Le concept
d’infini chez Hegel et Spinoza.
Voici ce que dit Spinoza dans la lettre (à Mayer), au sujet
de l'infini:
«Vous me demandez ce que la réflexion m’a conduit à penser de l’Infini ; je
vous le communiquerai très volontiers.
Le problème de l’Infini a
toujours paru à tous très difficile et même inextricable, parce qu’on n’a pas
distingué ce qui est infini par une conséquence de sa nature ou par la vertu de
sa définition et ce qui n’a point de limite non par la vertu de son essence
mais par celle de sa cause.
Et aussi pour cette raison
qu’on n’a pas distingué entre ce qui est dit infini parce que sans limites, et
une grandeur dont nous ne pouvons déterminer ou représenter les parties par
aucun nombre, bien que nous en connaissions la valeur la plus grande et la plus
petite.
Et enfin parce qu’on n’a pas
distingué entre ce que nous pouvons seulement concevoir par l’entendement, mais
non imaginer, et ce que nous pouvons aussi nous représenter par l’imagination.
Si l’on avait tenu compte de
toutes ces distinctions, on n’aurait pas été accablé sous le poids de tant de
difficultés.
On aurait clairement connu
quel Infini ne peut être divisé en parties ou est sans parties, quel au
contraire est divisible, et cela sans qu’il y ait contradiction. On aurait
connu, en outre, quel Infini peut être sans difficulté conçu comme plus grand
qu’un autre Infini, quel au contraire ne peut l’être, et c’est ce que je vais
montrer clairement ci-après.
Auparavant toutefois il me
faut traiter en quelques mots de quatre sujets : la Substance, le Mode,
l’Éternité, la Durée.
Au sujet de la Substance,
voici ce que je veux que l’on considère : 1° l’existence appartient à son
essence, c’est-à-dire qu’il suit qu’elle existe de sa seule essence et
définition ; si ma mémoire ne me trompe, je vous ai démontré cela de vive voix
et sans le secours d’autres propositions.
2e point qui découle du
premier : il n’existe pas plusieurs substances de même nature, mais une
substance unique.
3e point enfin : une substance
ne peut être conçue autrement que comme infinie.
J’appelle Modes,
d’autre part, les affections d’une Substance, et leur définition, n’étant pas
celle d’une substance, ne peut envelopper l’existence. C’est pourquoi, bien que
les Modes existent, nous pouvons les concevoir comme n’existant pas, d’où suit
que, si nous avons égard à la seule essence des modes et non à l’ordre de toute
la nature, nous ne pouvons conclure de ce que présentement ils existent, qu’ils
existeront par la suite ou qu’ils n’existeront pas, qu’ils ont existé
antérieurement ou n’ont pas existé.
On voit clairement par-là que
nous concevons l’existence des Modes comme entièrement différente de celle de
la Substance. D’où se tire la différence entre l’Éternité et la Durée ; sous le
concept de Durée nous ne pouvons concevoir que l’existence des modes, tandis
que celle de la Substance est conçue comme Éternité, c’est-à-dire comme une
jouissance infinie de l’existence ou de l’être.
De tout cela il ressort
clairement que si, comme il arrive bien souvent, nous avons égard à la seule
essence des modes et non à l’ordre de la nature, nous pouvons fixer à volonté
et cela sans porter la moindre atteinte au concept que nous en avons,
l’existence et la durée, la concevoir plus grande ou plus petite et la diviser
en parties.
Sur l’Éternité
au contraire et sur la Substance puisqu’elles ne peuvent être conçues autrement
que comme infinies, aucune de ces opérations ne saurait s’exécuter, sans que le
concept même que nous avons d’elles fût détruit.
Ceux-là donc tiennent de vains
propos, pour ne pas dire qu’ils déraisonnent, qui pensent que la Substance
étendue est composée de parties, c’est-à-dire de corps réellement distincts les
uns des autres.
C’est comme si, en joignant
des cercles, en les accumulant, l’on s’efforçait de composer un triangle ou un
carré ou n’importe quoi d’une essence tout opposée à celle du cercle.
Tout ce fatras d’arguments par
lesquels les philosophes veulent habituellement montrer que la Substance
étendue est finie, s’effondre de lui-même : tous ces discours supposent une
Substance corporelle composée de parties.
De la même manière d’autres
auteurs, après s’être persuadés que la ligne se compose de points, ont pu
trouver beaucoup d’arguments pour montrer qu’une ligne n’est pas divisible à
l’infini.
