L’épicurisme de Lucrèce.
Comme l'a écrit Jostein Gaarder dans le Monde de Sophie (Éd. Du
Seuil, 1995), les atomistes de l'Antiquité ont eu le génie de professer que
l'univers entier est une sorte d'immense Lego. Démocrite (5e s. av. J.-C.),
Épicure (3e s. av. J.-C.), Lucrèce (1er s. av. J.-C.) disent tous trois que
l'univers est un tel jeu ; que l'être est un et – tout à la fois – sporadique ;
que la naissance est composition et la mort, désagrégation ; que
d'imperceptibles éléments de construction – éternels et immuables – se combinent
puis se dissocient au gré de leur agitation incessante dans le vide immense.
En tant qu'explication rationnelle des phénomènes qu'il nous est donné
d'observer, l'atomisme apparut également en Inde (5e s. av. J.-C.) et s'est
développé en terre d'islam (8e-12e s. de notre ère - Ibn
Sīnā, Fahr ad-Din, ar-Razi) : preuve
que cette intuition de l'essentielle discontinuité de tout ce qui est ne fut
pas une simple rêverie philosophique parmi d'autres.
Lucrèce nous est connu par son poème, le De rerum natura. Ce long poème,
d’environ 2000 vers expose la doctrine épicurienne de l’univers, avec une
clarté à laquelle les philosophes grecs ne nous avaient pas accoutumés. Nous y
trouvons des formules désormais célèbres, préfigurant les principes de
conservation de la physique moderne : « Rien ne surgit du néant, rien ne se
perd », «la somme des mouvements des atomes est constante ».
Le De rerum natura est dédié à un certain Memmius : « Je veux te révéler, ô
Memmius, les principes de la
matière, te montrer où la nature puise les éléments dont elle crée toutes
choses, les nourrit et les fait croître, où elle les ramène de nouveau après
leur mort et leur dissolution : ces éléments, nous les appelons ordinairement
corps générateurs (genitalia corpora), ou semences des choses (semina rerum),
leur donnant également le nom de corps premiers (corpora prima), puisque c’est
à eux les premiers que tout doit son origine ». Lucrèce n’emploie pas le
mot « atome » (athomus ou atomus en latin), mais il s’agit bien des
atomes. (v. 56 à 61.)
Lucrèce va réfuter successivement les principales doctrines opposées à
l’atomisme : Anaxagore
était partisan de la divisibilité à l’infini. Héraclite quant à lui affirmait
que l’élément premier était le feu.
Anaximène et Thalès et la doctrine des quatre éléments d’Empédocle.
« En premier lieu ils expliquent le mouvement tout en excluant le
vide de la matière et ils acceptent l’existence de corps mous et peu denses, de
l’air, du soleil, du feu, de la terre, des animaux, des végétaux, sans pourtant
inclure du vide en leur substance ; ensuite ils n’admettent aucune limite à la
division des corps, aucun arrêt à leur fractionnement, aucun terme à la
petitesse des choses.
Enfin, si la matière était constituée de quatre éléments… alors, chacun
d’eux, dans un quelconque assemblage, laisserait paraître sa propre nature, et
l’on verrait simultanément l’air mélangé à de la terre, et le feu à la rosée ».
Lucrèce : « La
matière est formée d’atomes tous faits de la même substance. Les différents aspects de la matière
s’expliquent par les positions des atomes dans les combinaisons, et par les
mouvements qu’ils ses communiquent mutuellement. De même qu’un ensemble de
lettres, combinées différemment, forment des mots de sonorités et de sens
différents ».
« Quelle cause, se demande Lucrèce, a répandu parmi les grandes nations
l’idée de la divinité, a rempli d’autels les villes, et fait instituer ces
cérémonies solennelles dont l’éclat se déploie de nos jours ? »
« En ces temps éloignés, les
mortels…
... observaient aussi le
mouvement des astres,
Le retour des saisons, dans un
ordre immuable,
Qu’ils ne pouvaient en rien
expliquer par leurs causes.
Leur seul recours fut donc
d’attribuer tout aux dieux,
De tout interpréter comme un
signe divin.
…
Ô race infortunée des hommes,
qui prêta
Aux dieux de tels pouvoirs,
d’effrayantes colères !
Que de gémissements pour vous,
pour nous combien
De souffrances, pour nos
enfants combien de larmes !
»
Pour Epicure, les dieux existaient bien mais ils étaient étrangers à
notre monde et à sa création. On pouvait prendre modèle sur leur bonheur, leur
sérénité, mais il était inutile de les prier et absurde de les craindre. Pour
Lucrèce la piété des prêtres et du vulgaire est inutile. Le but est d’éprouver
la sérénité de celui que rien ne vient troubler parce qu’on le méconnait, car
l’atomisme est l’outil suprême de la connaissance qui conduit à l’ataraxie
(absence de troubles):
« La piété ce n’est point se
recouvrir d’un voile,
Tourné vers une pierre ou
courant les autels,
Ni se mettre à genoux, ni
s’allonger par terre,
Mains tendues ; ce n’est pas
inonder les autels
Du sang des animaux, ni faire
vœux sur vœux :
C’est pouvoir, l’âme en paix, contempler
toutes choses ! »
« Et par là, la religion est à son tour renversée et foulée aux pieds, et
nous, la victoire nous élève jusqu’aux cieux ».
Si Lucrèce reste un épicurien radical il apporte des ajouts précieux à la
question de l’âme dans les chant II et IV de son poème :
Elle est corporelle : elle est constituée, comme chez Démocrite et chez
Épicure, de particules matérielles différant par leur finesse et leur forme
presque sphérique de celles du corps organique qui l'abrite. Puisqu'elle est
une partie du corps, l'âme, nécessairement, est mortelle. Toute sensation et
toute douleur disparaissant dans la mort, la mort n’est donc pas à craindre.
À ce sujet, Lucrèce fait intervenir des arguments complémentaires :
·
1°/ le
passé est le miroir de l'avenir (rien ne nous a touché de ce qui est arrivé
avant notre naissance; pourquoi donc serions-nous affectés par ce qui
surviendra après notre mort ?)
·
2°/
s'il y a renaissance et re-combinaison des atomes constituant notre corps, nous
ne nous souviendrons de rien car il y aura eu rupture dans la chaîne de nos
souvenirs.
· 3°/ les craintes touchant la privation de
sépulture sont absurdes : celui qui tremble en se représentant déjà le
démembrement de son cadavre par les bêtes fauves se projette en imagination à
côté de son propre corps mort ; il se dédouble et il suppose à son insu, non
sans une certaine mauvaise foi, qu'il survivra quelque chose de lui dans la
mort.
Définir la vie comme usage et non comme propriété n’est pas anodin et tend à
rattacher le vivant à la nature : parce que la vie n’est qu’un prêt fait par
elle aux individus, elle doit être rendue et ne saurait être préservée. Si la
vie doit être reprise, alors même la civilisation ne pourra soustraire de façon
permanente les individus à la mort. L’échec des religions, de la médecine, des
rites funéraires et des remparts des villes, de la famille et de toutes les
institutions et productions sociales face à la maladie paraît bien souligner
que, malgré ses tentatives pour constituer un monde parallèle et distinct du
monde naturel, à savoir le monde social, l’humanité ne peut échapper à la mort
qui est la loi commune, c’est-à‑dire qu’au fond elle ne peut échapper à son ancrage
matériel.
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