L’art est-il innocent ?
"Là-bas, au milieu des pierres, il faut lutter. Parfois le vent est plus
fort, parfois les hommes."
Cécile de Tormay
C’est à l’occasion de la visite de l’exposition portant pour titre CHOREGRAPHIES SUSPENDUES, qui s’est tenue au carré d’art de Nîmes en 2006, que la question de savoir si l’art est innocent m’est venue. En effet, huit artistes vietnamiens contemporains proposent des installations qui confrontent les scénarios existants entre comportement collectif, système de classe et emprise idéologique, dans le contexte de diaspora où ils s’inscrivent intellectuellement et physiquement.
Déjà, à l’entrée de l’exposition, nous apercevons une tête, une grosse tête
décapitée. Une tête dorée qui pend à une grosse chaîne. C’est la tête gisant au
sol de Lénine. L’œuvre peut être qualifiée de belle pour certains,
d’intéressante pour d’autres. Mais l’objectif de l’artiste était-il de rester à
ces considérations classiques de l’art ? Est-ce vraiment innocent de
choisir cette tête là plutôt qu’une autre ?
L’idée que nous avons souvent de l’art,
c’est qu’il est une sorte de moyen d’évasion. Nous voyons généralement dans
l’art une sorte de moyen de nous donner des extases colorées ou musicales dont
la seule fonction serait de nous faire oublier cette réalité terne et brutale
dans laquelle nous vivons. Dès lors, l'art ne serait pas capable de changer de
quelque manière que ce soit la réalité.
Cependant, c’est oublier les efforts surhumains déployés par l’art pour
dénoncer, dépasser, élever, transfigurer la réalité elle-même. C’est
oublier une constante, souvent retenue dans l’opinion, selon laquelle l’art
véritable, c’est celui qui est sensé faire « passer un message », être
un « art engagé », ce qui contredit complètement l’hypothèse
précédente. L'artiste ne guide-t-il pas le regard des hommes ?
L’art est un moyen
infaillible pour émouvoir les hommes. Emouvoir implique mouvoir, faire bouger
dans un sens ou un autre. Mais s’il faut faire bouger les hommes, cela ne
signifie-t-il pas en l’occurrence qu’il faut les mener à un lieu bien
précis ? Ce lieu est-il pur hasard, intuition, inconscience ? Peut-on
imaginer une collaboration entre art et idéologie ? Et si l’art était lui
aussi serviteur de maîtres, peut-on encore rêver sur la soi disant liberté de
l’artiste ?
Voilà ce que nous apprenons dans un livre intitulé « de l’intelligence de l’anti communisme ». Dans les années 50, 60, la CIA a soutenu et mis au devant de la scène internationale des artistes aujourd’hui très célèbres, dont les œuvres se vendent à des millions de dollars.
Donald Jameson, ex fonctionnaire de l’agence,
est le premier à admette que le soutien aux artistes expressionnistes entrait
dans la politique de la « grande longe » (long leash) en
faveur des intellectuels. Stratégie raffinée : aux yeux de la CIA, ce
mouvement artistique montrait l’existence d’une créativité, d’une grande
liberté et d’une vitalité spirituelle, artistique et culturelle de la société capitaliste,
contre la grisaille de l’Union soviétique et de ses satellites. La guerre
froide se faisait sur tous les fronts: «L’expressionnisme abstrait permettait de
faire apparaître le réalisme socialisme comme encore plus rigide et confiné
qu’il ne l’était» explique l’ex-agent à The Independent.
Par
ailleurs, les hommes ont toujours eu recours à de grands mythes pour expliquer
l’univers et organiser le chaos. Qu’on les
appelle aèdes ou griots, Homère et les autres ont été de grands
conteurs. Cette tradition du récit comme vecteur d’un message traverse l’histoire
humaine, depuis les hommes des cavernes jusqu’aux superproductions
hollywoodiennes…
De nos
jours, le conte de fée a pris une autre forme : le storytelling ou conte
de faits ou mise en récit. C’est une méthode utilisée
en communication fondée sur une structure
narrative du discours qui s'apparente à celle des contes,
des récits. Le conte de faits ou storytelling est
l'application de procédés narratifs dans la technique de communication pour
renforcer l'adhésion du public au fond du discours.
La technique du storytelling se fonde sur une trilogie : « capter l’attention / stimuler le désir de changement / emporter la conviction par l’utilisation d’arguments raisonnés ». L’utilisation d’histoires et de formules symboliques (équivalentes au « il était une fois » des contes pour enfants) à chacune des trois étapes permet au public de mettre provisoirement de côté son cynisme et de garder un esprit ouvert au message transmis.
Selon Christian Salmon, l’application des recettes du marketing à la vie publique conduirait à « une machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits ». Les spin doctors, spécialistes du détournement de l’attention des électeurs par des « histoires » sans cesse renouvelées conduiraient à un appauvrissement de la démocratie. Ce chercheur au CNRS explique que l'avènement du storytelling en politique s'est produit aux États-Unis avec l'arrivée au pouvoir de Ronald Reagan et que ses successeurs ont perpétué voire radicalisé cette stratégie s'avérant très efficace. Il considère également que le storytelling s'est propagé en Europe, notamment en France, ce qu'il illustre en faisant référence à la campagne électorale de 2007.
D'après lui, les deux principaux protagonistes
de celle-ci, Nicolas Sarkozy et Ségolène Royal, se sont avant tout affrontés
sur le terrain de leurs histoires personnelles et de leur capacité à mythifier
celles-ci, plutôt que dans le domaine des idées, dérive rendue possible par la
complicité des médias et le rôle croissant des conseillers en communication.
Cet exemple symbolise aux yeux de l'auteur les effets délétères du storytelling
sur la démocratie.
Création
d’artistes, ou fabrication d’histoires, la question de fond serait donc de
savoir quel rapport l’art entretient avec les hommes, la réalité, s’il est dans
son essence de les délaisser, s’il est de son essence de chercher à les montrer
sous un autre jour. Si l’art est d’essence politique, peut-il clamer son
innocence ?
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