PEUT - ON SE PASSER DE SPINOZA ?
Ce
texte est contre-intuitif et peut passer pour une vanne. Mais non, blague à
part, il est une tentative de résumer des éléments utiles de la philosophie de
Spinoza qu’il décline de façon cohérente, rationnelle, mathématique. Mais
sommes-nous prêts à suivre sa démarche...?
Répondant
à l’intitulé, certes on peut vivre sans Spinoza : il n’est plus depuis
quatre siècles. Mais peut-on se passer de sa philosophie ? Certains
l’affirment. Mais les pouvoirs établis peuvent en craindre des conséquences
radicales. Peuvent également s’en défier et la combattre ceux qui, nombreux,
entendent rester dans les rêves et s’illusionner. A contrario, pour ce
qui nous concerne tous, ne faut-il pas se confronter au concret par la raison,
avec rigueur et méthode ? Et ça, oui, c’est dur. Très dur. Le
« peut-on » de l’intitulé signifie 1) soit qu’il est possible (ou
pas) d’infirmer la philosophie de Spinoza, 2) soit qu’il est permis (ou pas) de
le faire, quitte à en faire un sacré. Ici on entre dans le champ de la
philosophie ; loin des dogmes, croyances et émotions incontrôlées.
Prenant la question à la base, il y a une simple constatation. Les
hommes ne peuvent percevoir et concevoir le monde et les choses qui le
composent que suivant leurs capacités propres et les représentations et
concepts humains qu’ils en dérivent. (Le monde, lui, reste indifférent à tout
cela.) D’une part, il y aurait la nécessité des causes qui ordonnent le monde,
la nature : soit causes de ce monde (matérialisme), soit causes d’un autre
monde au-delà de ce monde (idéalisme). D’autre part, il y a la négation de
l’existence du monde. A ce titre le solipsisme de Berkeley ne reconnaît-il pas
son existence d’individu comme seule certitude ? Dans l’un comme l’autre
cas, il s’agit d’axiomes non démontrables et opposés, mais indispensables à
tout raisonnement parce qu’ils le fondent.
Ainsi,
se plaçant dans la première acception du réel, Spinoza énonce les fondements de
sa philosophie matérialiste. Elle est simple, mais il faut s’accrocher à
chaque pas logique et s’en souvenir tout du long. Il énonce que pour qu’une
chose puisse être perçue et conçue, il faut tout d’abord qu’elle soit. Eh,
oui ! Et pour être, toute chose doit
1) soit être formée d’une autre chose (darwinisme),
2) soit ne pas être formée. Oui ! Et si une chose n’est pas formée d’une
autre, c’est qu’elle est « conçue en soi » et « par soi ».
Ah ! Elle a donc toujours été, de tout temps et dans tout espace. Bien.
C’est
donc reconnaître que cette « chose en soi » est tout, toutes les
choses particulières formées d’autres choses. Ce tout est l’Un (Parménide). Il
est. Et il ne saurait à la fois être et ne pas être. C’est une nécessité.
Et c’est aussi reconnaître à la fois la permanence (l’éternel) et
l’impermanence, le changement, l’évolution des choses en d’autres choses selon
un enchaînement de causes (Darwin). C’est le déterminisme.
Ainsi,
une chose « conçue en soi » veut dire cette chose dont rien à
part elle-même n’est la cause de son être (et de son intelligibilité pour les
hommes). Ceci est vrai parce que son contraire (ce qui n’est pas conçu en soi)
a besoin d’une autre chose et du concept afférent à partir desquels elle peut
être formée. Cette chose/concept « en soi » ne peut donc être que la
condition de sa propre existence (et de son intelligibilité). Spinoza conclut
que ce tout, l’Un, est l’« être en soi », « Dieu, c’est à dire
la nature ».
C’est
l’infini tant de l’étendue que de la pensée. Ainsi que d’une infinité d’autres
attributs que l’esprit des hommes ne peut percevoir. L’infini était déjà
l’« indéterminé », l’apeiron d’Anaximandre (-6e
siècle). C’est aussi l’univers infini et donc sans borne de Giordano Bruno (15e
siècle). Ce concept du monde lui valut le bûcher. En effet il ne saurait y
avoir d’au-delà à l’infini univers, un lieu d’où le Dieu des monothéismes
aurait pu le créer ex nihilo, à partir de rien (aucune chose) avant même
que le temps ne fût. Ces religions contreviennent aussi tant à Parménide (une
chose est ou n’est pas et ne saurait provenir de rien, le non-être) qu’à
Lavoisier (« rien ne se crée, rien ne se perd, tout se transforme »).
Il n’y a pas de dieu transcendant.
Spinoza induit de ces acquis conceptuels que la nature
est une substance intelligible que les hommes peuvent apprendre à connaître
rationnellement en décryptant les lois qui ordonnent le monde, « Dieu,
c’est à dire la nature ». En somme, pour lui, plus nous sommes savants et
plus nous nous approchons du divin. Et les hommes étant des choses formées
d’autres choses comme toutes les choses de la nature, il s’en suit
1) qu’ils ne sauraient constituer un autre empire dans l’unique empire qu’est
la nature (monisme) et
2) que leur capacité à connaître rationnellement la nature vaut donc aussi pour
la connaissance des hommes (parce qu’ils en font partie) et des affects qui les
composent.
