946 afin d’organiser la distribution des crédits du Plan Marshall (volet économique de la diplomatie états-unienne d’après-guerre), a permis, sous l’impulsion de Jean Monnet, de développer la collaboration entre les hauts fonctionnaires français et les diplomates états-uniens. Etienne Hirsch, successeur de Jean Monnet, a mis en place des instances de « concertation », différents organismes rassemblant des universitaires, des syndicalistes, des hauts fonctionnaires… Les planificateurs ont ainsi fédéré les personnalités liées aux intérêts de Washington et se sont engagés dans une démarche de promotion du « modèle américain » notamment par l’intermédiaire des clubs politiques comme le club Jean Moulin (Georges Suffert, Jean-Jacques Servan-Schreiber), le club Citoyens 60 (Jacques Delors) et le cercle Tocqueville (Claude Bernardin).
[6] En 1947, Hayek participe activement à la fondation de la Société du Mont-Pèlerin. Maison-mère des think tanks néo-libéraux, l’organistation soutenue par l’Institute of Economic Affairs (1955), le Centre for Policy Studies (1974) et l’Adam Smith Institute (1977), regroupe les principaux artisans de la victoire de Margaret Thachter en 1979. Keith Dixon, Les évangélistes du marché, Raisons d’agir, 1998. Voir la note du Réseau Voltaire consacré à la Société du Mont pélerin.
[7] Raymond Aron, Mémoires, 50 ans de réflexion politique, Julliard, 1983.
[8] Michel Crozier, Ma belle époque, Mémoires, Librairie Arthème Fayard , 2002.
[9] Manifeste du Club Jean Moulin, L’État et le citoyen, Seuil, 1961.
[10] James Angleton, membre de la CIA, a participé aux opérations du stay-behind en Europe. Il était le patron X2 du contre-espionnage, et a été chargé, à cette occasion d’entrer en contact le patron du SDECE, les services secrets français, Henri Ribière. Voir « Stay-behind : les réseaux d’ingérence américains ».
[11] Frances Stonor Saunders, Qui mène la danse ? La CIA et la guerre froide culturelle, Éditions Denoël, 2003.
[12] Pierre Grémion, Intelligence de l’anticommunisme, Le Congrès pour la liberté de la culture à Paris, 1950-1975, Arthème Fayard, 1995.
Textes mis à la disposition du public dans le cadre des rencontres du café philosophique de Montpellier. Tous les Mercredis, 19H00, Salons du Grand Hôtel du Midi - La Comédie - Montpellier.
jeudi 28 mars 2013
DEMOCRITE (suite) : physique générale (vidéo)
Je rappelle et commente ce passage d’Aristote, dans lequel il nous
apprend que les atomistes d’Abdère considéraient que les différences
entre composés dépendent de la forme, de l’ordre et de la position des
atomes qui les constituent. (§ 1).
Cette tentative de réduction de la réalité empirique à ce qu’un critique a appellé une “écriture fine”, n’est pas sans relation avec les efforts déployés par les premiers physiologues ioniens afin de découvrir auquel des quatre éléments se ramène la diversité du sensible ; elle a, quelques temps avant Démocrite, été illustrée, également, par le système d’Anaxagore (§ 2).
Du vide, je signale essentiellement qu’il n’est pas la cause, mais la condition sine qua non du mouvement. Mais, d’emblée, je signale, à toutes fins utiles, que la thèse relative à sa réelle existence est surtout fondée sur des arguments empiriques (§ 3).
J’essaie de montrer, après cela, que le “hasard”, dans le système de Démocrite, ne peut jamais être qu’un nom, un sobriquet, de l’universelle nécessité. C’est, en effet, Physi l’écran du langage dont se sont servis Aristote et ses sectateurs qui nous fait croire que Démocrite a parlé de phénomènes de hasard là où l’on nous dit qu’il évoquait ce qui advient auto matôs, c’est-à-dire spontanément et conformément à la nécessité naturelle (§ 4).
Je me demande, enfin, si la pesanteur est ou non inhérente aux atomes, et je penche pour une réponse négative ; ou plutôt, je rejoins la solution proposée par D. O’Brien, selon lequel, ce sont les aristotéliciens qui ont sans doute lié à l’excès cette question avec celle d’un mouvement imprimant nécessairement au corps grave une tendance à se diriger vers le bas (§ 5).
