samedi 25 mai 2024

Sujet du Merc. 29 Mai 2024 : Comment sommes-nous devenus narcissiques ?

           Comment sommes-nous devenus narcissiques ?    


En l’absence d’interdits sociaux et moraux ainsi que d’autorités censées les faire respecter, les ressources intérieures sur lesquelles l’homme moderne s’appuie pour lutter contre ses pulsions ont perdu de leur efficacité.

Le comportement des parents actuels, fils et filles de l’idéologie « bourgeois/bohême » (Bobo) issue de Mai 68 vis à vis de leur « enfant-roi-né-du-désir » ne peut plus servir de modèle.

Pour l’auteur étazunien C. Lasch, le fait que le narcissisme soit devenu la catégorie la plus fréquente des troubles psychiatriques est le signe d’une modification générale de la structure de la personnalité. Celle-ci enregistre les changements profonds qui sont survenus au niveau de la société, conséquence des mutations du capitalisme. Entre autres, citons la bureaucratisation, la prolifération des images, la place prise par la consommation et à un niveau plus général, les modifications de la vie familiale et des modes de socialisation.
Certains traits associés au narcissisme pathologique abondent sous une forme atténuée dans la vie quotidienne. Le phénomène n’est pas l’apanage des classes moyennes, il a fini par toucher toutes les classes sociales. Lasch insiste sur l’erreur qui consiste à assimiler le narcissisme à l’égoïsme, on risque vite de faire un usage moral de cette confusion.      
En France dans le tournant des années 80 – coïncidant avec l’arrivée au pouvoir de la « gauche » on ne croit plus en un changement de société. La menace de la catastrophe, qui plane sur cette seconde moitié du XXe siècle, est devenue si banale qu’on ne cherche plus à l’éviter, mais seulement à lui donner une réponse individuelle. Le citoyen narcisse ne tente plus de surmonter les difficultés, mais seulement à leur survivre.
Alors apparaissent en masse les gourous, coachs en tout genre, « thérapeutes » : les prophètes du « bien-vivre ». Tout « problème » est personnel. Même le politique n’a rien à dire. Les religions traditionnelles ne suffisent plus.  
Erving Goffman (La Mise en scène de la vie quotidienne, La Présentation de soi, Éditions de Minuit, coll.
« Le Sens Commun », 1973), constate la tyrannie croissante de la conscience de soi au point que le sujet a le sentiment d’être un acteur constamment surveillé par les autres. Son rapport à la réalité, médiatisé par « l’information », lui fait douter de la réalité même.

Pour lui, sa seule réalité est l’identité qu’il se façonne, à la manière d’une œuvre d’art, en empruntant à la culture de masse et à la publicité. Pour s’assurer de son identité, il a besoin des autres. Leur approbation le rassure et lui donne le sentiment d’exister. Alors que la morale du travail n’a plus cours, le capitalisme a besoin que l’individu se tourne vers la consommation. Au travail, alors que la personnalité compte plus que la compétence, il appartient à chacun de modeler son image quitte à en faire une marchandise. Cette posture n’incite pas à trouver du sens à son travail, mais plutôt à entretenir avec lui une distance ironique, remède à l’inauthenticité ressentie (voir un philopiste précédent sur l’aliénation). Cette attitude tend à montrer que tout n’est qu’un jeu, une mascarade.

Les institutions de transmission – avec l’aide des Etats -  ont capitulé pour suivre la tendance de la « culture du moi ». L’enseignement s’est attaché à répondre aux besoins de l’élève et a mis l’accent sur le développement de sa « créativité et de sa spontanéité ». L’accent mis sur les relations entre les élèves les encourage à entretenir leur popularité. De même que l’éclectisme des programmes dans lesquels l’élève fait son choix l’incite à adopter un comportement de consommateur, si bien que l’école prépare l’enfant à vivre dans une société permissive et hédoniste, plus qu’à lui inculquer des valeurs et une formation intellectuelle.

