« Celui qui me tient d'un fil n'est pas fort; ce qui est
fort, c'est le fil »
Antonio Porchia, Voces (Voix)
« Celui qui me tient d'un fil n'est pas fort; ce qui est fort, c'est le
fil. » Certains diront, tout dépend du poids de la personne retenue. D’autres
rétorqueront : « Que nenni ! Tout dépend du fil ! » Et c’est cette deuxième
proposition qui doit surtout retenir notre attention ce soir, même si, au fond,
les deux propositions peuvent être tout à fait complémentaires…
Tenu par signifie : retenir, empêcher de… de quoi ?? C’est la bonne
question ! De toute manière, s’il y a en a un qui entrave l’autre dans son
action, il le prive de sa liberté. Pour aboutir à ses fins, le censeur utilise
soit la force, soit des stratagèmes plus subtils tels que la manipulation. La
manipulation mentale est une technique spécifique d'échange : elle consiste
pour un influenceur à profiter d'une opportunité pour détourner subrepticement
vers son profit personnel et son prestige, les ressources, matérielles et
morales, c'est-à-dire les biens et les services, les forces et les faiblesses,
les espoirs et les peurs, d'un influencé, de préférence d'un groupe d'influencés.
La manipulation implique un rapport de pouvoir, de domination pour
influencer subtilement – consciemment ou non – une personne ou un groupe de
personnes et en retirer des bénéfices. Cet abus se fait au détriment du
manipulé. Son pattern est d’autant plus aliénant qu’il est répété,
sournoisement, parce qu’il prive l’être de sa liberté. Pour parvenir à ses
fins, le manipulateur dispose de nombreuses stratégies dont certaines sont
facilement décelables. Les identifier, c’est poser le premier pas permettant de
reconquérir le respect de soi et sa liberté.
Le manipulateur ment, ne communique pas clairement ses besoins, ses
sentiments en restant flou. Il remet aussi souvent les qualités et compétences
de l’autre en question, parfois en critiquant de manière plus ou moins subtil,
en dévalorisant ou en jugeant de sorte qu’il ouvre une faille dans l’esprit de
sa proie où le doute va germer. Il lui sera alors plus facile de faire penser à
l’autre ce qui va servir ses propres intérêts.
Il tente de se rendre indispensable de façon à créer une dépendance lui
garantissant une fidélité, une exclusivité de ceux qu’il choisi d’aimer et
faciliter ainsi la réalisation de ses désirs cachés.
Le manipulateur possède une intelligence émotionnelle très développée qui
lui permet d’anticiper les besoins et désirs de l’autre. Il sait très
facilement se mettre dans la peau de l’autre et n’hésite pas à le faire afin de
mieux saisir sa victime dans sa toile d’araignée. Il va ainsi tirer sur toutes
sortes de ficelles pour susciter des émotions tel que la culpabilité, le
sentiment d’être redevable, de ne pas être correct en doutant de l’autre et le
fait que lui, le manipulateur, a raison. Ce dernier est d’autant mieux capable
de jouer avec les sentiments d’autrui qu’il peut lui même incarner un rôle et
simuler des états émotionnels dans le but d’obtenir ce qu’il veut de l’autre.
Il évite de prendre ses responsabilités, va nier l’évidence et chercher à vous
convaincre qu’il a raison en jouant avec le doute et les émotions de
culpabilité ou autres qu’il a semé en vous.
Le manipulateur demande souvent au manipulé de faire et croire ce qu’il
dit alors que lui-même fait le contraire.
N’est-ce pas au nom de la démocratie que ces mêmes techniques sont
utilisées pour mieux asservir les peuples et les garder dans leur servitude
volontaire ?
Nos sociétés occidentales, sont des éléphants aux pieds d’argile, telle
est l’analyse de nos dirigeants politiques. Nos concitoyens sont fragiles. À la
moindre contrariété sociale, la paix civile et institutionnelle peut être
menacées.