Vidéo (20') : DEMOCRITE 2 ( par J. Salem)
Cette tentative de réduction de la réalité empirique à ce qu’un critique a appellé une “écriture fine”, n’est pas sans relation avec les efforts déployés par les premiers physiologues ioniens afin de découvrir auquel des quatre éléments se ramène la diversité du sensible ; elle a, quelques temps avant Démocrite, été illustrée, également, par le système d’Anaxagore (§ 2).
Du vide, je signale essentiellement qu’il n’est pas la cause, mais la condition sine qua non du mouvement. Mais, d’emblée, je signale, à toutes fins utiles, que la thèse relative à sa réelle existence est surtout fondée sur des arguments empiriques (§ 3).
J’essaie de montrer, après cela, que le “hasard”, dans le système de Démocrite, ne peut jamais être qu’un nom, un sobriquet, de l’universelle nécessité. C’est, en effet, Physi l’écran du langage dont se sont servis Aristote et ses sectateurs qui nous fait croire que Démocrite a parlé de phénomènes de hasard là où l’on nous dit qu’il évoquait ce qui advient auto matôs, c’est-à-dire spontanément et conformément à la nécessité naturelle (§ 4).
Je me demande, enfin, si la pesanteur est ou non inhérente aux atomes, et je penche pour une réponse négative ; ou plutôt, je rejoins la solution proposée par D. O’Brien, selon lequel, ce sont les aristotéliciens qui ont sans doute lié à l’excès cette question avec celle d’un mouvement imprimant nécessairement au corps grave une tendance à se diriger vers le bas (§ 5).
Vidéo (20') : DEMOCRITE 2 ( par J. Salem)
mercredi 27 mars 2013
« Mangeons et buvons, car demain nous mourrons ! » (saint Paul, I Cor., XV, 32)
Une conférence de Jean Salem :
Cliquer ci-dessous :
Cliquer ci-dessous :
« Mangeons et buvons, car demain nous mourrons ! » (saint Paul, I Cor., XV, 32)
samedi 23 mars 2013
Vidéo : l'importance de Démocrite.
Cinq siècles avant notre ère Démocrite fait émerger le matérialisme antique et l'atomisme. Une conférence de J. Salem :
DEMOCRITE
DEMOCRITE
Sujet du Mercredi 27 Mars : « On ne peut apprendre la philosophie, on ne peut qu’apprendre à philosopher » E Kant.
« On ne peut
apprendre la philosophie, on ne peut qu’apprendre à philosopher » E Kant.
“La
philosophie n’est véritablement qu’une occupation pour l’adulte, il
n’est pas étonnant que des difficultés se présentent lorsqu’on veut la
conformer à l’aptitude moins exercée de la jeunesse.
L’étudiant qui sort de l’enseignement scolaire était habitué à apprendre. Il pense maintenant qu’il va apprendre la Philosophie, ce qui est pourtant impossible car il doit désormais apprendre à philosopher. Je vais m’expliquer plus clairement : toutes les sciences qu’on peut apprendre au sens propre peuvent être ramenées à deux genres : les sciences historiques et mathématiques.
Aux premières appartiennent, en dehors de l’histoire proprement dite, la description de la nature, la philologie, le droit positif, etc. Or dans tout ce qui est historique l’expérience personnelle ou le témoignage étranger, – et dans ce qui est mathématique, l’évidence des concepts et la nécessité de la démonstration, constituent quelque chose de donné en fait et qui par conséquent est une possession et n’a pour ainsi dire qu’à être assimilé: il est donc possible dans l’un et l’autre cas d’apprendre, c’est-à-dire d’imprimer soit dans la mémoire, soit dans l’entendement, ce qui peut nous être exposé comme une discipline déjà achevée.
L’étudiant qui sort de l’enseignement scolaire était habitué à apprendre. Il pense maintenant qu’il va apprendre la Philosophie, ce qui est pourtant impossible car il doit désormais apprendre à philosopher. Je vais m’expliquer plus clairement : toutes les sciences qu’on peut apprendre au sens propre peuvent être ramenées à deux genres : les sciences historiques et mathématiques.
Aux premières appartiennent, en dehors de l’histoire proprement dite, la description de la nature, la philologie, le droit positif, etc. Or dans tout ce qui est historique l’expérience personnelle ou le témoignage étranger, – et dans ce qui est mathématique, l’évidence des concepts et la nécessité de la démonstration, constituent quelque chose de donné en fait et qui par conséquent est une possession et n’a pour ainsi dire qu’à être assimilé: il est donc possible dans l’un et l’autre cas d’apprendre, c’est-à-dire d’imprimer soit dans la mémoire, soit dans l’entendement, ce qui peut nous être exposé comme une discipline déjà achevée.