Parallèlement, le jeu et le sport auraient pu être les derniers refuges où le risque et l’incertitude avaient une chance de survie. Mais, l’esprit de sérieux a progressivement contaminé le jeu. Le sport s’est sécularisé en perdant sa nature de rituel. Récupéré, il est mis au service de la formation du caractère et du patriotisme. Avec sa professionnalisation, la domination par le marché, il s’est transformé en une industrie du divertissement. Les enjeux sont tels que plus rien n’y est laissé au hasard, le calcul gouverne le sport comme tout le reste. (Voir un philopiste récente sur « le déclin de l’esprit sportif »).

Avec sa professionnalisation, la domination par le marché, il s’est transformé en une industrie du divertissement. Les enjeux sont tels que plus rien n’y est laissé au hasard, le calcul gouverne le sport comme tout le reste.      
La sexualité libérée de ses contraintes antérieures n’est plus rattachée à l’amour, au mariage et à la procréation. Seule est recherchée la satisfaction sexuelle. Mais si le « narcisse amoureux » mime le détachement et affiche la désinvolture, il craint toutefois d’être dépendant à l’égard des autres, car il redoute leurs demandes. La valorisation du travail qui est celle du capitalisme des origines a laissé la place à la recherche du plaisir. Ici il faut faire une incise sur Sade qui, poussant la logique capitaliste à son terme, voit les hommes et les femmes uniquement comme des objets d’échange. Lorsque l’exercice de la raison se réduit à un calcul, la poursuite du plaisir n’a plus aucune limite.

De nombreuses industries de service, d’aide sociale et de santé se sont emparées des fonctions de socialisation auparavant dévolues à la famille. L’État, par l’intermédiaire de ses experts, s’est substitué aux familles jugées incompétentes. Les conseils donnés aux parents les fragilisent, car moins confiants dans leurs capacités, ils perdent toute spontanéité. L’entrée des experts dans les familles a altéré les relations familiales.

Dans les familles occidentales de ce début du XXIIème siècle la mère porte une attention exclusive à son enfant, mais ses soins sont de pure forme, paradoxalement désincarnés. En l’absence fréquente du père (la création grotesque du concept de : « famille mono parentale), le déclin de l’autorité familiale favorise les comportements qu’attend une culture hédoniste. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, l’attitude permissive masque un vigoureux système de contrôles désormais directement exercés par la société – à sa convenance -. Le discrédit de l’autorité familiale laisse intacts les systèmes de domination.

Seul le présent compte pour notre narcisse moderne mais s’aperçoit-il qu’il subit sa dictature ? Il se détourne du passé dont il n’attend nulle leçon. Il ne regarde pas davantage vers l’avenir qui semble ne lui réserver rien de bon. Il perd le sens de la continuité historique, le sentiment d’être relié aux générations passées et futures. Incapable de sublimations dans le travail ou l’amour, quand la jeunesse le quitte, il est confronté au sentiment douloureux d’être privé de tout.

Redoutant de s’effacer devant les nouvelles générations, sa hantise de vieillir est très irrationnelle Statistiquement on a montré ( C. Lasch, la culture du narcissisme, 2000, éditions Climats) que cette angoisse commence désormais à un âge bien antérieur à l’arrivée de la vieillesse. Pourtant, la peur de la vieillesse ne provient pas d’un « culte de la jeunesse », mais d’un culte du Moi qui ne croit plus en l’avenir.
L’homme contemporain, n’est pas la personne épanouie que la libération du désir promettait.

Mais de façon troublante, Narcisse est adapté à la société capitaliste qui privilégie – pour le moment - la séduction à l’autorité. L’économie libérale a trouvé un appui imprévu dans le mouvement d’émancipation des années 1970-80 qui a fait reculer les derniers obstacles à son expansion, les autorités traditionnelles. Les esprits « libérés des tabous » étaient prêts à être colonisés par la publicité.

Dans une atmosphère de retrait du collectif et de repli sur le privé, l’État, par ses experts, a rendu les individus dépendants. Le narcissisme est l’aboutissement de ces différentes emprises.

Mais l’authentique émancipation ne passe-t-elle par une vie véritablement vécue selon ses besoins, loin des exigences et des normes imposées ?


