EN AVANCE SUR SON TEMPS.
Analytique
Dire
qu’untel est en avance sur son temps se heurte à deux contraintes logiques
majeures, et pourtant triviales. La première, c’est qu’à moins de connaître
l’avenir, on ne peut rien en savoir qu’a posteriori, et donc que l’on est
jamais effectivement en avance sur son temps que lorsque ce dernier est révolu.
La seconde, corollaire, est que faire jouir celui que l’on juge en avance de ce
particularisme, ce n’est paradoxalement que l’inféoder radicalement au temps de
son vécu et, par conséquent, faire de son « avance » rien moins
qu’une marge sécuritaire sans laquelle le génie en question ne serait qu’un
illustre inconnu.
* * *
De cela, je retiendrais qu’être en avance sur son temps est
une constatation d’antériorité, mais qu’elle a aussi une valeur
« cryptique » dans sa continuité, c’est-à-dire qu’il est impossible
de l’identifier au cours de son accomplissement, de là tous les abus que l’on
en fait et la fâcheuse habitude qu’ont aucuns de se prémunir de la critique
sous le prétexte d’avoir un temps d’avance.
Reste à savoir comment l’on peut bien être en avance sur son temps, et à
propos de quoi. Appartenir à un « temps », à une époque, sous-entend
que cette dernière est identifiable selon une série de critères. Ceux-ci
peuvent être politiques, socioculturels, scientifiques, rassemblés en tout cas
sous le signe de ce qu’on appelle un courant de pensée, ou dans une
terminologie plus à la mode, un paradigme.
Être en avance revient alors non
pas seulement à s’extraire du conditionnement intellectuel assuré par le
paradigme, mais en outre à se ranger du côté de celui qui suivra.
L’expression « être en
avance » contient donc l’idée de l’abandon d’un carcan pour un autre, qui
est autre chose qu’ « annoncer » ou que « préfigurer » une
descendance à ses mœurs, laquelle n’acquiert son statut paradigmatique qu’en
échoyant victime de son succès. « Etre en avance » est donc un trope
qui dans sa qualité suggère un certain déterminisme de la succession des
schèmes partagés de pensées. Un train de la SNCF ne peut en effet être en
avance qu’en supposant à la fois qu’une échéance préalable avait été fixée
quant à son arrivée, à la fois qu’il aurait pu être à l’heure, voire en retard.
On entend de la même façon, moins élogieusement, que tel autre est « en
retard » sur son temps, par exemple lorsqu’il n’est pas au fait des
dernières technologies (lesquelles suivent une telle cadence que l’on est
souvent à la fois en avance et en retard !). Par delà la difficulté de
transposer la vérité de La Palice de l’exemple ci-dessus aux transformations
sociales, il est une connotation morale qui apparaît dès lors, entendre qu’il
est inconvenant d’être en retard sur son temps, que c’est une forme de
marginalisation volontaire, que ne revêt pas le fait d’être « en
avance ».
La hiérarchisation populaire qu’on y lit est on ne peut plus claire : la
valeur du progrès l’emporte sur la contemporanéité et a fortiori sur la
rétrospective. A en croire Hegel qui, dans les Principes de la Philosophie
du Droit, affirme que « [l]a philosophie vient toujours trop tard. En
tant que pensée du monde, elle apparaît seulement lorsque la réalité a […]
terminé son processus de formation […]. » on peut légitimement se
demander si l’instance rétrospective du philosophe n’entre pas en compte dans
sa dévalorisation sociale, ou du moins, dans sa caricature et son iconisation,
à l’heure d’une réflexion laissée au soin des ordinateurs.
Nous déciderons plus bas d’après
quelques exemples si « être en avance sur son temps » tient plutôt de
la nécessité, ou plutôt de la contingence. Encore faut-il établir la
possibilité théorique de la nécessité dans le cadre d’une telle succession
temporelle, soit, ainsi que je l’ai dit, parce que l’individu visé sait
intimement vers quoi son art ou sa science tend, soit parce qu’il peut être
lui-même à l’origine d’une nouvelle idéologie.
Dans le premier cas, la question
est celle de la genèse d’une conjoncture et d’une pensée dominante, laquelle
genèse n’est pas ex nihilo, mais à partir de « gamètes »
constitués par le paradigme parent. Prédire la causalité historique à venir par
la causalité historique passée ne suffit pas, il faut connaître les propriétés
de cette causalité en soi, en maîtriser les articulations, savoir l’impact de
tous les imprévus. Dans des intervalles de temps très courts (des Δt infinitésimaux à l’échelle des
siècles) la stratégie de la bourse, par exemple, consiste à savoir être
en avance sur son temps, ou au moins sur les autres.