Ainsi pour
pouvoir apprendre aussi la Philosophie, il faudrait d’abord qu’il
en existât réellement une.
On devrait pouvoir
présenter un livre, et dire : « Voyez, voici de la science et des
connaissances assurées ; apprenez à le comprendre et à le retenir,
bâtissez ensuite là-dessus, et vous serez philosophes » : jusqu’à
ce qu’on me montre un tel livre de Philosophie, sur lequel je
puisse m’appuyer à peu près comme sur Polybe(1) pour exposer un
événement de l’histoire, ou sur Euclide pour expliquer une proposition de
Géométrie, qu’il me soit permis de dire qu’on abuse de la confiance
du public lorsque, au lieu d’étendre l’aptitude intellectuelle de
la jeunesse qui nous est confiée, et de la former en vue d’une connaissance
personnelle future, dans sa maturité, on la dupe avec une Philosophie prétendument
déjà achevée, qui a été imaginée pour elle par d’autres, et dont
découle une illusion de science, qui ne vaut comme bon argent qu’en
un certain lieu et parmi certaines gens, mais est partout ailleurs
démonétisée. La méthode spécifique de l’enseignement en Philosophie est
zététique, comme la nommaient quelques Anciens (de dzétein,
rechercher), c’est-à-dire qu’elle est une méthode de recherche, et ce ne peut
être que dans une raison déjà exercée qu’elle devient en certains domaines dogmatique, c’est-à-dire dérisoire”.
1. Historien grec (202-120 av. J.-C.).
jeudi 14 mars 2013
Sujet du Mercredi 20 Mars : Pourquoi chercher la vérité ?
Pourquoi
chercher la vérité ?
Ma réflexion
Ma réflexion
J'ai remarqué que lorsque l'on
philosophe, on cherche à dégager des vérités, on cherche à démêler le vrai du
faux, quand soudain, on peut se poser la question, si je trouvais une vérité,
ou la vérité, ou des vérités, serai-je plus heureux ? Pourquoi ne pas
rester dans l'ignorance, dans l'illusion, ou dans le relativisme ? D'où mon
questionnement, pourquoi chercher la vérité ?
Je m'imagine que, comme le croyant qui
a trouvé « sa vérité », je serais peut être plus heureux, plus
serein, si je la trouvais moi aussi.
Personnellement, il me tient à cœur de
chercher la vérité, pour différentes raisons. J'ai tout d'abord l'impression
que chercher la vérité peut faire entrer l'homme dans un processus vertueux. Ma
recherche peut faire réfléchir d'autres personnes et les engager eux-mêmes dans
un « cercle vertueux » par le simple fait de rechercher cette vérité.
Cette recherche me permet également de
faire des liens entre différentes cultures, pensées, personnalités, et me
permet de m'intéresser à l'autre dans la mesure où chacun va exposer sa propre
recherche de vérité qui n'est pas forcément la mienne. Cette recherche de la
vérité fonderait en quelque sorte la culture.
Pour ma part, dans le domaine des
mathématiques, si l'on considère que résoudre un problème est trouver une
vérité, cela peut apporter un certain plaisir, celui de lever le mystère, celui
de découvrir des espaces inexplorés que je n'aurais jamais découverts si je
n'avais pas cherché cette « vérité ». Même si ces vérités sont
purement formelles, elles ont une mystérieuse correspondance avec certaines
réalités physiques. Le fait de découvrir des applications dans la recherche
mathématique donne une impression de magie, celle de toucher du doigt la
réalité, ou la vérité.
Il reste que j'aimerais comprendre
pourquoi je suis là, pourquoi il y a « quelque chose plutôt que
rien ».
Petite histoire du concept de
« vérité »
Selon les philosophes, les époques, les
courants, la vérité prend différentes définitions.
Pour Platon, par exemple, la vérité et
la réalité sont strictement la même chose, c'est ce qu'il nomme le monde des
« Idées ». Pour Aristote, la vérité se conçoit dans son acception
logique. Ainsi un énoncé tel que « le mur bleu est rouge » est faux.
Pour d'autres philosophes, la vérité se
différencie de la réalité parce qu'on ne peut pas être en relation directe avec
celle-ci, notamment à cause des représentations (langage, symboles...).