Quelques ouvrages : E Fromm, Avoir ou être : un choix dont dépend l'avenir de l'homme, R Laffont 1978. Le Joueur, Michael Maccoby InterEditions, 1980.  Sade, La Philosophie dans le boudoir, publié en 1795.


dimanche 19 mai 2024

Sujet du Merc. 22 Mai 2024 : Le déclin de l’esprit sportif.

 

Le déclin de l’esprit sportif.  

Faire du sport c’est activer ses muscles dans un but de loisir, de passer du « bon temps » et désormais c’est bon pour notre santé. Il y a des sports. Les plus connus mettent en jeu des équipes qui s’affrontent dans un esprit de compétition. Et comme on dit : « le meilleur gagne » ! – Pas si sûr – La limite de ce type de pratique est la boxe ou le tennis ou deux personnes rivalisent.

Puis il y a les sports individuels mais toujours liés à une compétition : soulever des haltères, sauter le plus loin, le plus haut, etc ….
Et enfin il y a le sport de ceux qui considèrent que se dépasser soi-même, loin du regard des foules est l’essentiel (alpinisme, marche à pieds…). Avons-nous à vaincre quelqu’un d’autre que nous-mêmes ?           (Voir le sujet sur l’aliénation).  
      

Ce sont les deux premières catégories de ce préambule qui vont nous intéresser ? Qu’était un match de foot dans une ville populaire dans les années soixante ? Essentiellement des clubs (associations) dont tous les membres étaient bénévoles ; généralement ils représentaient une entreprise (mines, sidérurgie ….) et tous les participants se connaissaient déjà pour être des citoyens locaux vivant côte à côte. Pour ces gens là le moment du sport était avant tout un moment amical et de loisir après des heures de travail pénible. Un outil de socialisation dans lequel la « compétition » était fraternelle. Après le match on se retrouvait en famille pour continuer à célébrer en commun ce moment de détente, d’efforts bien entendu, mais avant tout de fraternité. On pouvait appeler cela l’esprit sportif.      

 Mais ça, c’était avant.

- En quelques dizaines d’années, le sport est devenu l’un des vecteurs les plus actifs et performants du développement économique du monde ; avec son marché de marques (les logos), de sportifs (les transferts), d’équipements désormais numérisés (les stades), ses paris, étayé par une idéologie puissante et efficace (la santé, la jeunesse, l’éducation, la culture…). Le sport a conquis la totalité de la planète. Il a envahi la Terre (le ciel et la mer, compris) par la multiplication d’événements récurrents, assujettissant tous les hommes à un rythme permanent de compétitions qui se déploient du local au global, et vice versa. Tous les États (y compris ceux qui ne sont pas membres de l’Onu, à l’instar du Saint-Siège et de la Palestine) sont unis entre eux par le sport et cherchent à se différencier et à se concurrencer par le sport. Aujourd’hui, les sujets des États-nations se métamorphosent en virtuels adhérents relais de puissantes organisations supranationales (CIO, Fifa…), dont l’unique moteur est la compétition dans le cadre d’un spectacle sportif permanent (Jeux olympiques, Coupe du monde…). Sont ainsi convoquées, à l’échelle planétaire et dans le cadre non figé des États (il y a plus de nations dans la « famille olympique » qu’à l’ONU), toutes les compétitions de toutes les disciplines à toutes les échelles territoriales.

