Et si on
parlait de rien ?
Rien ce n’est pas grand-chose.
Parfois c’est moins que ça. Au café philo nous parlons de tout et de rien.
Reste à savoir si c’est séparément ou en même temps !
Et puis sommes-nous si sûrs
que cela de parler de tout et de rien ? Après tout un café philo c’est
fait pour parler de quelque chose : de philosophie.
La philosophie serait elle ni
du tout, ni du rien ?
On pourrait tenter une
définition de la philosophie à partir de ce constat d’évidence. La philosophie
a-t-elle pour vocation a être un exercice de réflexion totalitaire (globalisant,
enveloppant tous les champs de pensée) ? Ou bien est elle un exercice
nihiliste qui déconstruit, décortique, anéanti toutes certitude, croyances
… ?
Leibniz disait :
« pourquoi y a t il quelque chose que rien ?». Etrange question. Si
on est quelque chose (un être humain par exemple), comment pensez le rien
absolu, l’absence totale de tout ?
Le rien serait il un jeu
conceptuel ? Une expression abstraite pour le non-existant ? Ni
pensée, ni matière ?
Discuter sur le rien ne
reviendrait il pas alors à une absence de discussion. ? Que serait une
discussion où on essaierait de ne parler de rien ? Une page blanche pour
un écrivain manchot ?
Pourtant ce soir c’est bien à
cela que nous sommes conviés à nous exprimer ! « Et si on
parlait de rien ».
Au fond nous avons une
solution, faire comme si de rien n’était et parler de rien comme concept.
Nous l’avons dit ci-dessus, si
la philosophie se contentait de parler de rien elle se lancerait dans un
exercice nihiliste. Questionnons donc le nihilisme :
Si Dieu
n’existe pas, tout est permis. Par ce biais, le nihilisme est une idéologie qui
justifie un activisme politique qui peut verser dans le terrorisme. Mais il est
aussi utilisé pour souligner le « néant » qui caractérise l’homme des
temps modernes et que nombre de phénomènes accuse : « mort » de
Dieu, mépris d’êtres humains gérés comme autant de « ressources »,
génocides et famines rationnellement organisés, vide d’une culture rabaissée au
rang d’obscénités publiquement étalées. En deçà de ses manifestations
historiques, le nihilisme provient d’une négation. Que nie le nihilisme ?
Ce qui, de toute évidence, est. Nietzsche précise : « Les valeurs les
plus élevées se dévaluent » . Ce
qui était auparavant estimé, comme le vrai, le beau, le bien, perd son sens.
Arrêtons-nous sur
l’idée de vérité. Dire la vérité consiste à faire apparaître ce qui est ;
masquer ce qui est sciemment revient à dire le faux, à mentir. Dire le faux
sans s’en rendre compte, c’est commettre une erreur. Si rien n’est, toute quête
de vérité est illusoire. Il n’est guère difficile de reconnaître ici le credo d’une doxa
contemporaine : il n’y a pas de vérité, à chacun ses opinions. Parce
que le nihilisme peut s’afficher avec bonhomie, rappelons le mot de
Nietzsche : il est « le plus inquiétant de tous les
hôtes » . Il se nie sournoisement et, occasionnellement, peut fêter
sa victoire à travers « idéaux » imposés par la violence ou, de façon
plus civilisée, au nom d’une « liberté d’opinion » autorisée à
répandre des mensonges.