D’évidence, l’économie n’est pas un
facteur négligeable dans la métamorphose de nos sociétés modernes, preuve donc
qu’elles sont sous le joug d’une grande part d’imprévisibilité, et l’actualité
nous en fournit l’illustration. Si, du reste, l’individu en question est
absolument certain de l’avenir, il est aussi certain de savoir quoi faire pour
paraître en avance. Il peut esquisser des tendances, s’en remettre à la
probabilité, mais la société du lendemain, ou rien que le courant intellectuel,
est-elle contenue intégralement en bribes dans celle qu’il est en train de
vivre ? Aux aléas économiques s’ajoutent notamment ceux des découvertes
scientifiques, des individus, dans leurs actes et leurs idées, des forces de la
nature et du réseau conjoncturel complexe liant tout cela. Et pourtant,
certaines causalités historiques sont aussi des processus.
De l’électricité à la télévision,
de la roue au caddie, du télégraphe au baladeur, il y a pour les objets des
continuités logiques de sophistications qui ne sont qu’imprégnées des
particularismes du temps. On s’en rend bien compte aujourd’hui : la
conjonction dans les années 90 des ordinateurs, des téléphones cellulaires et
de la miniaturisation préfigurait aux engins qu’on observe actuellement, et
être en avance sur son temps revient souvent à une course à la technique, d’où
la sollicitation des ingénieurs au détriment des penseurs. Précisément, en
est-il de même des idées ?
Le même dilemme demeure. Être en
avance sur son temps dans le sens développé ci-dessus est pour tout un chacun
ou bien déplacer (de son paradigme à celui à venir) les limitations de sa
créativité, ou bien, et par-dessus tout, rendre équivoque la liberté de ses
actes au-delà de ses idées. Il serait vain en effet, voire comique, que des
partis politiques ou des philosophes se disputent la possession de l’idéologie
incessamment dominante. Le matérialisme historique pourrait conduire à penser
qu’une causalité appliquée au devenir d’une technologie peut l’être à un
courant de pensées. Mais ceci n’est-il pas valable, dans le cadre de l’idée,
qu’a posteriori ? Le philosophe, pour le prendre à témoin, reste-t-il
philosophe s’il sait ne pouvoir penser, au mieux, que ce qu’il sait qu’il
adviendra ? Ou bien en va-t-il de sa déontologie de l’analyser, et d’en
donner une nouvelle lecture ? En fait, que ce soit pour en tirer gloire ou
par devoir, peu de personnes préféreront parier sur leur « avance »,
plutôt que sur leur réelle novation.
A tel point que la communauté
philosophique pâtit d’une multitude de « découvreurs » et s’il s’agit
d’une mode qui, espérons-le, est amenée à disparaître, il n’est meilleur moyen
alors d’être en avance sur son temps que de ne pas l’être (ou d’en donner
l’air)… Il apparaît donc que l’évolution de la pensée s’inscrit aussi dans une
nécessité lorsqu’elle se veut doctrine ou courant intellectuel, précisément
parce qu’elle devient active. C’est pour la même raison que les éléments
visibles des courants de pensée ne suffisent pas à concevoir ceux qui leur
succéderont, parce que certains auront voulu par leur principe même les
dépasser et les refondre en des idéologies novatrices. Peut-être pour qu’à
terme leurs instigateurs soient appelés des visionnaires !
L’acception n’est d’ailleurs pas
tout à fait identique à « être en avance », et elle-même a d’ailleurs
pris une tournure différente dans le langage populaire. D’abord un halluciné,
puis un extravagant voire, péjorativement, un fantasque, le visionnaire est
précisément devenu couramment celui qui « voit » l’avenir, comme on
verrait au-delà d’un horizon ; transformation qui n’est pas sans
instruction sur le rapport croissant au mystique de nos sociétés, sortes de
refuges aux voies détournées.
Simplement parce qu’il a intégré
une causalité comme étant un processus, ou, pour être plus juste, a su, au-delà
de l’Histoire comprise comme un processus, saisir l’avenir lui aussi comme un
processus, son constat, à tort ou à raison, qui n’implique pas le concours de
son idée comme doctrine, est une révélation. Le visionnaire est plus un homme
du temps auquel on reconnaît déjà l’extrême originalité, qu’il peut prendre
pour du génie.
Empirique
Voyons la quête de
l’entrepreneur : prévoir pour mieux innover. Autrement dit, savoir quels
seront les besoins sociaux du futur proche pour mieux inventer le produit qui
lui assurera la prospérité à long terme (fût-ce ce produit soumis à mutations
constantes).