Les dirigeants de ces multinationales du sport et tous ceux qui en dépendent (entraîneurs, médecins, sportifs, avocats…) constituent une nouvelle classe sportive mondiale transnationale. À un sport mondialisé s’associe une classe monde sportive. Ce monde n’est pas une autre société qui serait l’utopie enfin réalisée d’un monde meilleur. Il constitue un projet de société, le souhait d’une dystopie qui, en développant le tourisme et les technologies de l’informatique et du numérique, façonne un nouvel ordre unifié du monde lui-même unifiant tourisme et nouvelles technologies.      
Le marché économique ouvert par la compétition sportive est infini qui, s’appuyant sur les États-nations, cherche à dépasser leurs frontières étroites.        
Le temps et l’espace, tels que l’économie politique les structure et les déploie, s’organisent par et pour le déploiement du monde du sport. Le sport est l’institution qui a réussi la fusion entre l’espace et le temps de la modernité.  Si le sport est l’objet de calculs et de mesures permanents, il s’exerce sur les individus sous la forme d’une succession incessante de compétitions scandées par l’espoir entretenu de la chute ininterrompue des records : « Il faut, de toute nécessité, se mesurer avec quelqu’un ou avec quelque chose ; si vous n’avez pas de rival sur vos talons, ayez du moins, pour vous inciter, un record devant vos yeux. » (Pierre de Coubertin) L’espace comme le temps du monde sont dominés par la compétition sportive qui s’intègre désormais à tous les écrans de réception mis à la disposition de masses adhérentes et presque adhésives. Le sport est le mouvement permanent sur lequel roule la société en tant qu’ultime projet d’une société sans projet.

Le sport de compétition ne correspond déjà plus à un événement placé sous les seuls projecteurs des multiples médias (presse, radio, télévision, Internet). La médiatisation du sport se fait par le sport ; le sport est comme un média, le plus puissant média du monde, un ultramédia confirmant la thèse de Marshall McLuhan — à savoir que « le vrai message, c’est le médium lui-même ». Les manifestations sportives déversent sans interruption des flots de résultats, de statistiques et d’anecdotes qui saturent l’espace comme le temps. « Le sport ne s’arrête jamais » afin qu’on « oublie la politique », comme l’énonce la chaîne de télévision qatari BeIN sport. Le sport engendre un système d’information unique : l’important n’est pas ce que la presse, la radio ou la télévision disent du sport ; le message du sport, c’est le sport. L’idéologie sportive se diffuse par son propre canal, sans rencontrer la moindre résistance. Le sport, qui se trouve consacré par le spectacle du stade élevé au stade du spectacle, s’est hissé au niveau du plus grand système médiatique jamais inventé. Il a franchi le seuil d’un dispositif visualo-acoustique majeur pour atteindre un appareil complexe qui a pris la forme de l’espace public. La passion pour le sport se transforme en passion de l’image du sport, en « iconomanie » (Günther Anders) sportive. Et cette couverture sportivo-médiatique est universelle, sécrétant un lien continu et invisible entre la technologie audiovisuelle planétaire et de masse et les grands événements sportifs auxquels elle est appareillée. Surgit et se déploie un système audiovisuel sportif planétaire qui plonge ses racines dans les États-nations pour apparaître et se développer en tant que superstructure mondiale unifiée.