« Les gens savent rarement ce
qu’ils veulent, même quand ils prétendent le savoir », disait au début des
années 50, l’agence de sondage Advertising Age. En 1965, 1.100 directeurs
d’entreprises américaines se rassemblent à New-York (organismes pour l’American
Management Association) afin de tenter de résoudre un problème commercial
particulièrement aigu : personne ne pouvait prédire les comportements des
consommateurs. Cela se traduisait par un désastre en termes de chiffre d’affaires.
Les difficultés que dénonçaient ces agences, provenaient de l’apparent esprit
de contradiction des individus interrogés. Il était impossible de prévenir
leurs réactions. La question étant de savoir comment agir sur le subconscient
d’une population déterminée. Comment persuader les masses et influencer leur
conduite par des techniques ingénieuses dans le seul but d’un quelconque
conditionnement psychologique ?
Que se soit en marketing ou en politique mais aussi pour faire passer de
nouvelles normes en société, on utilise la loi la plus banale de la suggestion
psychologique, la loi de la répétition. La chose affirmée arrive par la
répétition à s’établir dans les esprits au point d’être acceptée comme une
vérité démontrée.
On accapare les pages des journaux, des magazines, de TV, on offre des
programmes coûteux aux auditeurs de radio en utilisant deux autres moyens de
suggestions également très efficaces : l’affirmation (de préférence dégagée de
tout raisonnement et de toute preuve, est un moyen sûr de faire pénétrer une
idée dans l’esprit des masses) et enfin l’intensité de cette affirmation. Ces
explorations de la psychologie collective n’étaient pas anodines.
Cependant, la science politique américaine va également se pencher sur la
psychologie collective des populations vivant dans nos sociétés démocratiques
d’après-guerre. Une société post-industrielle, de production, de culture mais
aussi de communication dite de masse… Le but ultime de ces études visait avant
tout à établir des procédés et des techniques permettant aux démocraties
d’avoir un contrôle social direct sur la population, via notamment les médias.
Autrement dit, comment canaliser une population dans un régime démocratique
sans recourir à la force ? Il fallait créer une science du maniement du cerveau
des foules au service de la paix civile et sociale.
Pour qu’une véritable discipline de persuasion des masses se crée, il
faudra attendre les véritables manipulateurs du symbolisme politique, apparus
aux États-Unis au milieu des années 1950. Ces maîtres d’une discipline d’un
nouveau genre, faisaient la synthèse des travaux de Setchenov et de Pavlov (la
psychologie soviétique) et de leurs réflexes conditionnés, de Freud et de ses
images du père, de Rienman et de son idée de concevoir les électeurs américains
comme des spectateurs consommateurs de la politique.
Dans nos sociétés modernes, l’ensemble de la population habite un univers
factice composé de « stéréotypes » L’individu moyen de ce début de siècle, vit
de plus en plus par procuration (identification à telle ou telle « vedette »)
et dans un « pseudo-environnement mental » que les médias institutionnels se
chargent pour eux d’organiser ; déformant, simplifiant la réalité, à l’extrême.
Cela permet à l’individu de penser à moindre coût (l’Etat pense à sa place ce
qui est bon ou pas afin de maintenir le consensus social) faisant ainsi
l’économie d’une expérimentation de la réalité, réalité pas souvent bonne à
voir et encore plus difficile à assumer par la population.
Dès lors, il est facile en agissant sur les symboles et les stéréotypes
(et donc les consciences) de fabriquer totalement une opinion publique, usant
des méthodes de communication de masse et de psychologie. Dans ce cadre, il est
bon de s’interroger sur un autre phénomène découlant de ce processus. La chute
vertigineuse du niveau culturel de nos sociétés. Autrement dit, la
prolifération constante de ce que l’on pourrait appeler l’insignifiance
intellectuelle.