Si cependant vous demandez
pourquoi nous sommes si naturellement portés à diviser la substance étendue, je
répondrai : c’est parce que la grandeur est conçue par nous de deux façons :
abstraitement ou superficiellement ainsi que nous la représente l’imagination
avec le concours des sens, ou comme une substance, ce qui n’est possible qu’au
seul entendement.
C’est pourquoi, si nous
considérons la grandeur telle qu’elle est pour l’imagination, ce qui est le cas
le plus fréquent et le plus aisé, nous la trouverons divisible, finie, composée
de parties et multiple.
Si, en revanche, nous la
considérons telle qu’elle est dans l’entendement, et si la chose est perçue
comme elle est en elle-même, ce qui est très difficile, alors, ainsi que je
vous l’ai suffisamment démontré auparavant, on la trouve infinie, indivisible
et unique.
Maintenant, du fait que nous
pouvons à volonté délimiter la Durée et la Grandeur, quand nous concevons
celle-ci en dehors de la Substance et faisons abstraction en celle-là de la
façon dont elle découle des choses éternelles, proviennent le Temps et la
Mesure.
Le Temps sert à délimiter
la Durée, la Mesure à délimiter la Grandeur de telle sorte que nous
les imaginions facilement, autant que la chose est possible.
Puis, du fait que nous
séparons de la Substance même les affections de la Substance et les
répartissons en classes pour les imaginer aussi facilement qu’il est possible,
provient le Nombre à l’aide duquel nous arrivons à des déterminations précises.
On voit clairement par-là que
la Mesure, le Temps et le Nombre ne sont rien que des manières de penser ou
plutôt d’imaginer.
Il n’est donc pas étonnant que
tous ceux qui ont entrepris de concevoir la marche de la nature à l’aide de
notions semblables et encore mal comprises, se soient embarrassés dans des
difficultés inextricables dont ils n’ont pu se tirer qu’en brisant tout et en
admettant les pires absurdités.
Comme il y a beaucoup de
choses, en effet, que nous ne pouvons saisir que par le seul entendement, non
du tout par l’Imagination, et telles sont, avec d’autres, la Substance et
l’Éternité, si l’on entreprend de les ranger sous des notions comme celles que
nous avons énumérées, qui ne sont que des auxiliaires de l’Imagination, on fait
tout comme si l’on s’appliquait à déraisonner avec son imagination.
Les modes mêmes de la
Substance ne pourront jamais être connus droitement, si on les confond avec ces
Êtres de raison que sont les auxiliaires de l’imagination. Quand nous faisons
cette confusion, en effet, nous les séparons de la Substance et faisons
abstraction de la manière en laquelle ils découlent de l’Éternité, c’est-à-dire
que nous perdons de vue les conditions sans lesquelles ces modes ne peuvent
être droitement connus.
Pour le voir plus clairement,
prenez cet exemple : dès que l’on aura conçu abstraitement la Durée et que, la
confondant avec le Temps, on aura commencé de la diviser en parties, il
deviendra impossible de comprendre en quelle manière une heure, par exemple,
peut passer.
Pour qu’elle passe, en effet,
il sera nécessaire que la moitié passe d’abord, puis la moitié du reste et
ensuite la moitié de ce nouveau reste, et retranchant ainsi à l’infini la
moitié du reste, on ne pourra jamais arriver à la fin de l’heure [Spinoza
reprend ici la thèse de Zénon d'Elée].
C’est pour cela que beaucoup,
n’ayant pas accoutumé de distinguer les êtres de raison des choses réelles, ont
osé prétendre que la Durée se composait d’instants et, de la sorte, pour éviter
Charybde, ils sont tombés en Scylla. Car il revient au même de composer la
Durée d’instants et de vouloir former un nombre en ajoutant des zéros.
On voit encore par ce qui
vient d’être dit, que ni le nombre ni la mesure ni le temps, puisqu’ils ne sont
que des auxiliaires de l’imagination, ne peuvent être infinis, sans quoi le
nombre ne serait plus le nombre, ni la mesure, la mesure, ni le temps, le
temps.
D’où l’on voit clairement
pourquoi beaucoup de gens, confondant ces trois êtres de raison, avec les
choses réelles dont ils ignoraient la vraie nature, ont nié l’Infini.