La compétition sportive n’est pas qu’une succession régulière d’épreuves ou de matchs dont le record ou la victoire est le but ultime.         
Dopage, violence, racisme… sont constitutifs du sport et ne sont pas des dérapages, des excès, des déviations, ses marges, ni les preuves visibles ou tangibles qui feraient la démonstration évidente du caractère néfaste du sport. Le dopage pas plus que la violence ou le racisme ne gangrènent le sport, ni ne le pervertissent. Ils l’organisent, l’ordonnent, l’harmonisent avec l’ensemble d’une société qui les a définitivement adoptés. Dans cette logique, loin d’être méprisés, les sportifs convaincus de dopage sont de nouvelles vedettes, au statut particulier. Ceux qui meurent si jeunes, victimes du dopage, sont désormais des héros ; mieux encore, les martyrs d’une cause juste : le sport. Comme mourir à la guerre exonérait de tout jugement sur la guerre elle-même, mourir en sportif glorifie à tout jamais celui qui se sacrifie sans remettre en cause le sport. Le dopage, la violence ou encore le racisme (antisémitisme inclus) sont consubstantiels au sport. Ils ne l’altèrent pas ; ils n’en sont pas des excroissances monstrueuses ; ils sont la vérité du sport.
La mise en retrait, sinon la retraite effective, pratique et théorique, de la critique du sport, le décrochement de sa praxis originelle, sont tout d’abord dus au poids écrasant et en apparence irrésistible du sport de compétition. Elle est la conséquence : — de la puissante massification sportive liée au développement du secteur « sport » (un marché, des équipements) dans le cadre de la globalisation/mondialisation des sociétés, elle-même redoublée par le spectacle télévisuel permanent et le tourisme de masse ; — de l’intégration du sport dans la vie quotidienne et surtout en tant que vie quotidienne ; — du tumulte contagieux des supporters dans le stade se métamorphosant en aficionados, puis en hooligans, qui se prolonge jusqu’aux téléspectateurs et à l’ensemble des individus en proie au chauvinisme et au nationalisme sportifs ; — de l’intégration réussie des anciens tabous, et, en particulier, celui du dopage perçu comme « inévitable » et désormais revendiqué comme nécessaire à la bonne qualité du spectacle du sport. L’exténuation sinon l’extinction de la critique du sport est de façon concomitante l’ultime résultat de l’effacement de la subjectivité du sujet politique pour une attitude positive ou contemplative à l’égard de la réalité sportive.
Le sport n’est pas un phénomène de société parmi d’autres, plus ou moins détaché ou même très éloigné d’un contexte général ; il est le lien entre tous les phénomènes les plus détestables de la société, parmi lesquels la violence (« canalisée »), le racisme (exhibé et « combattu »), le dopage (la lutte contre –) et l’argent (« partout »).

La critique du sport (comme toute critique) n’a pas de côté positif. Sa seule « positivité » tient à sa négativité permanente et déterminée du sport tel qu’il est, et ce jusqu’à nier sa propre négation déterminée (la critique) en disparaissant au bon moment pour réapparaître au moment opportun. Contrairement à ce que certains voudraient croire, il ne peut exister de projet de la critique du sport au sens d’une entreprise critique durable, planifiée dans le temps. L’idée même d’un projet de la critique du sport constitue un non-sens absolu. La critique du sport n’a pas de projet et elle n’est pas un projet puisque son seul objectif est la disparition de son objet : le sport. – (M. Perelman : le stade barbare (1998)   - Les jeux olympiques n’ont pas eu lieu (2024))

samedi 11 mai 2024

Sujet du Merc. 15 Mai 2024 : De l'aliénation.

 

                                   De l’aliénation.  
Les lecteurs intéressés par ce sujet pourront avec intérêt rechercher chez Rousseau et Hegel les premiers germes du concept d’aliénation. Dans le cadre, limité, de ce philopiste nous n’aborderons que les développements plus récents et complets abordées par Marx et Lukacs. 

Marx, sera amené à passer successivement de l’étude de l’aliénation religieuse, à l’aliénation philosophique, pour en arriver à l’aliénation politique. Cette réduction culminera dans un travail colossal de plus de trente ans ayant pour objet la critique de l’aliénation économique. L’acte fondateur de la critique, par Marx, de l’aliénation économique et de son expression théorique positive dans l’économie politique classique est, sans contredit, l’analyse se trouvant dans les Manuscrits de 1844. Ces manuscrits se caractérisent par une philosophie humaniste et communiste. Celle-ci préconise la désaliénation de l’homme et – spécialement en ce qui concerne l’activité sociale et politique –, l’abolition de la propriété privée des moyens de production et d’échanges. Marx dénonce dans ce livre l’aliénation économique du genre humain. Mais qu’est-ce qui a amené Marx à l’économie politique ? C’est qu’elle est, selon lui, le discours positif de cette réalité aliénante de l’homme ainsi que de la misère ouvrière. Se ralliant à la cause du prolétariat, Marx sent l’exigence de connaître les causes exactes de la déshumanisation de la classe ouvrière, causes qu’il va d’abord chercher à dégager en examinant de manière critique les principales thèses des économistes classiques. Comment aborde-t-il l’économie politique ? En humaniste, à travers cette question fondamentale qu’il adresse à son époque et à la science qui en exprime l’esprit : qu’as-tu fait de l’homme ? D’une manière générale, Marx, en 1844, accepte les prémisses de l’économie politique : le fait de la propriété privée, la séparation entre le profit, le salaire et la rente, la division du travail, l’importance de la concurrence ainsi que la notion de la valeur d’échange ; toutes ces notions qui ont été analysées avant lui et qu’il ne critique guère. D’autre part, il remarque que l’ouvrier est ravalé au rang de marchandise et qu’il est soumis lui-même à l’offre et à la demande. Également, Marx note que plus l’ouvrier produit, plus sa misère est grande. En considérant cette forme d’aliénation du travail on se rend compte que si les objets de production sont aliénés, c’est que l’activité productive est elle-même aliénée. L’économie politique ne considère que l’activité économique avec son produit, c’est-à-dire en termes de valeur d’échange. Toutefois le travail est une activité de l’essence de l’homme, fondamentalement une objectivation de la personnalité de l’homme qui s’y identifie, s’y épanouit et se manifeste à autrui. C’est une activité spécifique qui devrait lui permettre de manifester son

