NOTRE ARGENT EST-IL LE
NÔTRE ?
« Dis-moi
dans quel ordre politico-monétaire ta vie est organisée et je te dirai
l’univers social qui fait ton quotidien. » La compréhension philosophique
de l’argent est fondamentale en ce qu’il est l’expression visible pour tous du lien social qui ne peut perdurer sans
cette représentation symbolique, une fois franchi un certain seuil d’organisation
sociale. Les hommes n’existent qu’en société et Aristote les caractérise comme
« animal politique » : nul n’existe comme monade dans un éther
idéaliste. En réalité, l’histoire montre comment « notre »
argent n’est pas le nôtre depuis des millénaires (points 1 à 6).
1. Dans le petit
groupe de l’âge de pierre, chacun reconnaît à l’autre une importance vitale,
signe de confiance mutuelle. Est-il besoin de symbole à ce lien immanent ?
Plus tard des communautés nomades viennent à se rencontrer, reconnaissent leurs
différences. Des entités aux valeurs, normes et nécessaires contraintes sociales distinctes se formalisent en signes
matériels (talisman, amulette, idoles, représentations diverses) comme
reconnaissance de vie commune. Ils signifient deux choses :
1) que les
hommes se reconnaissent mutuellement dans un processus d’imitation progressive, dialectique en quelque sorte, construisant
par rivalité mimétique une représentation d’eux-mêmes comme communauté soudée
et
2) que chacun est redevable de sa vie envers sa communauté.
A cet égard
les hommes sont la première « monnaie » au titre de reconnaissance de
dette
de vie mutuellement réciproque, en toute confiance et foi en l’autre.
C’est la reconnaissance que l’entité sociale que nous constituons nous
constitue en retour. Celle-ci est le gage ultime de notre (sur)vie et de notre
sécurité : en dernier ressort, c’est elle qui nous prête vie. Elle est
notre « prêteur en dernier ressort » et sa représentation
matérielle, « la monnaie », nous le rappelle. En termes modernes,
elle est « notre banque centrale » initiale, ce que le groupe humain
a de plus cher et sacré :
lui-même.
Ainsi, une
première re-ligion naît qui re-lie chacun comme égal à tout autre. Reconnaissance et foi de vie, elle est illimitée et tend
à s’exonérer en offrandes et sacrifices offerts à la représentation sacrée de
la société. Ceux-ci peuvent ensuite revenir
aux donateurs par simple réversibilité puisque l’entité sociale n’est
qu’eux-mêmes constitués en société.
2. Pourtant le
lien de réciprocité égalitaire se distend jusqu’à la rupture lorsque
l’expansion du groupe exige que certains s’offrent à gérer la redistribution
des dons faits aux dieux. Par mille rituels mystificateurs noyant les esprits
dans l’ignorance
et le faux, les prêtres ont tôt fait d’en privatiser la plus grande
part, à leur profit. Entrepreneurs
politiques, ne sont-ils pas la caste des maîtres sacrés de la première
émission « monétaire » comme privatisation du bien commun ? L’immense dette de vie se constitue dans le
nid de la religion et construit les bribes d’un proto-Etat comme rupture radicale avec le lien
égalitaire devenant moteur de l’histoire.
A cette concentration privative des
richesses correspond la dépossession
des hommes tant de leurs biens que d’eux-mêmes (aliénation). Notre dette de vie
réciproque représentée par « notre monnaie », en fait notre vie,
n’est alors déjà plus la nôtre.
3. Lorsque la
dette prend la forme monétaire métallique, elle reste tout aussi
primitive que la dette de vie envers les dieux (en fait, les prêtres et les
politiques). Cette primitivité provient du fait que « la monnaie »,
tout comme les dieux, n’est pas une construction humaine consciente et
utilitaire, mais un fait social extérieur « dépassant » chaque
individu. C’est une « extériorité »,
dont certains prétendront faire croire à une transcendance.
