Ad Feuerbach.
Le titre de ce philopiste est emprunté
à quelques notes écrites en 1845 par Karl Marx et Friedrich Engels et connues
sous le titre « Thèses sur Feuerbach ». Ludwig Feuerbach (né en 1804)
a été étudiant de Hegel dont il a quitté l’enseignement en 1826. Il se rend
célèbre dans un essai paru en 1830 « Pensées sur la mort et sur
l'immortalité ». Il y affirme que la Raison seule est immortelle et
conclut qu'il faut nier l'immortalité personnelle, revendiquant ainsi
l'athéisme. Le livre est publié anonymement mais très rapidement ses collègues qui
en est l'auteur. L'indignation du corps professoral lui interdira toute chaire
universitaire. Mais il revient à des préoccupations religieuses dont naîtra, en
1841, son ouvrage fondamental, L'essence du christianisme. Le livre connaît un
grand succès (il sera réédité deux fois, en 1842 et en 1848). Il s'agit de
révéler les mystères de la religion afin que l'homme puisse se connaître
lui-même.
Friedrich Engels souligne de la manière suivante l'importance du rôle
historique de Ludwig
Feuerbach :
« C'est alors que parut
l'Essence du christianisme, de Feuerbach. D'un seul coup, il réduisit en
poussière la contradiction, en replaçant carrément de nouveau le matérialisme
sur le trône.
La nature existe
indépendamment de toute philosophie ; elle est la base sur laquelle nous autres
hommes, nous-mêmes produits de la nature, avons grandi ; en dehors de la nature
et des hommes, il n'y a rien, et les êtres supérieurs créés par notre imagination
religieuse ne sont que le reflet fantastique de notre être propre.
L’enchantement était rompu ; le « système » était brisé et jeté au rancart »
L. Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande 1888)
Feuerbach et le matérialisme :
Le cartésianisme considère que les humains pensent, thèse réfutée par le
matérialisme qui considère que la conscience n'est que le reflet de la réalité.
Mais le risque est de basculer dans une vision mécanique, où la pensée ne
consisterait qu'en une réaction à des stimuli, ce qui est précisément la thèse
du béhaviorisme.
Pour les matérialistes les
humains n'agissent donc pas mécaniquement, pas plus qu'ils ne sont libres ;
leur psychologie se fonde sur leur existence réelle, naturelle, et le processus
dialectique de leur pensée comme reflet de la réalité, mais aussi donc de leur
propre réalité, puisqu'ils font partie de la réalité.
Pour cette raison, Ludwig
Feuerbach reconnaît l'importance historique de l'empirisme, qui a été développé
par Francis Bacon, dans une démarche précisément opposée à René Descartes qui
lui rejette les sens :
« La grande signification
historique de l'empirisme consiste de fait en ce qu'il donne aux sens leur
droit en tant que moyen de la connaissance, qu'il a élevé à un objet
substantiel en particulier la sphère de l'indirect, de l'empirique. »
(L. Feurbach : Histoire de
la nouvelle philosophie)
Naturellement, ce n'est qu'une
étape : Ludwig Feuerbach n'est donc pas empiriste, il ne s'arrête pas aux sens,
cependant il ne rejette pas ceux-ci comme le fait René Descartes.
D'où sa formulation, dès une œuvre
de jeunesse (Critique de l'empirisme), comme quoi :
« La pensée est la chose comme
elle est, la représentation par les sens la présentation de la chose comme elle
apparaît. Les sens nous donnent des images, les choses ne nous sont données que
par la pensée (…).
Avec les sens nous lisons le
livre de la nature, mais nous ne le comprenons pas par les sens. La
compréhension raisonnée est un acte par lui-même, un acte absolument indépendant.
Ce que saisit la compréhension raisonnée, il ne le comprend qu'à partir de et à
travers lui-même ; il n'y a que ce qui est conforme à la compréhension
raisonnée qui est un objet de la raison. La compréhension raisonnée est sa
propre mesure, son principe propre ; il est causa sui [cause de soi-même],
l'absolu dans les êtres humains. »
Feuerbach critique de Hegel :
Feuerbach reproche aussi à Hegel d'avoir
posé l'être comme un concept sans présupposition alors qu'il s'agit en réalité
d'une abstraction : ce n'est pas le néant qu'il faut opposer à l'être pur mais
l'être concret et sensible. Hegel, comme toute la philosophie depuis Descartes,
en rompant avec la perception sensible, a coupé l'homme de son expérience et ne
pénètre jamais dans le monde concret.
