Faut-il
éteindre les Lumières ?
1. Les Lumières sont-elles
éteintes ? Non, pas encore
totalement. Un fait patent et avéré : à peine ( !) une personne sur
quatre ou cinq relève du désarroi psychique ou mental. Où sont dès lors les
Lumières en ces temps postmodernes qui nient la Modernité, la rationalité et la
science, toutes issues des découvertes et théories de Copernic, Galilée,
Descartes ou Spinoza et d’autres ?
Justement nommées, les Lumières
luttent contre les oppressions religieuses et politiques, l’irrationnel,
l’arbitraire, l’obscurantisme et la superstition mais promeuvent le
progrès par le renouvellement du savoir, de l’éthique et de l’esthétique.
Pour les Lumières, le monde est compréhensible par la raison parce qu’il est
ordonné par des lois qui le gouvernent. Cette démarche critique reposant sur la
constante confrontation avec les faits est celle de la science. Elle détermine
des comportements particuliers ainsi qu’une philosophie où prévaut le concept
de sujet pensant « se rendant
comme maître de la nature » (Descartes) et ayant des droits basés sur
d’autres fondements que la seule tradition. L’idée qu’il y a des lois et des
droits naturels conduit, par l’usage volontaire de la nature, à l’économie et à
la politique (la Révolution française).
Les Lumières, c’est donc la
sortie des hommes de l’état de tutelle dont ils sont eux-mêmes responsables par
« la soumission volontaire » (La Boëtie). Les hommes réalisent que
cet état ne tient pas à l’insuffisance de l’entendement mais à celle de la
résolution et du courage de s’en servir pour acquérir une connaissance du réel
(Kant) toujours meilleure et transformer le monde (Marx). Les lois gouvernent
l’univers et les affaires humaines. Le pouvoir du Prince émane donc de la loi
commune et non l’inverse (Machiavel). D’ailleurs Rousseau théorise la loi en tant
que contrôle social comme relation réciproque entre les hommes. La liberté
individuelle est une réalité imprescriptible, tandis que la rationalité des
Lumières n’exclut en aucun cas la sensibilité parce que toutes deux dialoguent
entre elles au sein de sa philosophie.
2. Le postmodernisme actuel
déconstruit tout cela. Comment ? Il promeut un individualisme tous
azimuts où la subjectivité personnelle est exacerbée. Il s’en suit une perte de repère(s) : nous sommes
désormais hors de l’empire disciplinaire des Lumières et dans la négation du
concept de correspondance entre la vérité
et le réel. Sous l’influence de Nietzsche et de la critique globale de la
raison, ce que nous appelons le réel ne serait que la réalité qui - de façon
inhérente – serait fragmentaire, hétérogène et plurielle. Ce que la philosophie
occidentale a conçu comme le sujet de la pensée, le moi individuel, ne serait
qu’un amas incohérent de pulsions, de désirs et de croyances : hubris et doxa. Cette conception favorise l’incrédulité envers les
connaissances, à cette aune la science n’étant plus qu’un amoncellement de
discours incommensurables plutôt qu’un moyen de rationnellement connaître le
monde, le contrôler et enfin le transformer. Les faits avérés qui constituent
la science et donc l’histoire elle-même qui en est une partie sont niés. C’est
la fin de l’histoire (Fukuyama) et l’apparition de monades - tantôt pataudes,
tantôt hallucinées - à la raison asthéniée.
Dès lors, dépourvu de fondements
et du possible usage de la raison dans le fouillis des pulsions et de l’hubris
et celui des assertions constamment variées de l’idéologie du «tout se vaut»
puisque rien n’est avéré ni constant, le vécu de chacun devient schizoïde et
psychotique dans la perception vive de sa différence radicale qui remplace tout
sens de relations interhumaines unificatrices. Il y a comme une extase
hallucinatoire - mais finalement démoralisante et opprimante - face à un bond
majeur dans l’aliénation et la réification de la vie quotidienne. C’est, depuis
les années 1960 et leur sophisme «il est interdit d’interdire», le passage
accéléré au capitalisme mondialisé de consommation des multinationales
caractérisé par la pénétration du marché dans tous les aspects de la vie
sociale et de l’intimité jusque là fermés à la marchandise : destruction
de l’agriculture précapitaliste par la «révolution verte», ascension des médias
de multiples «n’importe-quoi» intéressés et de l’industrie de la publicité et
de la mercatique sur les «temps (toujours plus longs) de cerveau et d’affects
disponibles» (Patrick Lelay). Le postmodernisme prend la forme d’un flux de
désinformation critique dont les centres d’intérêt sans cesse changeants
cachent ses réels enjeux : faire que les hommes consomment et les préserver d’un ailleurs (toute révolte ou
insurrection).
