Sujet : 1+1=3
La proposition 1+1=3 est invalide. Mais sous
quelles considérations ? Formelles ? Intuitives ? Si un pur
formalisme condamne l’opération, si l’intuition même se refuse au concours de
cette symbolique, l’imagination est-elle vraiment seule à pouvoir tirer de
cette apparente inadéquation la prégnance de la métaphore qu’elle évoque, et
qui siérait à la définition contingente de la dialectique ? Où la poésie
sert la philosophie, la synthèse sert effectivement la pensée. Des Topiques au
matérialisme historique, l’effort sera donc proprement synthétique, afin de
dégager les mécanismes réalistes et conceptuels ayant édifié des monuments tels
Logique, Mathématiques et Dialectique, en s’appuyant finalement sur une
doctrine complète – celle d’Henri Bergson – pour défaire l’écheveau de son fil
conducteur (logique) et comprendre ses implications. L’enjeu va jusqu’à
s’enquérir d’une nécessité morale interne de la dialectique, non seulement
parce que la synthèse relève du jugement, mais parce qu’elle est basée sur un
processus critique (la négation hégélienne).
THESE
En sociologie,
le 1+1=3 est une référence idéologique au concept dit de
« non-additivité », lequel place les répercussions de la
collaboration humaine au-delà de la simple addition des capacités individuelles
(cf. William Burroughs et Brion Gysin, The Third Mind). En fait, cette
notion s’applique à toute communauté vivante (exempli causa les cellules
d’un même organisme), au-delà des facultés cognitives de l’homme, en raison de
la complémentarité adaptative du vivant, donnant potentiellement naissance à
des capacités troisièmes après mise en commun de deux ensembles de capacités
chez deux entités différentes (on pourra dire : comme l’huile et le jaune
d’œuf émulsionnés et associés donnent la mayonnaise, laquelle possède des
propriétés structurelles et gustatives nouvelles). Cette conséquence ici
réalisée dans l’acte a son pendant au niveau de l’esprit humain, pour y revenir
; c’est ce que l’on appelle le jugement synthétique, que nous aborderons
ultérieurement.
Dans le grand
manège du monde vivant, le mutualisme (un cas particulier de la symbiose)
illustre on ne peut mieux le phénomène, quand on constate ne serait-ce qu’avec
ce qu’on appelle le lichen l’impact (photo)synthétique de l’association
de deux organismes unicellulaires si différents, en l’occurrence d’une algue et
d’un champignon, comme l’appropriation de vertus pionnières et de polyvalence
métabolique, sachant qu’une bactérie intègre parfois ledit lichen pour former
un organisme triple, et triplement compétitif.
A fortiori, par son principe même, une communauté sociale d’hyménoptères
tire avantage de cette même loi de non-additivité, par les options nouvelles
s’offrant à la coopération de ses individus ; d’où la sauvegarde génétique
de ce comportement par l’évolution. C’est ainsi que dans son œuvre de
science-fiction La révolution des fourmis, Bernard Werber utilise la
même métaphore arithmétique 1+1=3, et, fidèle à son genre, en propose une
démonstration mathématique tenant de l’axiomatique libre ; peut-être sans s’en
apercevoir, au-delà de la portée strictement sociale et de la relativisation du
rôle de la nature humaine (par l’application à la société insecte) dans le
phénomène, il pose à la fois la question de la logique non-aristotélicienne et
de la dialectique hégélienne. Du reste, le pouvoir « synthétique »
d’un fonctionnement social apparemment indissociable d’une hiérarchie, cause ou
conséquence du phénomène, relève d’une argumentation tierce.
Le syllogisme est un
discours dans lequel certaines choses étant posées, quelque chose d’autre que
ces données en résulte nécessairement du seul fait de ces données.
Aristote, Organon
Selon : Un
débit de spiritueux est philosophique, un café est un débit de spiritueux, donc
un café est philosophique, nous avons le prédicat (« philosophique »)
et le sujet (« le café ») qui, en vertu du formalisme logique, peuvent
s’abstraire en des variables ; les propositions deviennent alors des
formes propositionnelles, des symbolismes. On pourra écrire dès l’école
primaire : a=b et c=a à c=b, formule syllogistique par excellence,
aristotélicienne bien conformément à la stagnation antique des enseignements.
De là, si l’exigence de cohérence interne de la logique est nécessaire à la
forme du discours philosophique, qui s’adresse à l’entendement, on en fera un
calcul ou une tautologie, il ne lui en restera pas moins sa stérilité ;
cerner l’originalité d’un cheminement de pensée, qu’elle soit apparente ou
intimement conditionnée, tient d’un autre niveau conceptuel.
La logique reste stérile, à moins
d’être fécondée par l’intuition.
Henri Poincaré
La logique,
donc, aussi leibnizien que l’on soit – car on se rappellera la théorie des petites
parties et de son obsession calculatoire (« algèbre de la
pensée ») – n’est point d’aide ici, car aucune proposition ne peut assurer
une cohérence interne à l’opération 1+1=3. La mathématique alors ?