Ainsi les breveteurs français du
minitel, que certains journalistes qualifient aujourd’hui d’en « avance
sur son temps », face aux échecs de la concurrence avaient-ils sans doute
espéré préfigurer à ce qu’on entend aujourd’hui par « Internet ».
Mais ils n’avaient pas prévu que le gouvernement américain ne recoure aux pôles
technologiques de l’armée, dont le résultat échoua sur « l’ordinateur
personnel ». Contingence ou nécessité incarnée par le minitel ? On
peut s’étonner comme a posteriori l’on est toujours tenté de voir la nécessité
culturelle là où parfois ne se trouve qu’une opportunité commerciale ou
politique.
De la même façon, si le budget de
la NASA depuis cinquante ans a été multiplié d’un facteur 180 (100 millions de
dollars en 1959 à près de 18 milliards en 2009), ce n’est sans doute pas dans
l’idée que le téflon et le velcros (velours à crochets) aient demeuré des
gadgets pour les astronautes. On pourrait tout aussi bien parler du programme
SETI, où « l’avance » sert davantage de couverture budgétaire à une
réalité contemporaine qu’à une perspective futuriste.
Les ententes politico-commerciales
sont aussi teintées, parfois ironiquement, d’anticipation. En avance sur son
temps, la firme Siemens équipait ainsi au début des années 30 la ligne Maginot
en installations électriques, alors que la Wehrmacht quelques années plus tard
allait défiler – avec quelle assurance ! – avec des chars en carton de
l’autre côté du Rhin, en zone « démilitarisée ». Du même temps, on
s’étonnera à quel point ledit Hyppolyte Mège-Mouriès était en avance sur son
temps, élaborant en 1868 la margarine pour Napoléon III, même margarine qui
allait s’avérer être l’Ersatz du beurre utilisé par l’Allemagne en crise
de l’entre-deux guerres, puis par les soldats eux-mêmes.
Cette contingence, disons, ce
hasard, s’inscrit historiquement dans une réalité qui elle n’est pas sans
rapport avec la violence généralisée du début du XXème siècle. En cette fin de
XIXème siècle, le darwinisme social fait son chemin, à grands coups d’Herbert
Spencer, notamment, et, en l’occurrence, ni Wallace (ni Darwin), ni même
Lamarck ne peuvent être dits en avance sur leur temps.
Le transformationisme lamarckien
est à choisir le plus innovant, quoiqu’inscrit du reste dans une philosophie
matérialiste et sensualiste dans la droite lignée de Locke. Quant à Wallace et
Darwin, les deux théoriciens de l’évolution par la sélection naturelle et la
descendance avec modification, on sait, au moins pour Darwin, qu’ils ont été
influencés par le malthusianisme. D’ailleurs, Lamarck aurait très bien pu lire
Thomas Malthus, puisque la première édition française de l’Essai sur le principe
des populations sort en 1809. Du point de vue de la science – et on
pourrait parler d’exemples plus célèbres, de Galilée à Wegener – certains
penseurs sont ainsi vus en avance parce que la nouveauté inattendue de
leur théorie a effectivement du mal à trouver sa place dans un paradigme rôdé.
Mais si Charles Darwin lors de son voyage sur le Beagle se rend compte
de toute la diversité du vivant, il voit aussi le Londres industriel et lit les
prévisions catastrophistes de Malthus. Dans un réalisme différent, Alexis de
Tocqueville s’est inquiété des implications de l’évolution sociale qualitative
plutôt que quantitative, imaginant bien avant les analystes de Sartre la
portée du solipsisme moral et de l’existentialisme :
« Je pense que l'espèce
d'oppression dont les peuples démocratiques sont menacés ne ressemblera à rien
de ce qui l'a précédée dans le monde... Je vois une foule innombrable d'hommes
semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de
petits et vulgaires plaisirs dont ils emplissent leur âme... Au-dessus de
ceux-là s'élève un pouvoir immense et tutélaire qui se charge seul d'assurer
leur jouissance et de veiller sur leur sort. » Tocqueville, De la
démocratie en Amérique, 1840, Livre II, quatrième partie.