Déjà en 1861 l’économiste Augustin Cournot prévoit pour l’avenir, un
monde monotone et source d’ennui car tout sera uniformisé et aseptisé. Un
univers où tout sera organisé, planifié, prévu pour les individus ayant perdu
toute originalité, fondus au sein d’une masse incapable de penser. L’Histoire
ne sera plus qu’une gazette officielle servant à enregistrer les règlements,
les relevés statistiques, l’avènement des chefs d’Etat et la nomination des
fonctionnaires, dit-il.
Ce magnifique tableau d’anticipation de notre société contemporaine est à
rapprocher de la vision futuriste d’Alexis de Tocqueville dans son célèbre « De
la démocratie en Amérique »(1835) « « Je vois une foule innombrable d’hommes
semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de
petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme - Au-dessus de
ceux-là s’élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d’assurer
leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier,
prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle,
il avait pour objet de préparer les hommes à l’âge viril ; mais il ne cherche,
au contraire, qu’à les fixer irrévocablement dans l’enfance ; Il aime que les
citoyens se réjouissent, pourvu qu’ils ne songent qu’à se réjouir. »
En 1891, dans « The New Utopia », le romancier Jérôme K prévoit également
une uniformisation des pensées ou les individus ne sont plus que des numéros,
parfaitement identiques d’aspect (on opère ceux qui ont des différences trop
marquées). Les trois auteurs ne se distinguent guère sur l’approche avant-gardiste
de notre société.
Néanmoins Cournot souligne un élément fondamental. Selon lui, dans ce monde
futur, il subsistera malgré tout la menace du soubresaut, à cause de « toutes
les sectes de millénaristes et d’utopistes » prêtes à faire renaître la lutte
des classes, le plus redoutable antagonisme dans l’avenir pour le repos des
sociétés ; il pourra toujours apparaître « un chef de secte, inventeur d’une
nouvelle règle de couvent, capable de l’imposer au monde civilisé tout entier »
Cournot a bien écrit cela en 1891.
Enfin en 1903, Daniel Halevy publie un roman de fiction politique intitulé «
Histoire des quatre ans, 1997-2001 » Il imagine la société de la fin du
vingtième siècle dominé par une démocratie de démagogues ayant un tissu social
en pleine décomposition. « Les populations, réduites à l’oisiveté, ayant perdu
tout stimulant, toute vigueur et toute notion de valeur, s’adonnent à des
divertissements passifs, drogue, érotisme, homosexualité, pratiques considérées
comme normales. Les organismes, corrompus et affaiblis par une vie malsaine,
sont victimes d’une nouvelle épidémie, que la médecine n’arrive pas à
maîtriser» rajoute-t-il.
Afin d’éviter l’implosion de la société, le pouvoir politique dévie
l’attention du public de certains problèmes contemporains qui l’entourent.
C’est ce que l’on appelle l’ « État illusionniste ». Le maniement habile du
symbolisme politique et de l’illusionnisme politique afin d’entretenir la
légitimité du pouvoir est une des caractéristiques de l’État. Le plus grand et
le premier théoricien de l’illusionnisme politique fut très certainement
Machiavel. L’illusion en politique est un art, disait-il, une méthodologie
indispensable qui permet à l’État de « s’affairer à la chose tandis qu’il
oriente son regard ailleurs » Machiavel comparait l’espace politique à l’espace
théâtral, avec ses coulisses, ses ficelles, ses acteurs, mais aussi ses décors
en carton-pâte et ses polichinelles ! L’espace politique permet, à l’instar de
l’espace théâtral, de recourir à de multiples effets d’optiques. Machiavel
désignant le pouvoir politique par « le prince » jouant autant de rôles devant
ses « spectateurs » (les masses) qu’exigent les circonstances du moment.
Le manipulé a-t-il encore des chances devant ces grands illusionnistes
politiques ? De quoi a-t-il réellement peur ? De couper le fil et de se casser
le cou ? Et si ses pieds n’étaient en réalité que sur terre ? Ne serait-il pas
alors grand temps d’avancer seul en refusant d’être le jouet en chair et en os
d’habiles marionnettistes ?