samedi 11 mai 2024

Sujet du Merc. 15 Mai 2024 : De l'aliénation.

 

                                   De l’aliénation.  
Les lecteurs intéressés par ce sujet pourront avec intérêt rechercher chez Rousseau et Hegel les premiers germes du concept d’aliénation. Dans le cadre, limité, de ce philopiste nous n’aborderons que les développements plus récents et complets abordées par Marx et Lukacs. 

Marx, sera amené à passer successivement de l’étude de l’aliénation religieuse, à l’aliénation philosophique, pour en arriver à l’aliénation politique. Cette réduction culminera dans un travail colossal de plus de trente ans ayant pour objet la critique de l’aliénation économique. L’acte fondateur de la critique, par Marx, de l’aliénation économique et de son expression théorique positive dans l’économie politique classique est, sans contredit, l’analyse se trouvant dans les Manuscrits de 1844. Ces manuscrits se caractérisent par une philosophie humaniste et communiste. Celle-ci préconise la désaliénation de l’homme et – spécialement en ce qui concerne l’activité sociale et politique –, l’abolition de la propriété privée des moyens de production et d’échanges. Marx dénonce dans ce livre l’aliénation économique du genre humain. Mais qu’est-ce qui a amené Marx à l’économie politique ? C’est qu’elle est, selon lui, le discours positif de cette réalité aliénante de l’homme ainsi que de la misère ouvrière. Se ralliant à la cause du prolétariat, Marx sent l’exigence de connaître les causes exactes de la déshumanisation de la classe ouvrière, causes qu’il va d’abord chercher à dégager en examinant de manière critique les principales thèses des économistes classiques. Comment aborde-t-il l’économie politique ? En humaniste, à travers cette question fondamentale qu’il adresse à son époque et à la science qui en exprime l’esprit : qu’as-tu fait de l’homme ? D’une manière générale, Marx, en 1844, accepte les prémisses de l’économie politique : le fait de la propriété privée, la séparation entre le profit, le salaire et la rente, la division du travail, l’importance de la concurrence ainsi que la notion de la valeur d’échange ; toutes ces notions qui ont été analysées avant lui et qu’il ne critique guère. D’autre part, il remarque que l’ouvrier est ravalé au rang de marchandise et qu’il est soumis lui-même à l’offre et à la demande. Également, Marx note que plus l’ouvrier produit, plus sa misère est grande. En considérant cette forme d’aliénation du travail on se rend compte que si les objets de production sont aliénés, c’est que l’activité productive est elle-même aliénée. L’économie politique ne considère que l’activité économique avec son produit, c’est-à-dire en termes de valeur d’échange. Toutefois le travail est une activité de l’essence de l’homme, fondamentalement une objectivation de la personnalité de l’homme qui s’y identifie, s’y épanouit et se manifeste à autrui. C’est une activité spécifique qui devrait lui permettre de manifester son

« Être » alors qu’en fait elle ne vise dans le contexte historique où elle est pratiquée qu’à combler des besoins immédiats. C’est pourquoi l’ouvrier envisage le travail simplement comme un moyen de survie, ce qui constitue une corruption de son essence. La conséquence de cette aliénation spécifique, c’est qu’il se sent hors de lui-même, puisque le travail est forcé et n’est qu’un moyen de satisfaire un autre besoin. Le fruit de son travail appartient à un autre, il est confiné à ses besoins immédiats.          
 « À l’aliénation dans le produit et dans l’acte du travail, Marx ajoute ces deux autres caractères importants du travail aliéné :aliénation de l’homme par rapport à la nature et de l’homme. En considérant cette forme d’aliénation du travail on se rend compte, si l’on suit Marx, que si les objets de production sont aliénés, c’est que l’activité productive est elle-même aliénée. L’économie politique ne considère que l’activité économique avec son produit, c’est-à-dire en termes de valeur d’échange. Toutefois le travail est une activité de l’essence de l’homme, rapport à l’autre homme.          
 L’aliénation de l’homme par rapport à son produit implique l’aliénation par rapport à la nature. C’est sur la nature que s’exerçait le travail ; l’homme s’objectivait en elle ; il produisait en quelque sorte la nature ou plutôt la reproduisait à travers chaque produit particulier de son activité. Mais, lorsque son produit lui est enlevé, c’est la nature tout entière qui cesse d’être sienne.
» (Calvez, 1970 : 141  La pensée de K. Marx).