Pour autant,
parce que l’histoire est un processus
de privatisation et d’occupation de l’extériorité par des entrepreneurs
politiques, la monnaie devient un
enjeu majeur de pouvoir disputé avec divers autres agents privés de la société : celui qui peut la fabriquer peut, dans
le même geste, fabriquer de la dette pour tous
et s’en dispenser lui-même. Il lui suffit d’en assurer la rareté
qui en fait le prix d’acquisition pour tous les autres. La contrainte monétaire ou « loi d’airain de la monnaie »
assure la répression politique, sociale, économique, environnementale
correspondant à un état particulier du monde. L’emprunt se fait à intérêts croissants comme emprise
majeure sur la force vive des hommes.
Le créancier illimité produit de la monnaie à partir de mines de métal rare
nécessitant l’extorsion sans fin du travail d’esclaves comme prêteur en
dernier ressort. Despote, il se servira de la monnaie métallique d’état pour
rémunérer des gens d’armes mercenaires qui assurent tant « la paix »
intérieure sur le peuple que les guerres de conquête fournissant plus
d’esclaves, mines, monnaie et sujétion générale. Le despote, lui, s’exempte de
toute dette.
On est déjà
dans un monde monétaire moderne où le paiement est libératoire
de la dette. Contrairement
aux temps passés, ni l’Etat ni les mercenaires ne sont alors plus liés par une
dette illimitée. Elle s’éteint : les deux « partenaires » sont
des obligés réciproques intermittents dans une logique d’échanges marchands.
Les paiements des mercenaires en pièces de monnaie émises par la « banque
centrale » sont acceptés par les marchands qui, eux par contre et nous
tous, sont ensuite « invités » à payer leur dette par l’impôt d’Etat. Ce dernier impose ainsi la loi d’airain de sa monnaie,
signifiant que l’argent qu’il crée est pour
un temps réparti avec intérêts dans nos mains. Il n’est donc pas le nôtre. Il est notre dette à vie
envers le despote et n’a fait qu’y passer pendant les quelque 5000 dernières années,
jusqu’à il y a 4 décennies.
Sauf pour
une seule puissance aujourd’hui encore hégémonique. L’extraordinaire efficacité
de ce système
« militaro-monétaire » fait que les dépenses militaires
planétaires actuelles des Etats-Unis sont toujours financées par ce type de
création monétaire immodéré par lequel sa banque centrale n’est plus constituée
de mines activées par des esclaves, mais est une simple émettrice de papier à
volonté et, déjà, d’activations électroniques « à la carte »
obéissant à l’instant et à coût nul avec infiniment plus de zèle que les
esclaves ou les presses à pièces et à billets de papier. Le « circuit du
Trésor » français eut lui aussi la possibilité de financer deux guerres
mondiales en plus du redressement du pays après 1945.
4. Mais le
système se saborde sous la présidence Pompidou diligentée par les banques et se
convertit en son contraire dans une course obligée pour tenter, mais en vain,
de rattraper l’illimitation de la financiarisation monétaire étatsunienne. Ne sommes-nous
pas passés, en une nuit giscardienne de la Saint Sylvestre 1973, du pouvoir
discrétionnaire de l’Etat-nation -- despote politique éclairé par le
Conseil National de la Résistance assurant les « Trente glorieuses » -- à une libération privative de la
monnaie par les entrepreneurs politiques cédant leurs prérogatives de
création monétaire ad libitum aux
entrepreneurs économiques et financiers privés
qu’ils se sont d’ailleurs empressés de rejoindre ou d’en devenir les féaux. Nous
laissant démunis, nus. L’argent
n’est-il pas alors moins que jamais le
nôtre quand les entrepreneurs privés ont pouvoir de créer la monnaie qu’ils
vendent avec intérêt à l’Etat assujetti dont nous remboursons la dette sans fin
par l’impôt ? Avons-nous pris l’exacte mesure de cette réalité dont nous
voyons partout dans le monde les ultimes effets privatifs ?