Puisque nature et esprit s'opposent, la philosophie ne doit pas prendre pour
point de départ l'esprit mais la nature qui permet d'éclairer les démarches
de l'esprit. Le mépris de la nature est un héritage de la théologie
chrétienne et Hegel est en réalité un théologien travesti en philosophe : Hegel
considère que la réalité est posée par l'idée comme la théologie considère que
la nature est créée par Dieu.
Il s'agit de réinterpréter les
notions d'être et de penser : l'être doit être affranchi du logos pour qu'il
perde son caractère abstrait et se charge de la richesse d'exister. Le penser,
obligé de tenir compte désormais d'un être enrichi de tout ce que lui apportent
les sens, se hausse au niveau du connaître. Les sens donnent accès aux vérités
philosophiques.
À la différence des animaux, l'homme a une vie
intérieure et a conscience de faire partie d'une espèce. L'homme, pour
Feuerbach, se définit par la raison (qui permet la pensée), la volonté
(permettant l'action) et l'amour (fondement de la vie en commun). " L'homme
existe pour connaître, pour aimer, pour vouloir " Mais l'homme se rend
compte du caractère fini de ces prédicats en les comparant à ceux de son espèce
et comprend qu'il est incapable de réaliser par ses propres moyens le vrai, le
bien et l'amour. Il va donc projeter ces attributs humains hors de lui et les
transférer à un être supérieur qu'il appelle Dieu. L'homme découvre donc, grâce
à la religion, sa propre essence mais séparée de lui puisqu'il la confie à un
être hors de lui-même. L'homme a, au fond, créé Dieu à son image ou plutôt à
l'image de son espèce puisque les attributs divins sont infinis et qu'ils sont
finis dans l'individu. Ce mécanisme est exactement ce qu'on appelle un
processus d'aliénation c'est à dire de perte de soi dans un autre, cet
autre ici étant Dieu.
Mais ici apparait (ou réapparait) l’hégélianisme dans lequel a baigné
Feuerbach. En effet, Il ne s'agit pas chez Feuerbach de détruire les valeurs
religieuses. L'athéisme conserve les valeurs traditionnelles mais leur enlève
toute caution divine. Enlever Dieu n'est donc pas enlever à l'homme les
obligations qui sont les siennes mais, au contraire, donner à l'homme la pleine
responsabilité de son destin. Les valeurs traditionnelles sont simplement
laïcisées. Elles en deviennent même plus fortes car elles ne sont plus
imposées de l'extérieur mais sont inhérentes à l'homme.
Il faut bien voir que, pour Feuerbach, la religion a une
nécessité historique. Elle est la première étape nécessaire pour qu'ensuite
l'homme prenne conscience de son essence. Prenons un exemple, celui des « hommes
providentiels », des « héros », que dit Feuerbach des : « grands
hommes, des hommes exemplaires » qui « n’avaient qu’une seule passion
fondamentale et dominante réaliser la fin qui constituait l’objet essentiel de
leur activité ». L’objet donc, sans lequel ces hommes exemplaires
n’auraient rien été, c’est la fin qui était la leur : il s’agit donc d’un objet
pensé ou représenté, mais pas d’un objet sensible, existant réellement et
effectivement donné.
Et si l’on demande maintenant pourquoi ces hommes n’auraient rien été sans
cette fin qui était leur objet, la réponse feuerbachienne est que cette fin
n’était pas autre chose qu’eux-mêmes, c’est-à-dire leur propre essence prise
comme objet ou fin : dans cette fin, c’est leur propre essence qu’ils prennent
pour objet, c’est leur propre essence qu’ils objectivent en la prenant pour
fin.
La thèse de Feuerbach, est directement liée à la question de
la différence humaine, pour lui, spécifique, c’est-à-dire à la capacité de se
prendre soi-même comme objet et pour fin – ce qui est la définition même de la
conscience. Mais comment nait la conscience ? L’homme serait il un être d’exception
dans la nature ? Le seul à se concevoir comme objet et fin ?
Le fait d’être conscient ne modifie pas la nature des hommes d’une manière qui
ferait d’eux des êtres échappant à l’ordre commun de la nature : ils sont
et restent des êtres objectifs et naturels doués d’une activité vitale
spécifique, caractérisée comme activité productive, avec cette différence
propre qu’ils sont des êtres qui actualisent leur activité vitale en sachant
qu’ils le font, c’est-à-dire avec conscience et volonté. Ainsi les hommes
n’échappent pas à la condition générale des êtres naturels comme êtres
objectifs, mais au contraire ils redoublent cette condition, ils en ajoutent
dans l’objectivité : ils sont non seulement dans un rapport vital de
dépendance à l’égard du reste de l’objectivité de la nature, mais ils savent
qu’ils le sont, ce qui veut dire que le déploiement naturel ou spontané de
leur activité vitale se redouble d’une volonté de manifester cette activité par
eux-mêmes, de l’exprimer activement, c’est-à-dire, en un sens spinoziste,
d’être la cause adéquate de leur propre activité.