D’abstraction supérieure, pourrait-on penser, la métaphore arithmétique d’une
mathématique syllogistique serait : 1+1=2. De fait, il y a dépassement
conceptuel de la logique par la mathématique. On dira proprement les outils
intellectuels des mathématiques « transcendantaux », mais quant à
leurs objets, quelle que soit d’ailleurs la théorie de laquelle on se place
(empiriste, idéaliste ou opératoire), ils ne seront jamais rien que l’étape
d’un cheminement hypothético-déductif ; d’aucuns ayant voulu se défaire de
la question de l’origine des mathématiques par l’axiomatique, ils ont bien dû
s’apercevoir que cela ne faisait qu’élider la question, puisqu’en substance, si
la variable A de la logique renvoie à une proposition plus ou moins réaliste,
plus ou moins formelle, la variable A de la mathématique renvoie à un signe
motivé, un symbole, qui participe déjà de l’abstraction du monde. L’on en
revient donc à l’intuition (non sans rappeler l’intuition sensible kantienne) pour
des théoriciens comme Luitzen E.J. Brouwer, voire au « relationnel »
pour Jean Toussaint Desanti, sans toutefois résoudre le mécanisme de la
synthèse mais plutôt celui de l’analytique (réductionnisme symbolique). La
synthèse en effet n’est en rien dans le résultat mathématique, mais dans
l’idée, et par radicalisation dans son exposition même ; en cela, à tout
système analytique préfigure peut-être une synthèse dont il ne serait que
l’explicitation, d’où l’argument de certains mathématiciens situant leur
activité dans une sorte de perpétuelle illumination.
ANTITHESE
Très tôt dans l’histoire des idées, ce qu’on a
appelé dialectique (dia-legein, « parler à travers ») a servi à
désigner la rhétorique du philosophe (avec ses avatars, telle la maïeutique)
pour, avec Platon, dépasser le statut de méthode pour celui de science à part
entière. Promotion conceptuelle que réfutera Aristote, la resituant comme
technique argumentative du vraisemblable et du probable, aux côtés de la
science, telle la logique, qui elle tiendrait de la démonstration et donc du
vrai et du nécessaire. Il s’était agi donc dès le départ de cerner la méthode
du discours philosophique traitant des objets échappant à la science ;
dans sa structure initiale, la dialectique est déjà faite de l’exposition
décisive de son contenu et de la portée métaphysique de sa finalité :
1+1=3.
Emmanuel Kant, qui établit les bases de
l’épistémologie moderne, rattacha dans le prolongement de la thèse d’Aristote
la dialectique à l’usage illégitime des facultés de la raison, celle-ci faisant
accroire à l’homme qu’il puisse connaître des concepts inexpérimentables tels
l’âme, la totalité du monde ou encore Dieu, plutôt que de se restreindre à les
penser ; la dialectique transcendantale, fidèlement à sa doctrine et là en
porte-à-faux d’Aristote, devenant la science (logique de l’apparence) des
conditions de possibilité de contradictions dans lesquels l’esprit s’empêtre
nécessairement lorsqu’il fait cet usage illégitime de ses facultés. A partir de
cette avancée idéologique, dans son acception encore davantage que dans son
essence, dira-t-on, la dialectique colporte les notions de créativité, de
productivité de l’esprit (pour lesquelles intervient alors l’imagination) qui
dans un premier temps conduisent à la nécessité de la critique, comme pour
contenir la puissance spirituelle de l’esprit humain dans une cohérence
rationnelle. Kant s’en tient à cette dualité, puisqu’il oppose la dialectique à
l’analytique (« logique de la vérité »), laquelle ne parvient
cependant pas à la connaissance sans jugement synthétique, tout aussi
fondamental dans la structure de la critique.
Kant a montré dans sa dialectique l’objectivité de l’apparence et la
nécessité de la contradiction.
Friedrich Hegel, Sciences
de la logique.
Rebondir sur
cette définition de la dialectique laissée en chantier n’a précisément demandé
qu’un esprit synthétique comme celui de Friedrich Hegel, parachevant en quelque
sorte dans la dialectique le parangon de la critique kantienne, ce qu’elle est
comme processus de négation du préexistant, non sans rappeler le scepticisme
cartésien quelque part qui se situe peut-être entre l’analytique et la
dialectique au sens d’Hegel.
Au demeurant,
au rythme binaire à répétition qui siérait à l’analytique, à son processus
dichotomique, on pourrait opposer le rythme ternaire de la dialectique
hégélienne, qui ajoute à la thèse et à la négation (critique antithétique) de
la thèse, la synthèse, surélévation, sommation qui vaut plus que la simple
somme, comme la symbiose, comme le progrès né de l’interactivité des
populations – qui servira le matérialisme dialectique de Marx – : die
Aufhebung, le 3 de l’opération.