« Les variations de sa forme
lui donnent sa coloration de cirque et de fête foraine. Sa faculté de rendre
crédible toutes les chimères lui confère une sorte de monopole quant à la
maîtrise des processus de déréalisation des humains. Cette qualité lui confère
une résistance à la critique de son absence de cohérence : au pays des
mensonges déconcertants, seules importent la qualité des illusions et la
crédulité des spectateurs. » (Servitude
& simulacre, Jordi Vidal). Les luttes - quand elles existent encore -
se sont délitées au point d’apparaître comme de nouveaux attributs d’un monde
de plus en plus virtuel et factice. Ici, le culte (religieux) de la différence
n’est qu’une diversion au goût du jour de l’échange marchand le plus violent :
celui qui condamne toute pratique solidaire, méprise la vérité des faits et
s’emploie à séparer ce qui était uni. Ici, chaque évocation de la liberté
masque une pratique liberticide. C’est en condamnant le passé révolutionnaire
et en s’appuyant sur la fabrication de leurres et de simulacres de récits
complémentaires qu’on est parvenu à légitimer le modèle de société
hypercapitaliste comme étant un «horizon indépassable». Cette société du chaos a supplanté celle du
spectacle. Tout (et les personnes elles-mêmes) est devenu marchandises, jeté
pèle mêle dans la désunion et le désordre.
« C’est l’expression d’une
nouvelle régression dans l’histoire de la lutte des classes. Les stratèges de
la société du chaos n’ont plus besoin de détourner ni de récupérer la théorie
critique chez ceux qui remettent en cause cette société et la combattent. Ils
écrivent et diffusent eux-mêmes une telle théorie et la font admettre comme
étant la seule théorie critique possible. » (Jordi Vidal). Magnifique
usage du sophisme sous l’apanage fallacieux de la démarche de la raison et des
Lumières.
C’est le nouvel espace totalitaire et mondial où tout est
pénétré et relativisé par l’insignifiance. Il y a une sorte de relation
nécessaire entre trois émergences : la montée de formes culturelles
postmodernes, l’apparition de modes toujours plus flexibles d’accumulation du
capital et un nouveau cycle de compression très concret de l’espace-temps dans
l’organisation du capitalisme. Le cycle du temps de ces trois formes chute sur
celui de l’instant électronique devenu la trame concrète de nos vies. Depuis le
milieu du XXème siècle, la coopération étroite entre l’Etat et les grandes
sociétés dans un cadre national s’est dissoute au profit de l’expansion des
investissements mondiaux (FMI, Banque mondiale) et du commerce (OMC) impulsée
par le secteur privé des multinationales et des marchés financiers volatils.
Ceci a déterminé une série de changements sociaux, économiques, scientifiques,
techniques et culturels auxquels répondent l’éthique et l’esthétique du
postmodernisme.
Se croyant légitimés à parler au
nom des gens, les souteneurs de la déconstruction des Lumières -tout en
prétendant à l’instar de la Gauche défendre les opprimés et lutter contre le
sexisme, le racisme et l’impérialisme – soutiennent en sophistes le pire
archaïsme politique, les plus
sanglantes aliénation et barbarie religieuses,
la récusation fallacieuse de la science
comme un droit à la différence et l’apologie du communautarisme comme une actualisation du combat anti-impérialiste.
Le combat contre ce système mortifère destructeur de toute humanité ne
commence-t-il pas par le retour volontaire aux faits et à l’usage de la raison
1) dans une éducation personnelle et réciproque dans des collectifs et
2) dès
l’enfance, en famille et dans une école de type scholè (de la Grèce antique) dont le but premier est l’acquisition de la maîtrise de soi par
l’ascèse heureuse de la pratique des disciplines qui la développent et la
fortifie pour faire des hommes des humains authentiques ?