 L’essence de l’homme, c’est la totalité de l’universalité objective et subjective comme étant objectivation de l’activité laborieuse de l’être humain. Le travail est fondamentalement cette activité en tant que concrétisation subjective. Il est identifiable ontologiquement à un façonnement de la nature en tant qu’œuvre. C’est la conception de son être générique impliquant son propre corps, la nature et son essence spirituelle, ce qui implique en conséquence son intelligence ainsi que sa volonté libre. Donc, si le travailleur est aliéné par son activité de travail et par le produit de son travail, il considère son propre corps, la nature et son essence spirituelle comme étant aliénés, ce qui aboutit à une étrangeté de l’homme par rapport à lui-même et autrui. Ainsi, si une chose ne lui appartient pas, elle appartient forcément à autrui. Le rapport de l’homme à lui-même ne dépend que de son rapport à l’autre et si le rapport de l’homme à la nature l’a fait apparaître comme une chose étrangère dont il dépend, c‘est parce qu’il dépend lui-même d’autrui. Ce qui suppose fondamentalement le passage du concept de travail aliéné à celui de la propriété privée ; c’est ainsi que le rapport dialectique entre l’étrangeté de l’être humain et la non-possession fonde, contrairement aux dires des économistes classiques, la base de l’économie politique. L’étude du travail aliéné culmine dans Le Capital, où Marx jettera les bases d’une étude de la réification, de la « chosification » de l’homme dans le système capitaliste.  


Ainsi, note Lukacs, par la reproduction élargie du capital, ce dernier soumet de plus en plus l’ensemble des rapports sociaux à la dynamique d’un rapport marchand. Ceci induit la rationalisation du procès de travail tel qu’il a été analysé par Marx dans Le Capital et que l’on retrouve – in concreto – dans le fordisme. Il va de soi que la réification détermine fondamentalement la conscience des êtres humains. De plus, il est essentiel que les formes de pensée réifiantes soient séparées de l’infrastructure pour que l’accumulation se poursuive sans entrave. Pour donner un exemple, Lukàcs se rapporte au capital financier où, en apparence, l’argent se multiplie par lui-même. Ainsi la source de l’intérêt et du profit n’est pas reconnaissable ; elle est l’aboutissement de la séparation des travailleurs des moyens de production. La réification occulte le partage de la plus-value entre profit industriel, profit commercial et intérêt.  Se référant à Weber, Lukacs montre comment ce processus détend à la bureaucratie : « [La bureaucratie] implique une adaptation de mode de vie et du travail et, parallèlement aussi, de la conscience, aux présuppositions économiques et sociales générales de l’économie capitaliste, tout comme nous l’avons constaté pour l’ouvrier dans l’entreprise particulière. La rationalisation formelle du Droit, de l’État, de l’administration, etc., implique, objectivement et réellement, une semblable décomposition de toutes les fonctions sociales en leurs éléments, une semblable recherche de lois rationnelles et formelles régissant ces systèmes partiels séparés avec exactitude les uns des autres, et implique, par suite, subjectivement, dans la conscience, des répercussions semblables dues à la séparation du travail et des capacités et besoins individuels de celui qui l’accomplit, implique donc une semblable division du travail, rationnelle et inhumaine, tout comme nous l’avons trouvée dans l’entreprise, quant à la technique et au machinisme »  Lukacs – 1960  Histoire et conscience de classe,  Paris, Éditions de Minuit.    


C’est ainsi que la spécialisation inhibe et rend, en apparence, superflue toute conception de la totalité et que la science qui suit cette tendance aliénante en se cantonnant dans l’immédiateté a perdu cette conception de la totalité. Ainsi, plus une science est développée, plus ses outils méthodologiques sont précis, plus elle néglige les aspects généraux, ontologiques, la concernant en les rejetant du champ de la théorisation qu’elle s’est construite. Comme le mentionne Lukàcs : « […] une modification radicale du point de vue est impossible sur le terrain de la société bourgeoise » (Lukàcs, 1bid). Apparemment la société capitaliste, par l’utilisation optimale de la technique pour permettre une amélioration croissante de la productivité, a posé l’abolition virtuelle de la rareté des marchandises pour l’ensemble de la société (dans les pays du Nord). De plus, en intégrant la classe ouvrière en tant que principale forme de négativité à cette société, dans le cycle de la consommation de masse dans ce qui est convenu d’appeler l’État social ou le Welfare State, cette intégration de la principale force négatrice de la société capitaliste a permis la survivance de cet ordre social ainsi que la disparition progressive de tout foyer d’opposition véritablement important dans cette société. De plus la société n’a plus besoin de coercition ouverte, du moins autant qu’elle en a eu besoin jadis, pour préserver ses intérêts ; la socialisation d’une manière générale pourvoit à cette fonction de la façon la plus insidieuse possible (publicité entre autres).  Alors, pouvons-nous affirmer que cette rationalité instrumentale puisse s’adosser à un choix « éthique » sans que la majorité des individus en aient conscience, comme le prescrit le positivisme de A. Comte ?          


Ne doit-on pas au contraire au vu par exemple de la mondialisation en cours impliquant la précarisation du travail, sa « personnalisation » (auto entrepreneur) et le démantèlement des systèmes de protection sociale hérités du Welfare State, poser avec une pertinence certaine, que l’analyse de l’aliénation demeure plus que jamais le noyau d’une pensée critique tout à fait actuelle ? Il n’y a pas d’alternative ? Vraiment ?

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