Comment
expliquer cette fuite encore plus loin de nous de l’argent que nous croyons nôtre ? Certes par l’aliénation
découlant de notre incurie et de notre ignorance de ce qui est tant le moyen que
la
cause soit de notre servitude, soit de notre potentielle liberté
(Spinoza). Il n’y a pas à tergiverser là-dessus. La rapide décroissance des
profits du fordisme -- étroitement couplée (dans
la généralisation d’une subite opulence et de la consommation pulsionnelle associées)
au refus populaire depuis ’68 de l’autorité inhérente à ce mode de gestion
sociale -- fut suivie par la
dissolution de la convertibilité en or de la devise étatsunienne soumettant la
richesse des nations à une seule d’entre elles.
5 .
Ce bouleversement du mode capitaliste d’exploitation du monde a signé le
transfert aux agents privés de la contrainte d’Etat, celle de la loi
d’airain de la monnaie.
C’était la fin annoncée à la fois
1) de l’Etat-nation
providence dans lequel la monnaie ne nous appartenait déjà pas même si le choix
de l’Etat fut de l’investir pour le bien commun, nonobstant la garantie
primordiale des profits d’intérêts privés inhérents au régime capitaliste
d’accumulation croissante des richesses en toujours moins de mains, et
2) du frein
des Etats-nations à la mondialisation du fordisme et aux
nouvelles grappes technologiques
assurant
a) la surmultiplication des profits
privés par des investissements libres dans l’étranger pauvre qu’actionne une
main d’œuvre à bas coût, et
b) la libération illimitée des pulsions consommatrices des biens produits revendus avec
surprofit.
A cet effet,
le rapide endettement à intérêt de tous accroît encore les profits ce qui
requiert de nouveaux emprunts, eux aussi à intérêt afin d’honorer les premiers.
L’impasse a été occultée par une financiarisation jusqu’à éclatement
de bulles dont les pertes sont re-financiarisées avant la mise en défaut d’argentiers d’importance monétaire
systémique trop grande pour que l’Etat les laisse faillir. Après la
privatisation de gains hyperboliques par les créanciers, l’Etat socialise ces
immenses pertes en dette publique, à
charge pour les contribuables de les rembourser au prix de l’exténuation de leur force vive. Désormais tout argent créé par le système l’étant
sous forme de crédit ou dette, est-il excessif de prétendre que l’argent dans
nos poches, compte bancaire ou investi où que ce soit n’appartiendrait à terme plus à son propriétaire, devenu
« pseudo » à son insu ? Ou ne serait-ce pas plutôt par
consentement à l’aveuglement volontaire ?
Se dessiller
les yeux pour voir la réalité à la racine, c’est cela la philosophie. Déjà
certains Etats autorisent les banques à nous refuser de retirer les billets de nos
comptes, eux-mêmes déjà transformés en simple reconnaissance de dette de la
banque envers nous, et ils nous contraignent à l’usage de « la fausse monnaie privée »
de banque que sont virements et cartes. Les faux-monnayeurs terroristes légaux
sont partout qui préemptent notre argent (qui déjà ne nous appartient plus)
comme perfusion de nos forces vives.
Même les
plus riches pourront-ils bientôt encore croire à leur fortune ? Car finalement
« il n’est de richesse que d’hommes »
(Jean Bodin, philosophe de la Renaissance). Et s’il n’y a de force vive d’hommes
que comme eux limitée, logiquement la limite d’une fortune ne prend-elle pas
fin quand cette force s’épuise ?
1) Sauf à reporter les gigantesques dettes
actuelles sur la force vive des générations encore à naître ?
2) Ou alors
comme pour la Grèce, à transférer partie de la dette à d’autres Etats, à charge
de leurs contribuables de la régler ?
3) Ou à susciter des guerres
destructrices et meurtrières (dette de vie convertie en dette de sang) dont
l’activité de remise à neuf qu’elles imposent diluera les dettes de toute une
population mise au travail à cet effet ? Après avoir déjà payé le prix du
sang de la guerre.