Les existentialistes partent du
principe que l'idée même de vérité n'existe que parce que l'on est là. La
vérité n'existe donc pas en soi.
Dans le domaine des sciences, on peut
parler de vérité expérimentale : une chose est vraie car l'expérience le
confirme.
Si l'on suit le doute méthodique de
Descartes qui va jusqu'à renier la vérité des stimuli perçus par les sens, la
seule vérité sur laquelle on peut se reposer est que la seule chose dont je ne
peux pas douter est que je doute : cogito ergo sum.
En mathématiques, on parle de
« vérité formelle » : on énonce des vérités perçues comme telles
car elles sont en cohérence avec le système axiomatique sur lequel elles
reposent.
Pour les pragmatiques, la vérité est
l'ensemble des satisfactions des besoins de l'homme. La vérité apparaît donc
comme le processus qui amène à cette
satisfaction, partant, on ne se pose pas la question du pourquoi.
Rousseau, quant à lui, se demande
pourquoi on recherche la vérité. Il trouve la réponse en affirmant que la
vérité conduit au bien, donc au bonheur des hommes, et que l'illusion ou le
mensonge ne peuvent conduire qu'au mal, et au malheur. Pour lui, il faut que
chaque homme trouve la vérité dans son cœur, la vérité de ce qu'il est, pour
pouvoir se présenter devant dieu sans culpabilité.
En revanche, si l'on en croit les
écrits bibliques, la vérité serait mauvaise à connaître pour l'homme. En effet,
en cueillant le fruit défendu, le fruit de la connaissance, l'homme se voit
exclu du jardin d'Eden.
On peut trouver des explications
psychologiques à notre besoin de vérité : celle-ci nous rassurerait dans
notre angoisse existentielle. On peut également y voir une manière de fédérer
les communautés humaines. En effet, une société se rassemble autour de
« vérités » partagées, de croyances communes, alors qu'il est
difficile de penser le rassemblement autour de l'ignorance, du mensonge, ou du
relativisme.
mercredi 13 mars 2013
Vidéo : Amitié et société selon Epicure.
Droit naturel ? Organisation sociale ..
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Amitié et société selon Epicure.
samedi 9 mars 2013
Sujet du Mardi 12 Mars : "Seule la pierre est innocente" Hegel
« Seule la pierre est
innocente » Hegel
Homme et destin
Homme et destin
Ce
que Hegel nomme l’opération (Tat), l’acte d’effectuer, n’est pas la
simple réalisation de l’idée, elle en est bien plutôt la transformation et
l’épreuve de vérité. L’agir, et l’audace qui le motive, sont ainsi la
force qui contraint le concept à sortir de son indifférence et à développer les
moments qui scindent son unité simplement pensée. « L’opération est elle-même scission, l’acte de se poser soi-même pour
soi-même et en face de cela de poser une extériorité effective étrangère […]
Innocente est donc seulement l’absence d’opération, l’être d’une pierre et pas
même celui d’un enfant »
La réflexion sur la tragédie accompagne, en son entier développement, la pensée de Hegel. …La philosophie est [quant à elle] la contradiction pensée comme moteur du négatif dans l’histoire de l’esprit ; la tragédie montre, représente, la contradiction vécue dans la souffrance et dans la mort. Elle est une philosophie en action, envisagée du point de vue de la conscience individuelle dont le destin exige l’anéantissement, du fait de sa partialité même. Pour Hegel, le heurt violent des actes contraires doit nécessairement se résoudre dans l’identité, et la tragédie doit s’achever sur le retour à l’équilibre dans ce que la Phénoménologie nomme le « Zeus simple ».