Contrairement
à Feuerbach les matérialistes conçoivent la conscience comme la compréhension
des causes objectives de l’activation humaine, c’est-à-dire comme la connaissance
que les hommes forment d’eux-mêmes en tant que parties de la nature, alors
cette connaissance enveloppe elle-même la capacité pour les hommes d’être
eux-mêmes la cause d’une activité qu’ils ne se contentent pas d’être, mais
qu’ils ont, qu’ils possèdent, qu’ils prennent pour objet et qu’ils peuvent dès
lors développer activement et volontairement.
Marx et Feuerbach (Thèses sur Feuerbach) :
On retrouve bien chez Marx comme chez
Feuerbach la notion d’« être objectif » mais :
Pour Marx : cela veut dire que les hommes sont ceux qui se connaissent en
tant qu’êtres objectifs, c’est-à-dire en tant que parties du tout objectif
de la nature. La conscience, ou ce que « les philosophes » appellent la
conscience, c’est pour Marx la connaissance de soi comme objet – ce qui
ne veut pas dire se prendre soi-même pour objet, mais se connaître et
se comprendre en tant qu’être objectif inscrit dans le tout de la nature, et
donc aussi se reconnaître comme dépendant d’autres êtres également objectifs.
Feuerbach quant à
lui ne fait que réformer le point de vue de la philosophie de la conscience,
notamment en posant que la conscience de soi possède la même forme que la
conscience d’objet. Il affirme bien, contre Hegel, qu’il n’y a de conscience de
soi possible que dans l’objet et qu’en niant son objet essentiel, la conscience
se nie tout aussi bien elle-même. Ce qui signifie qu’il n’y a pas de conscience
immédiate de soi possible, que toute conscience de soi est seconde, en
ce qu’elle passe ou transite d’abord par la conscience de soi comme objet ou
sous une forme objective. Néanmoins, il s’agit bien ensuite de reprendre en soi
ce qu’on a tout d’abord mis de soi dans l’objet : par exemple, il s’agit bien,
pour sortir de la religion et de l’aliénation religieuse, que l’homme se
réapproprie tous les prédicats humains qu’il devait d’abord réaliser et
objectiver en Dieu pour en prendre ensuite conscience comme étant les siens
propres.
Bref, si, chez Feuerbach, il ne s’agit plus, comme chez Hegel, de nier
l’objectivité elle-même, il s’agit néanmoins bel et bien de dépouiller un
contenu de la forme objective qu’il était inévitable qu’il prenne d’abord. La
différence entre Hegel et Feuerbach est finalement la suivante : tandis que
Feuerbach se scandalise de l’objectivité aliénée, Hegel se scandalise de
l’objectivité en tant que telle.
De l’aliénation :
Pour Marx, contre Hegel et Feuerbach, rien n’atteste donc plus clairement
l’aliénation des hommes, que la conception qu’ils ont d’eux-mêmes en tant que
sujets conscients d’eux-mêmes, c’est-à-dire en tant qu’êtres par essence ou par
nature distincts de l’objectivité, ou encore, pour le dire en termes
spinozistes, la conception qu’ils ont d’eux-mêmes comme d’un « empire dans
un empire ». Marx explique clairement que c’est uniquement par l’effet
d’une procédure d’abstraction, c’est-à-dire d’isolement de soi hors du tout,
que les hommes peuvent se concevoir comme des sujets essentiellement
caractérisés par la conscience de soi, celle-ci étant elle-même comprise comme
un trait qui distingue et sépare les hommes de tout autre être.
Les hommes sont des êtres naturels caractérisés non pas d’abord par leur
capacité à former un savoir des essences, à commencer par la leur, mais par
leur capacité à former une connaissance des causes, une connaissance des
choses par leurs causes, étant entendu qu’une telle connaissance ne se
forme que de manière immanente au déploiement de l’activité productive et
vitale dont les hommes sont eux-mêmes les causes. Ne pas seulement être sa
propre activité, mais l’avoir, c’est-à-dire la connaître à partir de ses
causes, voilà qui n’isole pas les hommes du reste de l’objectivité, mais au
contraire fait d’eux des êtres plus objectifs que tous les autres, justement
parce qu’ils sont capables d’une connaissance des causes par lesquelles ils
sont agis en tant que partie du tout.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
1 - Tout commentaire anonyme (sans mail valide) sera refusé.
2 - Avant éventuelle publication votre message devra être validé par un modérateur.