samedi 20 mai 2023

Sujet du Merc. 24/05/2023 : L’art est il innocent ?

 

                             L’art est-il innocent ?

"Là-bas, au milieu des pierres, il faut lutter. Parfois le vent est plus fort, parfois les hommes."
Cécile de Tormay

 

C’est à l’occasion de la visite de l’exposition portant pour titre CHOREGRAPHIES SUSPENDUES, qui s’est tenue au carré d’art de Nîmes en 2006, que la question de savoir si l’art est innocent m’est venue. En effet, huit artistes vietnamiens contemporains proposent des installations qui confrontent les scénarios existants entre comportement collectif, système de classe et emprise idéologique, dans le contexte de diaspora où ils s’inscrivent intellectuellement et physiquement. 

Déjà, à l’entrée de l’exposition, nous apercevons une tête, une grosse tête décapitée. Une tête dorée qui pend à une grosse chaîne. C’est la tête gisant au sol de Lénine. L’œuvre peut être qualifiée de belle pour certains, d’intéressante pour d’autres. Mais l’objectif de l’artiste était-il de rester à ces considérations classiques de l’art ? Est-ce vraiment innocent de choisir cette tête là plutôt qu’une autre ?

L’idée que nous avons souvent de l’art, c’est qu’il est une sorte de moyen d’évasion. Nous voyons généralement dans l’art une sorte de moyen de nous donner des extases colorées ou musicales dont la seule fonction serait de nous faire oublier cette réalité terne et brutale dans laquelle nous vivons. Dès lors, l'art ne serait pas capable de changer de quelque manière que ce soit la réalité.

    Cependant, c’est oublier les efforts surhumains déployés par l’art pour dénoncer, dépasser, élever, transfigurer la réalité elle-même. C’est oublier une constante, souvent retenue dans l’opinion, selon laquelle l’art véritable, c’est celui qui est sensé faire « passer un message », être un « art engagé », ce qui contredit complètement l’hypothèse précédente. L'artiste ne guide-t-il pas le regard des hommes ?

L’art est un moyen infaillible pour émouvoir les hommes. Emouvoir implique mouvoir, faire bouger dans un sens ou un autre. Mais s’il faut faire bouger les hommes, cela ne signifie-t-il pas en l’occurrence qu’il faut les mener à un lieu bien précis ? Ce lieu est-il pur hasard, intuition, inconscience ? Peut-on imaginer une collaboration entre art et idéologie ? Et si l’art était lui aussi serviteur de maîtres, peut-on encore rêver sur la soi disant liberté de l’artiste ?

Voilà ce que nous apprenons dans un livre intitulé «  de l’intelligence de l’anti communisme ». Dans les années 50, 60, la CIA a soutenu et mis au devant de la scène internationale des artistes aujourd’hui très célèbres, dont les œuvres se vendent à des millions de dollars.  

Donald Jameson, ex fonctionnaire de l’agence, est le premier à admette que le soutien aux artistes expressionnistes entrait dans la politique de la « grande longe » (long leash) en faveur des intellectuels. Stratégie raffinée : aux yeux de la CIA, ce mouvement artistique montrait l’existence d’une créativité, d’une grande liberté et d’une vitalité spirituelle, artistique et culturelle de la société capitaliste, contre la grisaille de l’Union soviétique et de ses satellites. La guerre froide se faisait sur tous les fronts: «L’expressionnisme abstrait permettait de faire apparaître le réalisme socialisme comme encore plus rigide et confiné qu’il ne l’était» explique l’ex-agent à The Independent.

Par ailleurs, les hommes ont toujours eu recours à de grands mythes pour expliquer l’univers et organiser le chaos. Qu’on les appelle aèdes ou griotsHomère et les autres ont été de grands conteurs. Cette tradition du récit comme vecteur d’un message traverse l’histoire humaine, depuis les hommes des cavernes jusqu’aux superproductions hollywoodiennes…


De nos jours, le conte de fée a pris une autre forme : le storytelling ou conte de faits ou mise en récit. C’est une méthode utilisée en communication fondée sur une structure narrative du discours qui s'apparente à celle des contes, des récits. Le conte de faits ou storytelling est l'application de procédés narratifs dans la technique de communication pour renforcer l'adhésion du public au fond du discours. 

La technique du storytelling se fonde sur une trilogie : « capter l’attention / stimuler le désir de changement / emporter la conviction par l’utilisation d’arguments raisonnés ». L’utilisation d’histoires et de formules symboliques (équivalentes au « il était une fois » des contes pour enfants) à chacune des trois étapes permet au public de mettre provisoirement de côté son cynisme et de garder un esprit ouvert au message transmis. 

Selon Christian Salmon, l’application des recettes du marketing à la vie publique conduirait à « une machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits ». Les spin doctors, spécialistes du détournement de l’attention des électeurs par des « histoires » sans cesse renouvelées conduiraient à un appauvrissement de la démocratie. Ce chercheur au CNRS explique que l'avènement du storytelling en politique s'est produit aux États-Unis avec l'arrivée au pouvoir de Ronald Reagan et que ses successeurs ont perpétué voire radicalisé cette stratégie s'avérant très efficace. Il considère également que le storytelling s'est propagé en Europe, notamment en France, ce qu'il illustre en faisant référence à la campagne électorale de 2007. 

D'après lui, les deux principaux protagonistes de celle-ci, Nicolas Sarkozy et Ségolène Royal, se sont avant tout affrontés sur le terrain de leurs histoires personnelles et de leur capacité à mythifier celles-ci, plutôt que dans le domaine des idées, dérive rendue possible par la complicité des médias et le rôle croissant des conseillers en communication. Cet exemple symbolise aux yeux de l'auteur les effets délétères du storytelling sur la démocratie.

Création d’artistes, ou fabrication d’histoires, la question de fond serait donc de savoir quel rapport l’art entretient avec les hommes, la réalité, s’il est dans son essence de les délaisser, s’il est de son essence de chercher à les montrer sous un autre jour. Si l’art est d’essence politique, peut-il clamer son innocence ? 

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