L’érotique
de l’acte d’apprendre, c’est de trouver tout cela ! C’est la joie
et la puissance qui permet aux choses singulières (dont nous faisons
partie) de conserver et développer leur être. C’est le conatus. C’est la
puissance de dieu, la nature. La nature est donc une entité auto-engendrée. Cet
aboutissement du Traité théologico-politique valut proclamation du « herem »
judaïque ou ostracisme radical envers Spinoza après une tentative d’égorgement.
En effet, une fois propagée cette philosophie aurait été dévastatrice pour les
dogmes monothéistes, les pouvoirs établis et la vie en société réglée sur leurs
principes.
La
conduite éthique de Spinoza découle
de sa conception matérialiste et rationnelle du monde. Elle a pour principe
« l’effort pour se conserver », ce qui est « la première et
unique source de vertu ». C’est « la persévérance dans l’être » (conatus)
de chaque individu. Or l’individu ne peut vivre seul. Non, ne devient-il pas
une personne humaine dans son rapport réciproque aux autres en société ?
Sa conduite prend une signification dans la relation à autrui et aux choses du
monde en tant qu’il est une « chose formée d’autres choses ».
Notamment par la communication et plus particulièrement par le langage.
Dès
lors, dans cette relation à autrui, l’individu peut-il éluder la question du
rapport à l’authentique, la vérité et l’universel ? Pas du tout. Les
règles de l’« Ethique » sont de respecter la dignité de toute
personne et donc la vérité. Il s’agit de traiter chacun de façon équitable en
tenant compte de ses différences. Le mot « éthique » vient du grec
« ethos » qui signifie manière de vivre ou conduite en société.
Sachant que pour Aristote « l’homme est un animal politique », vivant
en société.
La
question de la liberté se pose en relation avec la nature dont les
hommes font partie intégrante en tant que « choses formées d’autres
choses » de la nature qui, elle, est la « chose en soi ». On
voit que la philosophie de Spinoza est rationnelle, pertinente et cohérente de
bout en bout. Et cela depuis son axiome de départ (cf §4 ci-avant) jusqu’aux
parcelles de liberté humaine. Spinoza en induit que les hommes se croient
libres pour la seule raison (cause) qu’ils sont certes conscients de leurs
actions, mais le plus souvent ignorants des causes par lesquelles ils sont
portés à agir et qui les déterminent. La connaissance rationnelle des causes
donne les éléments de liberté, certes limités mais authentiquement réels et
concrets, dont chacun dispose dans toute situation qui le conditionne par
ailleurs.
Ces
brins de liberté réelle acquis « en connaissance de cause »
s’opposent à l’illusion du « libre arbitre ». Celui-ci repose
sur deux présupposés illusoires :
1) une pure volonté autonome et indépendante des circonstances proviendrait
d’un supposé pouvoir de détermination du corps par l’esprit, qui en serait donc
distinct comme entité immatérielle, un fantôme et
2) la volonté humaine serait un pouvoir absolu d’autodétermination de l’esprit.
Serions-nous donc de purs esprits ? La science du cerveau l’infirme. Non,
pour Spinoza le monde est fait d’une seule substance (monisme), c’est-à-dire la
nature qui se décline sous une infinité de variations. Ce sont les
« attributs » de cette substance qui ensemble en constituent
l’essence. Autrement dit, l’esprit et la matière ne font-ils qu’un.
A partir de ce concept réaliste de liberté se pose la question de l’organisation de la société. La fin de l’État serait-elle la liberté ? En effet sa fonction n’est pas de faire passer les hommes de la condition d’êtres raisonnables soit à celle de bêtes brutes privées de ressources culturelles, soit à celle d’automates ou de robots. Tels que les humains actuels et futurs potentiellement réifiés par les « écrans » et par l’assistance voire la pseudo « amélioration » d’eux-mêmes issues de « l’intelligence artificielle » numérique. Au contraire, l’État est institué pour que le corps et l’âme (esprit) des hommes en société s’acquittent, en sûreté, de toutes leurs fonctions naturelles et nécessaires (Epicure). Ceci afin que les hommes usent d’une raison libre « pour qu’ils ne luttent point de haine, de colère ou de ruse et pour qu’ils se supportent sans malveillance les uns les autres ». N’est-ce pas la condition de la seule réelle liberté qui puisse exister ?
Spinoza
réalisa cette vérité dans son corps et son esprit en pleine connaissance de
cause. Il manqua de peu d’être poignardé par un fanatique religieux et souffrit
ensuite un ostracisme absolu de la part de sa communauté de croyants.
Aujourd’hui la volonté du « libre arbitre » de multitudes
d’hommes tombés en croyance et déshérence ne nous condamne-t-elle pas au
même ? N’est-ce pas une nécessité éthique d’assumer des parcelles de
liberté authentique par des actes fondés sur une réflexion préalable sur le réel ?
La liberté est ce processus qui permet de se frayer pas à pas des
chemins de vérités. C’est un processus de libération, quels que soient
les domaines où s’appliquent nos degrés de liberté. En priorité, l’État et les
entreprises ont à trouver une place juste.
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