Mais pour mesurer la faiblesse
de leur raisonnement, rapportons-nous-en aux mathématiciens qui ne se sont
jamais laissé arrêter par des arguments de cette qualité, quand ils avaient des
perceptions claires et distinctes. Outre, en effet, qu’ils ont trouvé beaucoup
de grandeurs qui ne se peuvent exprimer par aucun nombre, ce qui suffit à
montrer l’impossibilité de tout déterminer par les nombres, ils connaissent
aussi des grandeurs qui ne peuvent être égalées à aucun nombre mais dépassent
tout nombre assignable.
Ils n’en concluent pas
cependant que de telles grandeurs dépassent tout nombre par la multitude de
leurs parties ; cela résulte de ce que, à leurs yeux, ces grandeurs ne se
prêtent, sans une contradiction manifeste, à aucune détermination numérique.
Par exemple, toutes les inégalités de l’espace
compris entre deux cercles AB et CD et toutes les variations que la matière mue
en lui doit admettre, surpassent tout nombre.
Et cela ne se conclut pas de
l’extrême grandeur de cet espace car, aussi petite que nous en prenions une
portion, ses petites portions inégales surpasseront cependant tout nombre.
Et, pour la même raison, cela
ne se conclut pas non plus, comme il arrive dans d’autres cas, de ce que nous
n’avons ni maximum ni minimum, car dans notre exemple, nous avons les deux : un
maximum, AB, et un minimum, CD , dont nous pouvons conclure seulement que la
nature de l’espace compris entre les deux cercles, à centre différent, ne peut
rien admettre de tel.
Et par là, si quelqu’un voulait
déterminer toutes ces inégalités par un nombre précis, il devrait en même temps
faire qu’un cercle ne soit plus un cercle.
De même, pour revenir à notre
sujet, si l’on voulait déterminer tous les mouvements de la matière qui ont eu
lieu jusqu’à l’instant présent, en les ramenant ainsi que leur durée à un
nombre et à un temps déterminés, ce serait comme si l’on s’efforçait de priver
de ses affections la Substance corporelle que nous ne pouvons concevoir
autrement que comme existante, et de faire qu’elle n’ait pas la nature qui est
la sienne. Je pourrais démontrer cela clairement, ainsi que beaucoup d’autres
points que j’ai touchés dans cette lettre, si je ne le jugeais inutile.
Dans tout ce qui précède on
voit clairement que certaines choses sont infinies par leur nature et ne
peuvent être conçues en aucune façon comme finies ; que certaines choses le
sont par la vertu de la cause dont elles dépendent, et que toutefois, quand on
les conçoit abstraitement, elles peuvent être divisées en parties et être regardées
comme finies, que certaines autres enfin peuvent être dites infinies ou, si
vous l’aimez mieux, indéfinies, parce qu’elles ne peuvent être égalées par
aucun nombre, bien qu’on les puisse concevoir comme plus grandes ou plus
petites ; il n’est donc pas nécessaire que des choses qu’on ne peut égaler par
un nombre soient égales, comme on le voit assez par l’exemple donné ci-dessus
et par beaucoup d’autres. »
Hegel
La grande référence mise en
avant par Hegel dans La science de la logique est cette lettre ci-dessus, dite
« sur l'infini », écrite par Spinoza à Louis Meyer, le 20 avril 1663.
Hegel fait de nombreuses références à Spinoza et son objectif est clairement
d'approfondir le système de celui-ci, de lui fournir ce qu'il considère être
comme manquant. Hegel se place en disciple et en continuateur de Spinoza. La
lettre de Spinoza est extrêmement intelligente et représente l’un des plus
hauts points de la conscience matérialiste humaine, à l’époque déjà cela va de
soi, mais y compris aujourd’hui. Elle pose la nature infinie de la réalité,
qu’une approche en termes finis ne peut pas saisir.
Hegel prolonge cette affirmation
de Spinoza et souligne qu’il est nécessaire de voir sous quelle forme l’infini
est présent dans le fini. Car ce qui est ne se résume pas à être, il y a des
processus, qui produisent des choses. Le fini se mobilise, il s’arrache à
lui-même. Il y a de l’infini dans le fini.
Karl Marx reprendra directement
cette perspective, avec Le capital, lorsqu’il dit qu’en apparence le travail
est payé, mais qu’en réalité une partie n’est pas payée : il exprime cet infini
dans le fini, qui est à la base du développement des forces productives dans le
mode de production capitaliste.