« Être » alors qu’en fait elle ne vise dans le contexte historique où elle est pratiquée qu’à combler des besoins immédiats. C’est pourquoi l’ouvrier envisage le travail simplement comme un moyen de survie, ce qui constitue une corruption de son essence. La conséquence de cette aliénation spécifique, c’est qu’il se sent hors de lui-même, puisque le travail est forcé et n’est qu’un moyen de satisfaire un autre besoin. Le fruit de son travail appartient à un autre, il est confiné à ses besoins immédiats.          
 « À l’aliénation dans le produit et dans l’acte du travail, Marx ajoute ces deux autres caractères importants du travail aliéné :aliénation de l’homme par rapport à la nature et de l’homme. En considérant cette forme d’aliénation du travail on se rend compte, si l’on suit Marx, que si les objets de production sont aliénés, c’est que l’activité productive est elle-même aliénée. L’économie politique ne considère que l’activité économique avec son produit, c’est-à-dire en termes de valeur d’échange. Toutefois le travail est une activité de l’essence de l’homme, rapport à l’autre homme.          
 L’aliénation de l’homme par rapport à son produit implique l’aliénation par rapport à la nature. C’est sur la nature que s’exerçait le travail ; l’homme s’objectivait en elle ; il produisait en quelque sorte la nature ou plutôt la reproduisait à travers chaque produit particulier de son activité. Mais, lorsque son produit lui est enlevé, c’est la nature tout entière qui cesse d’être sienne.
» (Calvez, 1970 : 141  La pensée de K. Marx).

 L’essence de l’homme, c’est la totalité de l’universalité objective et subjective comme étant objectivation de l’activité laborieuse de l’être humain. Le travail est fondamentalement cette activité en tant que concrétisation subjective. Il est identifiable ontologiquement à un façonnement de la nature en tant qu’œuvre. C’est la conception de son être générique impliquant son propre corps, la nature et son essence spirituelle, ce qui implique en conséquence son intelligence ainsi que sa volonté libre. Donc, si le travailleur est aliéné par son activité de travail et par le produit de son travail, il considère son propre corps, la nature et son essence spirituelle comme étant aliénés, ce qui aboutit à une étrangeté de l’homme par rapport à lui-même et autrui. Ainsi, si une chose ne lui appartient pas, elle appartient forcément à autrui. Le rapport de l’homme à lui-même ne dépend que de son rapport à l’autre et si le rapport de l’homme à la nature l’a fait apparaître comme une chose étrangère dont il dépend, c‘est parce qu’il dépend lui-même d’autrui. Ce qui suppose fondamentalement le passage du concept de travail aliéné à celui de la propriété privée ; c’est ainsi que le rapport dialectique entre l’étrangeté de l’être humain et la non-possession fonde, contrairement aux dires des économistes classiques, la base de l’économie politique. L’étude du travail aliéné culmine dans Le Capital, où Marx jettera les bases d’une étude de la réification, de la « chosification » de l’homme dans le système capitaliste.  