A l’inverse de Schelling, Hegel conçoit donc le conflit tragique comme quelque
chose qui doit être dépassé. La contradiction qui apparaît sur la scène
tragique du fait que l’idéalité doit sortir d’elle-même et devenir effective,
se réaliser par l’action individuellement revendiquée, est la contradiction de
la substance elle-même (non de caractères particuliers, car en ce cas nous
serions sur une scène comique, non tragique), et doit donc être résolue dans
l’élément de la vérité et de la totalité. La tragédie n’est qu’un moment de
l’histoire de l’esprit, elle n’est pas son destin. La tragédie naît ainsi du
conflit des devoirs objectivement déterminés, conflit qui met à jour
l’insuffisante détermination de la totalité comme telle. Le conflit tragique,
que Schelling pense dans l’Absolu, comme l’éternel combat du sujet et de
l’objet par lequel l’un et l’autre se maintiennent vivants, présents, Hegel le
pense au contraire dans l’Histoire : sa nécessité provient d’une
insuffisante détermination de la totalité qui se résout en des moments
particuliers opposés et conflictuels. La tragédie est un moment du combat
nécessaire du concept avec lui-même : aussi le conflit n’est tragique que
pour les héros qui, chacun incarnant un moment particulier, s’affrontent sur la
scène ; mais pour le philosophe, Hegel lui-même, qui démonte la nécessité
dialectique du conflit, il n’y a pas de tragédie, mais la rigueur d’une
phénoménologie de l’Esprit absolu. L’esprit de Hegel, ordonnateur et metteur en
scène du drame conceptuel de la dialectique, s’élève donc au-dessus des buts
nécessairement particuliers que poursuivent les combattants de la scène
tragique : il devient lui-même scène tragique, le lieu d’un combat du
concept avec lui-même qui est aussi l’histoire de la réalisation de l’Absolu.
Hegel l’écrit lui-même dans un texte assez extraordinaire, dans l’introduction
aux Leçons sur la philosophie de la religion : « Par la pensée, je monte vers l’Absolu et me
dresse au-dessus de toute finalité ; je suis conscience illimitée et en
même temps conscience de soi finie, et cela en accord avec la totalité de ma
constitution présente empirique. Les deux côtés se recherchent et se fuient en
même temps. Je suis, et il y a en moi et pour moi, ce conflit mutuel et cette
unité. Je suis le combat. Je ne suis pas l’un des combattants. Je suis au
contraire les deux combattants et le combat lui-même » (cité par
George Steiner, p. 23-24).
Pour Schelling, la lutte entre la liberté et la nécessité est éternelle :
elle se situe dans l’intemporalité de l’allégorie et du mythe, et c’est
pourquoi seul le mythe est digne de la tragédie ; pour Hegel en revanche,
le destin n’est pas une force intemporelle contre laquelle et par laquelle
l’homme est appelé à affirmer son existence. Il est donc faux de définir la
situation tragique selon Hegel par le conflit des devoirs : dans la tragédie,
les deux termes du conflit finissent nécessairement par se résoudre dans
l’universel, cad par supprimer les volontés particulières des protagonistes qui
s’identifient à un moment, et à un seul, de la manifestation du vrai. Le
conflit tragique n’est donc qu’apparent et doit nécessairement s’apaiser avec
le dénouement – même si cette paix est cruelle pour les individus qui se sont
engagés dans l’action toujours partielle, et partiale. En revanche, c’est sur
la scène comique, que l’absolu ne réussit plus à faire l’unité avec lui-même,
et que le conflit des devoirs, qui ne sont plus ici que des lubies ou des
manies, demeure dans la contradiction : « Comique est la collision
des devoirs parce qu’elle exprime la contradiction, précisément celle d’un absolu
en opposition ; elle exprime donc l’absolu, et immédiatement la
nullité de ce qui est ainsi nommé absolu ou devoir » (Phg, II, 31).
La contradiction tragique, à l’inverse du quiproquo comique, n’est donc jamais
indépassable. Selon une note assez énigmatique de L’Esprit du christianisme
et son destin, le destin n’est que la conscience de soi-même mais perçue
comme conscience d’un ennemi (Esprit du christianisme, éd. Fischbach, 92
note 1). Il suffit donc que la conscience s’élève à l’intelligence de son ennemi
comme d’un moment nécessaire de son propre développement, pour que cesse
aussitôt le conflit tragique, les deux partis se trouvant alors réconciliés
dans l’identité de la substance. Citons ce texte difficile : « C’est
ainsi que le destin n’est rien d’étranger, contrairement au châtiment ;
non pas quelque chose d’effectif et fixement déterminé, comme la mauvaise
action dans la conscience morale ; la destin est la conscience de
soi-même, mais comme d’un ennemi ; l’amitié peut restaurer en elle-même le
Tout, il peut faire retour à sa pure vie par l’amour ; et ainsi sa
conscience redevient foi en soi-même, son intuition de lui-même est devenue
autre et le destin est réconcilié ». Ce texte est commenté par Dominique
Janicaud, dans son ouvrage Hegel et le destin de la Grèce, p. 68 sq.