6. Et l’avenir ? La monnaie n’étant qu’une convention issue de la volonté des hommes, n’est-elle
en somme pas qu’arbitraire et donc révisable
puisqu’elle dépend de la nature, propriétés et fonctions que nous avons convenu
entre nous de lui donner ? Ou
plutôt dont nous avons laissé certains convenir. Et dont, par relâchement, nous
avons fait nos maîtres, aujourd’hui devenus exploiteurs ultimes. En sommes-nous
conscients ? Et surtout sommes-nous conscients des causes profondes (Spinoza) de cet état de fait ?
N’est-ce pas
à nous d’œuvrer ferme à changer la convention monétaire, comme ce fut le cas à
de multiples reprises dans l’histoire ? Comment ?
1) Par la réflexion
philosophique sur les causes et sur la notion fondamentale de dette de vie, dette
de sang, dette de travail, dette monétaire, dette sociale sachant que, par un
mécanisme dissimulé, aujourd’hui tout
argent est dette parce que produit privativement par un crédit ?
2)
Soit par la réforme ?
3) Soit encore par la révolution ?
C’est à
voir. L’exploitation du monde en sera bouleversée au gré de la recomposition des
pouvoirs qui s’imposeront dans ce processus et de la nouvelle définition monétaire
qu’ils décideront. Il s’agit de (philosophie) politique. Et donc d’action.
Parlons-en. Quel
est ce mécanisme caché qui fait toute notre
ignorance et la stupeur religieuse qui force à une soumission aliénée devant l’argent, alors
même que pour nous ce dernier n’est rien d’autre que l’image de nos forces vives réunies ? Un ensemble de subterfuges
sophistiques, véritables prodiges, est à l’origine de leur préemption
privative.
1) Un aréopage d’individus avisés et trompeurs affirme et convainc
fallacieusement que nos vies peuvent se représenter spirituellement par une
idée, une religion et qu’ainsi, se confondant avec celle-ci, nos vies lui
appartiennent.
2) Reconvertir ensuite cette image de vie en une nouvelle
représentation, cette fois faite de matière inerte, est un autre
subterfuge par lequel la monnaie prétend à la propriété
d’autoreproduction propre à la vie (Calvin). Ce dont nulle idée
et nulle matière, par définition inertes, ne sont capables.
3) La rareté,
naturelle ou construite, fait la valeur d’une chose. Le choix d’une matière
rare et éblouissante comme l’or camoufle le subterfuge et en fait une monnaie
adéquate pour représenter la vie comme valeur ultime. Elle sera distribuée sous
la contrainte arbitraire d’un prix (la fameuse dette de vie), à savoir le taux
d’intérêt de son emprunt, termes signifiant tous deux que cette monnaie ne nous appartient pas.
4) Passer ensuite à la
possibilité de prêter bien au-delà de la disponibilité en métal rare par
l’usage de certificats de dépôt de celui-ci échangés de main en main au gré des
transactions surmultiplie artificiellement la monnaie à notre insu et donc le
volume de sa valeur, représentation de nos vies. En réalité ce prodige, au
contraire, en diminue d’autant la valeur de
rareté
jusqu’à entièrement nous déprécier, sans que nous en réalisions ni le processus
ni les causes.
5) Il suffit ensuite de promulguer une règlementation ou contrainte modulée sur les circonstances
stipulant que billets, titres financiers et bits électroniques sont de la
monnaie conforme à sa valeur officielle. Et qu’il nous faut les emprunter à
intérêt.
C’est la loi d’airain de la monnaie, aujourd’hui absolue. Ce
mécanisme occulte assure la ponction ad
infinitum de nos forces de travail et de vie ainsi que celles du milieu
naturel. Une telle convention arbitraire reste à renverser.
Prochain sujet :Mercredi 23 Mars 2016
« Savoir ce qu'on sera, c'est
vivre comme les morts » P. Nizan