SYNTHESE
L’Aufhebung de la dialectique de ce
philo-piste, après la thèse analytique et l’antithèse dialectique, a donc pour
objectif d’aller plus loin que la simple étude de la corrélation des deux
procédés, mais de faire ressurgir la modalité nouvelle qui en naît, point par
une synthèse synthétique, mais par la force de l’exemple. Il ne m’est pas
apparu de meilleur support à cet effet que la philosophie d’Henri Bergson, dans
laquelle la critique est au centre de balances successives que font vaciller
deux concepts opposés alternativement. Au-delà des concepts dualistes
classiques, c’est d’abord tout le langage qui fonctionne de cette manière. On
en trouvera à loisir dans les expressions de la langue (œufs / panier ;
charrue / boeuf ; chat / souris) mais il est d’un autre intérêt encore que
de constater qu’il s’agit de la base même des tropes (métonymie, métaphore,
synecdoque) et d’un certain nombre de figures. Cette dichotomie apparemment
immédiate dans le langage ne reflèterait que le mécanisme catégoriel de l’entendement :
comment cela corrobore-t-il donc Kant, qui place trois catégories par classe,
disant que la « troisième catégorie résulte toujours de la liaison de la
seconde classe avec la première. Ainsi la totalité n’est pas autre chose que la
pluralité considérée comme unité, etc. » (Critique de la raison pure).
N’est-ce pas là un effort dialectique ?
Quoiqu’il en soit, ce dualisme a effectivement conditionné la philosophie de
Bergson, commençant par une opposition durée / temps (quand dans l’esthétique
transcendantale, Kant a instauré le couple temps / espace), s’enquérissant
suite à cela – bien anthropocentriquement – du réalisme de la mémoire-habitude
face au spiritualisme de la mémoire pure, d’où la distinction action /
connaissance, laquelle fait de l’intelligence et de la science la pratique
instinctive de l’homme pour survivre à son monde (pensée de la non-durée), et
de l’intuition, empathie de l’esprit avec lui-même et avec ce qui l’entoure,
l’instrument de la philosophie.
La durée ayant indiscutablement une orientation
morale au départ de l’œuvre de Bergson, s’il concède un parallélisme entre
science et philosophie vers des absolus propres, c’est cette dernière qui prend
le pas sur la première, puisqu’elle considère la conscience et les phénomènes
de la vie en ce qu’ils durent. Cette « évolution créatrice »
impliquerait de voir le développement des êtres vivants, de l’individu à
l’espèce, comme inféodé à un élan vital, lequel rejoint la conception phare de
Jean-Baptiste Monet de Lamarck.
Sous couvert d’existentialisme, la durée, dont traite la philosophie,
puisque son instrument est l’intuition qui permet de l’appréhender, est à la
fois le fond de l’être mais la substance même des choses, en ce qu’elles sont
nécessairement perçues dans la durée ; le morceau de sucre qui fond sera
perçu différemment selon que l’on attende sa fonte ou non.
Puisque pour Bergson, il s’agit plus d’une activité
de l’esprit que d’un point de vue existentialiste, cela introduit plutôt ce qui
a été appelé sa doctrine pan-spiritualiste.
Bergson surenchérit conséquemment sur la morale,
affectant sa doctrine, laquelle amène par l’opposition entre rituel religieux
et élan spirituel la notion essentielle de sa pensée qu’est le dynamisme. Voilà
donc comment, enfilée dans un costume analytique, la dialectique est
omniprésente : à la fois, de chaque dualité, il tire une dualité suivante,
laquelle n’est pas analytique mais bien synthétique, puisqu’elle fait
intervenir l’imagination, notamment dans l’élaboration de l’idée nouvelle, qui
constitue à chaque fois une critique ; à la fois, l’ensemble successif des
oppositions, de thèses et d’antithèses, forme un ensemble thétique et
antithétique qui fait émerger une synthèse générale, une Aufhebung.
La thèse se rapporte à la philosophie, dont
l’instrument d’intuition permet d’appréhender le monde dans sa durée ;
l’antithèse à la science, qui use de l’intelligence pour agir sur le monde. La
synthèse, le spiritualisme dynamique.
Or, ce dernier non seulement s’exprime au travers
d’une opposition terminale traitant de morale, mais est moral lui-même,
puisqu’en dépassant son statut de synthèse, il entre dans la démonstration
d’une supériorité de la philosophie sur la science.
Où 1+1=3, le
3, synthèse dialectique, doit par définition avoir une portée supérieure à la
thèse et à l’antithèse qui doivent s’équivaloir sur le plan démonstratif. Si la
dialectique renvoie au mouvement réel de la pensée, celui de Bergson fut
d’opérer une critique systématique, tout en installant progressivement des
fondations de plus en plus solides pour la justification morale (par la morale)
de sa thèse initiale.
Cet écart est-il propre à celui de Bergson ?
La dialectique n’est-elle pas en substance qu’un
leurre, terminant toujours dans un contexte moral parce que son processus est
lui-même moral a priori ? La dialectique, et davantage, la critique, sont
peut-être condamnées à ne produire des idéologies nouvelles, sans plus de quête
de vérité, qu’en rebondissant d’un esprit à l’autre, plutôt que dans un même
esprit.
La dialectique ne serait là que pour permettre à
d’autres d’établir une contre-argumentation structurée, critique
« coopérative », véritable dialectique alors, où la philosophie
rejoindrait la sociologie, et serait cette communauté pour laquelle sur le long
terme la critique serait le signe d’additivité, ou plutôt de non-additivité du
fameux 1+1=3.