Le cas Nietzsche.
Pourquoi un tel titre ? Qui
aurait l’idée de dire « le cas Diderot », ou « le cas
Platon ? ». Diderot et Platon forgèrent des systèmes philosophiques
dont on peut suivre la progression, comprendre la cohérence. Nietzsche peut il
être classé parmi les philosophes ? Et si oui où le situer ? En effet
Nietzche est « bon » à tout. Comme le faisait rematraquer Kurt Tucholsky :
« Qui ne peut se réclamer de lui ? Dis-moi ce dont tu as besoin, et je
te fournirai une citation de Nietzsche (…) pour l’Allemagne et contre
l’Allemagne, pour la paix et contre la paix, pour la littérature et contre la
littérature ».
Peut-être est-ce pour cela qu’il est à la mode, que dis-je : qu’il est La
Mode (avec Céline), avec le caractère apparemment contradictoire de son œuvre,
qu’il ne faudrait considérer que dans une perspective spéculative,
fondamentalement non conclusive. En effet, rien ne plait plus à notre époque
que le « relatif », « l’incertain ». Et chez Nietzsche – a
priori – on est servi !
Mais, ne serait ce point oublier ce que lui, et nombre de ses contemporains,
ressentirent comme la menace majeure de son époque : l’émergence des luttes
politiques pour la démocratisation, la naissance de l’« ère des masses », les
plaidoyers en faveur de l’émancipation du prolétariat, des femmes, des opprimés
de toutes sortes. Il importe donc de mettre les mains dans le cambouis afin
d’essayer de savoir, si au fond, consciemment ou non, l’œuvre de Nietzsche est
si protéiforme que cela.
+ Le premier Nietzsche est encore sous l’influence de deux
imposants mentors, Schopenhauer et Wagner, il écrit la « Naissance de
la Tragédie » (1872) dont on ne sait s’il s’agit d’un traité de
philologie classique (Nietzsche est philologue) ou de critique musicale, comme
le suggèrent la deuxième partie du titre (« à partir de l’esprit de la
musique ») avec son vibrant hommage à Richard Wagner
Reprenant dans ce texte un pamphlet de Wagner de 1869 sur « le
judaïsme dans la musique » dans lequel ce dernier décrivait les Juifs
comme un peuple disséminé et sans lien avec une terre, Nietzsche répondait en
décrivant l’existence socratique comme « déracinée du sol natal
». Nietzsche décrivait l’homme socratique s’acharnant vainement à fouiller le
sol à la recherche de racines perdues, tandis que le « Juif cultivé » de
Wagner était incapable « par sa nature » de participer de la vie
spirituelle allemande. Nietzsche répondant : « Nous avons une
telle confiance dans le noyau pur et vigoureux de l’essence allemande, que nous
osons croire qu’il sera capable d’expulser cet élément étranger qui s’est
implanté par la force ».
Socrate et les juifs : même combat ! Cela vient de Schopenhauer car,
selon lui, leur religion et leur pensée propagent « l’infâme optimisme
». Cette foi selon laquelle il est possible de connaître le monde et de le
transformer, cette idée que la morale repose sur la connaissance, et qu’il est
par conséquent possible de dépasser la « vision tragique » d’un monde
irrémédiablement mauvais, c’est, selon Schopenhauer et Nietzsche, une vision
extrêmement dangereuse, puisqu’elle risque d’avoir des conséquences proprement
révolutionnaires, et l’on connaît les réactions de Schopenhauer en 1848 et
celles de Nietzsche lors de la Commune de Paris. « Rien n’est plus
terrifiant qu’une classe barbare d’esclaves qui a appris à considérer son
existence comme une injustice, et qui s’apprête à en tirer vengeance »
(Naissance de la tragédie).
Plus tard, dans ses « considérations inactuelles », Nietzsche
écrira : « Les masses me semblent mériter un regard de trois points de
vue : comme pâles copies des grands hommes, faites sur du mauvais papier avec
des plaques usées, puis en tant qu’elles offrent une résistance aux grands
hommes, enfin en tant qu’outil des grand hommes ».
+ Le second Nietzche. Avec « Humain, trop Humain »
Nietzsche semble en effet brûler tout ce qu’il a adoré : il se fait critique
implacable de la « teutomanie » (Deutschtümelei), du nationalisme
exacerbé, avec sa conséquence logique, l’antisémitisme, qu’il critique
également désormais. La France se voit réserver un rôle privilégié, comme en
témoigne la passion de Nietzsche pour les moralistes français et pour Voltaire.
Nietzsche, se révèle un adversaire acharné de la Réforme, parle en termes
positifs de la modernité, de la science. Enfin, l’auteur d’Humain, trop humain
va jusqu’à faire l’éloge des Juifs, qui sont désormais considérés comme
éléments constitutifs de la « race européenne » qu’il appelle de ses
vœux.
Nous voici en plein désarroi ! Mais que cache Nietzsche ? Cette
période « démocratique » ou « libérale » ne perd pas totalement de vue
l’objectif principal de Nietzsche : celle de se prémunir contre les menaces
révolutionnaires. Et, au fond la démocratie ne serait-elle pas un formidable
instrument d’auto coercition ? C’est ce que Gambetta pensait à l’époque. :
pourquoi le peuple se révolterait-il contre le système qu’il a lui-même mis en
place et qu’il est supposé contrôler ? Bien entendu une démocratie avec un
Etat !