Est-il, comme Malthus, en avance
sur son temps ? Est-ce un hasard si son analyse est juste ? En 1968,
en pleine émancipation de la femme, exaltation des mœurs et rêves de paix et de
prospérité, un certain Paul Ralph Ehrlich, biologiste américain, publie The
Population Bomb, sorte de version hollywoodienne de l’Essai de
Malthus, qui ne fera que nuire aux préoccupations réelles des écologistes. Sans
l’acuité intellectuelle de Malthus et encore moins celle de Tocqueville,
Ehrlich prédit des famines de masse dans les années soixante, la disparition de
la moitié des espèces vivantes avant 2000…tout en prônant des mesures radicales
pour prévenir ces fléaux. Hélas, Malthus préfigurait peut-être plus à la
stratégie alarmiste des démocraties modernes qu’à des considérations éthiques
sur la surpopulation, et Tocqueville lui-même n’avait pas osé penser jusque là.
En toute légitimité, parce que
n’ayant pas les mêmes prétentions, la science-fiction du début du XXème siècle
fourmille d’exemples célèbres de visions d’anticipations qui se sont révélées
inexactes, mais n’ayant pas eu l’intention de l’être, que de donner une
métaphore critique sur une société bien contemporaine de l’auteur. Certains ont
cependant vu juste, frôlant seulement l’exagération. Ne serait-ce que 1984,
d’Orwell, paru en 1948, et son célèbre Big Brother. Dans Fahrenheit
451, paru en 1953, en plein maccarthysme,
Ray
Bradbury imagine un appareil à placer sur les oreilles pour écouter de la
musique, image claire du paroxysme technologique au service de l’isolement
individuel et du théâtre social. Sorti de la dystopie, Jules Verne fait bien
sûr partie des figures de proue de l’anticipation, personnage presque
allégorique du « visionnaire » actuel. Dans son cas, sans doute les
fantasmes de la pensée collective ont-ils pris forme au travers de ses textes,
dans un contexte de seconde révolution industrielle et d’expositions
universelles.
Du côté de l’art en général, on
pourrait nous servir sur ce sujet une encyclopédie sans qu’on puisse identifier
clairement s’il s’agit d’instigations, d’opportunités ou de prévisions
vérifiées. Si l’on écarte l’art visionnaire pour ce qu’il est une imagination
débridée, on se demandera si Apollinaire se trouve sur la route du surréalisme,
ou si par ses influences, il en plante la graine. On se demandera si trente ans
plus tôt, la jeunesse d’Arthur Rimbaud réussit le tour de force d’introduire
dans les cercles d’intellectuels parisiens une poésie relâchée, friande
d’ésotérisme, et qui enfanta certains écueils modernes, ou si simplement sa
crudité trouva sa place à l’orée d’une ère médiévale en train de se profiler.
Tolstoï est par ailleurs également connu pour ses anticipations sociales, et
ses vues politiques iconoclastes, comme sa position contre la peine de mort. En
sculpture, l’on pourrait essayer de savoir s’il peut y avoir une
« préfiguration » de la sculpture féminine par Camille Claudel ;
en théâtre, si la distanciation brechtienne est en avance sur la main mise de
plus en plus courante de la technique sur « l’effet visuel »
théâtral…
Du côté de la peinture, on peut s’apercevoir (comme ailleurs) que
l’anticipation d’un courant ou d’un procédé se trouve parfois dans l’ombre de
celui qui l’a su porter à son paroxysme. Ainsi l’inventeur du clair-obscur,
Polidoro da Caravaggio, a été surclassé par le génial Michelangelo Merisi da
Caravaggio – l’homonymie aidant – sans l’espoir d’être considéré en avance sur
le caravagisme, mais plutôt comme un expérimentateur précoce. Peut-être aussi
parce qu’il était l’élève d’un autre ponte du domaine, Raffaello.
Et pour
finir – parce qu’il le faut bien – bien qu’ayant pioché des exemples comme des
brins de paille dans une motte, je me dois de citer Leonardo da Vinci dans ce
document, ajoutant à ce paragraphe une dernière note italienne ;
incontestablement boulimique, Vinci a su impressionner d’autant plus lorsque
certaines de ses conceptions (au-delà de son art) se sont avérées dans notre
monde industriel, tels l’hélicoptère, l’automobile, l’aéroplane ou divers
engins de guerre.
Peu de
ses modèles ont été effectivement construits de son temps. Si on le considère
en avance sur son temps, faut-il pour autant penser que la création de ces
engins devait advenir ?
Faut-il
penser que leurs inventeurs se sont inspirés des travaux de Vinci ? Ou que
l’existence de Vinci entre en compte dans une causalité tenant d’un processus
aux ficelles multiples dont les effets de chacune d’elles pris indépendamment
est insignifiant ?
La
question de la contingence ou de la nécessité de l’antériorité de l’œuvre d’un
homme pose finalement celle de la validité de la théorie leibnizienne des
petites parties sur l’Histoire.
Synthétique
A nous !