En ce sens, Georg Wilhem
Friedrich Hegel, avec La science de la logique publié au début du 19e siècle –ouvrage
est paru à Nuremberg en deux tomes dans la période 1812-1816, avec trois livres
(Théorie de l’être, Théorie de l’essence, Théorie du concept) – joue un
rôle historique déterminant dans l’affirmation de la compréhension du
mouvement, dans le cadre de l’infinité.
Hegel pose le problème de la
manière suivante. Pour lui, un esprit est un esprit saisissant ; la pensée
agrippe littéralement un raisonnement qui se fonde forcément sur quelque chose.
Cela veut dire que les notions, les concepts, sont produits au cours même du
processus de découverte, de compréhension d’une chose.
Hegel remet par conséquent en
cause le principe d’une logique qui serait une méthode valable partout et tout
le temps, coupée à la fois de la pensée et de la matière. Il n’y a pas de
logique qui se balade littéralement au-dessus ou à côté du sujet pensant et de
la chose étudiée. Il n’y a pas de méthode logico-mathématique fonctionnant
toujours et partout.
De la même manière, si la chose,
un phénomène, existe déjà en tant que tel, ce n’est pas le cas de la pensée y
faisant face : la pensée connaît un processus où elle se forme comme
compréhension, par rapport à la matière.
Cette compréhension, si elle va
jusqu’au bout, devient chez Hegel connaissance, avec l’utilisation de concepts.
Pour le matérialisme dialectique, cette compréhension devient un reflet
adéquat, nullement parfait, mais correct de la matière, sur le plan
scientifique.
En tant que tel, cela signifie
que Hegel remet en cause non seulement les mathématiques comme méthode
pseudo-objective de saisir la réalité, que le principe d’une pensée absolue
capable de saisir, littéralement d’engloutir la réalité tout en étant séparée
d’elle (comme l’univers-substance de Spinoza).
Il y a selon lui forcément un
décalage, une dynamique entre le sujet et l’objet, dont le rapport est un
processus. Cela ne veut pas dire pour autant que la vérité ne devient alors que
relative, bien au contraire ; Hegel rejette formellement Emmanuel Kant pour
qui on ne peut connaître dans les faits que certains aspects des choses, jamais
les choses elles-mêmes.
Chez Hegel, la vérité n’est
pas un point de vue, elle parvient à l’universel.
Afin de parvenir à ce saut dans
la connaissance, Hegel oppose la compréhension à une forme plus élevée de
celle-ci, la raison. Ce niveau supprime la dimension éventuellement subjective,
et a fortiori une réduction de la compréhension à une lecture subjectiviste, où
chacun voit les choses à sa manière.
Il dit par ailleurs :
« Le caractère défini est
la négation posée de manière affirmative, - c'est la phrase de Spinoza : Omnis
determinatio est negatio (Toute détermination est négation). Cette phrase est
d'une importance infinie ; seule la négation en tant que telle est
l'abstraction sans forme ».
Son but est de montrer qu’une chose ne peut être connue que lorsqu’elle
est affirmée dans un processus. Or, reconnaître un début, ce serait montrer
le contraire et dire comme le font les mathématiques que lorsqu’une chose est,
alors elle est déjà là par définition, elle est posée, elle n’est pas dans un
processus, on pourrait la prendre telle quelle.
Or, et c’est là son intérêt,
Hegel veut à tout prix maintenir le principe du processus. Une chose ne peut
chez Hegel émerger que comme mouvement, comme processus, où elle s’affirme, au
sens où elle pose la négation de ce qu’elle n’est pas. Le début ne peut être
donc que l’émergence d’une chose à partir de ce qu’elle n’est pas.
C’est là son apport historique.
Hegel valorise le mouvement, en menant une réflexion profonde sur le rapport
contradictoire entre fini et infini, qualité et quantité, continuité et
discontinuité ; il expose ce qu’il appelle la science de la logique en confrontant
la réalité, l’existence, l’être, à ce qui est protagoniste, agissant, ce qui amène
à un rapport entre subjectivité et objectivité permettant la formation de
concepts.
Ce qui est fini est en réalité
infini, car le fini implique sa propre négation, et en fait son propre
dépassement : c’est la base même du principe du mouvement.
Ainsi Hegel parvient-il à intégrer le mouvement, là où Aristote, Avicenne,
Averroès, Spinoza, avaient besoin d’un Dieu moteur fusionnant avec ou étant le
monde lui-même, ce qui condamnait le mouvement à n’exister qu’à partir d’un
démarrage, sans disposer d’une nature autonome.
Révolution dans la philosophie !
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