En opposant le destin au châtiment,
Hegel, comme le montre le contexte, entend surtout opposer l’hellénisme au
judaïsme. La loi juive exprime la certitude subjective de la conscience de soi
(non sa vérité effective), en tant qu’elle perçoit en elle-même le divin ou
l’Absolu, en tant qu’elle se sait l’élue de Dieu, et se pose ainsi contre le
monde qui n’est plus à ses yeux qu’un désert que la vérité n’habite pas. La
solitude d’Abraham, son errance dans le désert incarnent selon Hegel ce premier
moment de la conscience, qui se pose comme un Absolu et s’oppose au monde comme
à tous les peuples qui ne sont pas issus de sa descendance. En tant que la
conscience juive perçoit le secret de sa propre intériorité comme un Absolu, elle
exprime cet Absolu sous la forme de la Loi divine. A cette loi, comme à sa
propre vérité, la conscience est intimement assujettie, et elle l’est
infiniment dans la mesure où sa vérité lui est encore inconsciente, puisque
l’Absolu est ici conscience mais non encore conscience de soi, et que l’esprit
est encore aliéné au divin dont il s’éprouve le dépositaire, mais non pas
encore le responsable. C’est pourquoi toute transgression entraîne
inéluctablement le châtiment, la conscience succombant à un Dieu étranger en
lequel elle ne sait pas encore reconnaître la vérité de sa propre substance.
Aucune reconnaissance, amitié ou amour, ne peut dépasser cette radicale
opposition : la soumission de la conscience à l’Absolu qui est en elle est
infinie, à la mesure de la négation infinie que la conscience elle-même impose
au monde, cad à ce qui n’est pas elle.
En revanche, l’idée grecque du destin n’implique nullement cette hostilité de
la conscience et du monde. Bien au contraire, l’âge d’or des cités grecques
représente, aux yeux de Hegel comme à ceux de toute sa génération, un moment de
grâce où l’homme défini comme citoyen vit en parfaite harmonie avec la nature,
cad avec le nombre et la proportion qui ordonnent le cosmos. La conscience
grecque se forme dans l’unité indivise de la cité, mais aussi en accord avec la
beauté du monde. En effet, la communauté politique est ici encore immédiate et
naïve, elle n’est pas le résultat douloureux du travail du négatif, d’un
processus historique, mais naturellement constituée, dans une innocence non
médiatisée qui relève déjà de ce que Renan nommera plus tard « le miracle
grec ».
La cité se pense donc elle-même comme immédiateté, cad comme
nature, et non comme l’équilibre toujours précaire des intérêts opposés et de
la lutte pour le pouvoir. Bien que mesure d’elle-même et tout entière
politique, la cité relève de la sphère naturelle et c’est selon la nature, non
selon la convention, comme le pensent les Modernes, que, selon Aristote,
l’homme est un animal politique, en ce sens qu’il réalise son excellence
(arêtê) en tant qu’il est formé par la paideia grecque, de la même façon
que les plantes parviennent à leur plein épanouissement seulement dans la
mesure où elles profitent d’un sol et d’un climat excellents. Pourtant, cette
belle totalité, ou belle individualité de la cité grecque, telle que la
célèbrent les fêtes en l’honneur d’Athéna, le divin n’étant ici que la cité
personnifiée, reconnaît l’existence d’une part obscure qui s’oppose à sa
lumineuse unité : la résistance d’une nature rebelle (la rareté que
l’économie ne réussit pas à supprimer), les luttes intestines qui menacent
intérieurement l’unité civile, les guerres avec les cités voisines qui la
menacent de l’extérieur. C’est toute cette part qui échappe à la souveraine
juridiction de la cité que la cité nomme « le destin ».
A l’inverse
du châtiment qui est passivement subi par la conscience juive aliénée au Dieu
qui lui dicte la loi, le destin doit et peut au contraire être surmonté et
vaincu. Alors que la conscience juive est totalement aliénée à l’Absolu qui
réside en son intériorité, et qui édicte la Loi inconditionnée qui prononce
sans appel le châtiment, le destin sollicite au contraire des hommes une
réaction combative. Comme l’écrit Bernard Bourgeois (Hegel à Francfort,
p. 70) : « L’homme et le destin s’affrontent comme des égaux, si l’un
doit pourtant triompher. L’homme est l’esclave de la loi qui le châtie,
mais il est l’ennemi du destin ».
Par J. Darriulat (extraits)
Par J. Darriulat (extraits)
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