Les anarchistes et autres gauchisants citent à l’envi la célèbre
citation de Nietzsche sur l’Etat : « le plus froid de tous les
monstres froids ». Mais n’oublions pas que cette critique est celle aussi
de la pensée conservatrice et contre-révolutionnaire, qui voit dans l’Etat
un prolongement du jacobinisme, et qui associe finalement centralisation,
étatisme et socialisme. Une telle thèse a ses défenseurs tels : Tocqueville,
Taine et Burckhardt, Gobineau (Essai sur l’inégalité des races humaines).
+ Le troisième Nietzsche : avec « Ainsi parlait
Zarathoustra, l’Antéchrist, Ecce Homo » (1888 et suivants), Nietzsche parachève sa
conception philosophico-politique. Ses partisans, lors des deux phases
précédentes avaient tout loisir de détourner les yeux de ce qui pouvait les
gêner. Maintenant Nietzche a vieilli, muri, il a assimilé l’époque nouvelle qui
s’est ouverte en Allemagne, à l’Europe.
Ses partisans (il y en a encore), heurtés par la violence des propos vont
parler de « métaphores » : qu’on en juge. « « Si l’on
veut des esclaves – et ils sont nécessaires – on ne doit pas les éduquer comme
des maîtres », « Périssent les faibles et les ratés et il faut même
les y aider. Le malade est un parasite de la société. Arrivé à un certain état
il est inconvenant de vivre plus longtemps. Les médecins, de leur côté,
seraient chargés d’être les intermédiaires de ce mépris, — ils ne feraient plus
d’ordonnances, mais apporteraient chaque jour à leurs malades une nouvelle dose
de dégoût…Créer une nouvelle responsabilité, celle du médecin, pour tous les
cas où le plus haut intérêt de la vie, de la vie ascendante, exige qu’on écarte
et que l’on refoule sans pitié la vie dégénérescente — par exemple en ce qui
concerne le droit de procréer, le droit de naître, le droit de vivre…
Mais Nietzsche n’est pas un « prophète isolé ». A son époque
ces idées se retrouvent chez Constant, Guizot Treitschke ; ce dernier, historien
« national-libéral », insiste sur la nécessité qu’il y a à ce
que des millions de travailleurs travaillent la terre, le fer ou le bois afin
que d’autres puissent se livrer à la recherche, à la peinture, à la poésie.
L’historien oppose une « aristocratie naturelle » aux « brebis
égalitaires », et attribue la rébellion contre les fatalités de cet « ordre
naturel » à l’envie et à la cupidité des classes pauvres. A vrai dire, la
compilation de telles idées au XIXe siècle serait une tâche considérable : on
les retrouve toutes chez Nietzsche, exprimées avec une incomparable radicalité
: cela suffit-il à ne pas les y reconnaître
comme telles ?
+ Notion de vérité et de raison dans
l’œuvre de Nietzsche :
dans « Par-delà le bien et le mal », Nietzsche repousse l’idée que la nature serait régie par des lois naturelles (Gesetzmässigkeit der Natur) que la science mettrait au jour comme n’étant ni « un fait ni un texte, mais un arrangement naïvement humanitaire des faits, une torsion du sens, une flatterie obséquieuse à l’adresse des instincts démocratiques de l’âme moderne », l’égalité de tous devant la loi naturelle n’étant autre qu’une manifestation de la « haine populacière contre tout privilège et tout despotisme » .
La mise en question radicale de la notion de vérité, avec pour corollaire le refus d’une communauté fondée sur la raison, culmine chez Nietzsche dans sa célèbre remarque de l’Antéchrist, qui voit dans Pilate la seule figure digne d’être honorée dans tout le nouveau Testament, pour ce mot « Qu’est-ce que la vérité ? », ce que Nietzsche qualifie de « noble raillerie d’un Romain, devant l’abus impudent que l’on fait sous ses yeux du mot “vérité” ». C’est ainsi que l’épistémologie nietzschéenne est là pour renforcer et soutenir le complexe de la conception de l’homme et du monde du philosophe : « destruction » de la morale traditionnelle, stigmatisée comme « morale des esclaves » et « morale du ressentiment », Nietzsche, au fil de ses œuvres, se livre également à une critique de l’épistémologie rationaliste qui, à ses yeux, est responsable des aspirations révolutionnaires (une remarque de « Par-delà la Bien et le Mal » voit en Descartes le « père du rationalisme, et par conséquent le grand-père de la Révolution »).
Au terme de ce survol rapide du corpus nietzschéen il est aisé de
comprendre qu’à la différence de ses prédécesseurs c’est un auteur qui ne
s’inclue pas dans l’histoire de la philosophie et dont les connaissances
d’œuvres philosophiques autres que celle – peut être de Schopenhauer – reste
absentes ou lacunaires. En fait Nietzsche reste comme un « polémiste
superficiel » au milieu de son temps qui en comportait tant.
Au final, Nietzsche peut faire sienne cette citation de Joseph de Maistre, qui déclare avoir vu « des Français, des Italiens, des Russes, mais jamais d’homme, cette notion abstraite ».
On réfléchira au pourquoi de sa résurrection au début des années 60, par l’extrême
droite ET la gauche intello-structuraliste : Bataille, Deleuze, Foucault,
Derrida… Du Heidegger pour les nuls ? Qui sait ?...
A suivre !
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