Ainsi, note Lukacs, par la reproduction élargie du capital, ce dernier soumet de plus en plus l’ensemble des rapports sociaux à la dynamique d’un rapport marchand. Ceci induit la rationalisation du procès de travail tel qu’il a été analysé par Marx dans Le Capital et que l’on retrouve – in concreto – dans le fordisme. Il va de soi que la réification détermine fondamentalement la conscience des êtres humains. De plus, il est essentiel que les formes de pensée réifiantes soient séparées de l’infrastructure pour que l’accumulation se poursuive sans entrave. Pour donner un exemple, Lukàcs se rapporte au capital financier où, en apparence, l’argent se multiplie par lui-même. Ainsi la source de l’intérêt et du profit n’est pas reconnaissable ; elle est l’aboutissement de la séparation des travailleurs des moyens de production. La réification occulte le partage de la plus-value entre profit industriel, profit commercial et intérêt.  Se référant à Weber, Lukacs montre comment ce processus détend à la bureaucratie : « [La bureaucratie] implique une adaptation de mode de vie et du travail et, parallèlement aussi, de la conscience, aux présuppositions économiques et sociales générales de l’économie capitaliste, tout comme nous l’avons constaté pour l’ouvrier dans l’entreprise particulière. La rationalisation formelle du Droit, de l’État, de l’administration, etc., implique, objectivement et réellement, une semblable décomposition de toutes les fonctions sociales en leurs éléments, une semblable recherche de lois rationnelles et formelles régissant ces systèmes partiels séparés avec exactitude les uns des autres, et implique, par suite, subjectivement, dans la conscience, des répercussions semblables dues à la séparation du travail et des capacités et besoins individuels de celui qui l’accomplit, implique donc une semblable division du travail, rationnelle et inhumaine, tout comme nous l’avons trouvée dans l’entreprise, quant à la technique et au machinisme »  Lukacs – 1960  Histoire et conscience de classe,  Paris, Éditions de Minuit.    


C’est ainsi que la spécialisation inhibe et rend, en apparence, superflue toute conception de la totalité et que la science qui suit cette tendance aliénante en se cantonnant dans l’immédiateté a perdu cette conception de la totalité. Ainsi, plus une science est développée, plus ses outils méthodologiques sont précis, plus elle néglige les aspects généraux, ontologiques, la concernant en les rejetant du champ de la théorisation qu’elle s’est construite. Comme le mentionne Lukàcs : « […] une modification radicale du point de vue est impossible sur le terrain de la société bourgeoise » (Lukàcs, 1bid). Apparemment la société capitaliste, par l’utilisation optimale de la technique pour permettre une amélioration croissante de la productivité, a posé l’abolition virtuelle de la rareté des marchandises pour l’ensemble de la société (dans les pays du Nord). De plus, en intégrant la classe ouvrière en tant que principale forme de négativité à cette société, dans le cycle de la consommation de masse dans ce qui est convenu d’appeler l’État social ou le Welfare State, cette intégration de la principale force négatrice de la société capitaliste a permis la survivance de cet ordre social ainsi que la disparition progressive de tout foyer d’opposition véritablement important dans cette société. De plus la société n’a plus besoin de coercition ouverte, du moins autant qu’elle en a eu besoin jadis, pour préserver ses intérêts ; la socialisation d’une manière générale pourvoit à cette fonction de la façon la plus insidieuse possible (publicité entre autres).  Alors, pouvons-nous affirmer que cette rationalité instrumentale puisse s’adosser à un choix « éthique » sans que la majorité des individus en aient conscience, comme le prescrit le positivisme de A. Comte ?          


Ne doit-on pas au contraire au vu par exemple de la mondialisation en cours impliquant la précarisation du travail, sa « personnalisation » (auto entrepreneur) et le démantèlement des systèmes de protection sociale hérités du Welfare State, poser avec une pertinence certaine, que l’analyse de l’aliénation demeure plus que jamais le noyau d’une pensée critique tout à fait actuelle ? Il n’y a pas d’alternative ? Vraiment ?

Sujet du Merc. 24 juillet 2024 : Doit-on aller au-delà de l’absence d’intention ?

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