Le fait que le
sens de quoi que ce soit ne jaillisse qu’à partir du moment où l’être humain
s’interroge sur lui, que rien ne soit ni vrai ni faux sans êtres humains pour
se prononcer sur ce qui est, tout cela fait le terreau du nihilisme. Il ne peut
nier ce qui est qu’en renonçant à ce qui est humain. Lévi-Strauss
indique : « Cette dévalorisation systématique de l’homme par l’homme
se répand, et ce serait trop d’hypocrisie et d’inconscience que d’écarter le
problème par l’excuse d’une contamination momentanée » . Ce
type d’attitude, cependant, a déjà été illustré par Platon, à travers un
personnage discret du célèbre dialogue Le Banquet. Il
s’agit d’Apollodore, le narrateur. Parce que le philosophe cherche à discerner
ce qui est au milieu des apparences, il peut être perçu comme un être
« au-dessus » du monde et des autres. C’est dans cette posture que
l’on découvre Apollodore. Glaucon lui demande de raconter la fameuse soirée
rapportée par Le Banquet. Apollodore se prépare avec plaisir à
« parler de philosophie », mais ajoute : « Quand au
contraire j’entends d’autres propos, les vôtres en particulier, ceux de gens
riches et qui font des affaires, cela me pèse et j’ai pitié de vous mes
compagnons, parce que vous vous imaginez faire quelque chose alors qu’en
réalité vous ne faites rien » Ne pas faire de philosophie,
c’est ne rien faire. Platon indique ici ce que pourrait être
une caricature de la philosophie socratique. Ce que font les hommes, dit
Socrate, sont des idoles (eidôla), plus ou moins éloignées de l’idée qui
les guide. La philosophie n’est donc pas une négation du monde ni des hommes.
Comme l’indique Heidegger, le « mè on » platonicien n’est pas
un simple « rien », mais désigne ce qu’il ne faut pas prendre
pour la norme de ce qui est . Le souci philosophique de la vérité réclame
une attitude critique, qui consiste bien à séparer ce qui est, ce qui n’est
pas, ce qui passe pour être. La dialectique platonicienne laisse paraître la
« séparation » mais aussi le rapport inapparent des
idoles aux idées, à l’insu de ceux qui œuvrent et travaillent sans faire profession
de philosophe : artisans, poètes, médecins, architectes, sophistes, hommes
politiques. L’attitude philosophique fait jaillir ce qui, au quotidien,
semble n’être rien : l’idée, au-devant de laquelle se projettent les
ombres qu’il ne faut pas idolâtrer. Il n’y a d’ombre que par le rayonnement
d’une lumière. La philosophie se soucie de cette lumière afin de montrer ce que
les idoles imitent avec plus ou moins de justesse. Faire de la philosophie
consiste à clarifier le rapport mal assuré aux idées afin de « retrouver
le chemin de chez-nous », soit de comprendre le monde où il nous est donné
de vivre.
Apollodore est la figure prémonitoire d’une interprétation malheureuse
de la philosophie de Platon comme doctrine sur « deux mondes ». Ce
n’est pas un hasard si Platon le présente comme un rapporteur, non comme
un penseur. Voir les activités humaines comme un néant coupe à sa racine la
possibilité de penser. Il préfigure ce que l’Occident nommera le nihilisme. Il
reste certes le fidèle messager d’une pensée en dialogue. Mais Platon indique
déjà que le nihilisme est un rejeton dogmatique de la philosophie, devenue
étrangère à elle-même, une fois conçue comme doctrine. Le nihilisme à venir
pourra usurper l’attitude critique du philosophe en se prévalant d’un certain
sang-froid et d’une certaine hauteur : rien n’est au-dehors d’opinions et
de doctrines conventionnelles que l’on peut éventuellement exposer.
Le
foisonnement « d’informations » qui laisse croire que plus rien n’est
à penser par soi-même est sans doute une forme contemporaine du nihilisme. La
pensée se fige dès lors qu’aucune question ne vient la solliciter en propre. Ce
manque suscite l’agressivité, déjà si bien illustrée par Platon (Le
Banquet, 173 d) : « Tu es toujours le même
Apollodore, toujours à dire du mal de toi-même et des autres
et tu me donnes l’impression de penser que, Socrate excepté, absolument tous
les hommes sont des misérables, à commencer par toi. […] dans les propos que tu
tiens, tu es toujours agressif contre toi-même et les autres,
à l’exception de Socrate. » La négation des activités humaines permet de
masquer, non sans un certain snobisme, la difficulté de penser. Les dialogues
platoniciens sont des expériences de penser, où le plaisir de
découvrir une vérité, si souvent souligné par Platon, s’oppose à la pure et
simple hargne dénonciatrice.
Là où le
philosophe s’attarde à faire paraître la richesse foisonnante de ce qui reste à
comprendre, le nihiliste sermonne en agitateur : regardez, il n’y a rien à
voir ! Le nihilisme n’autorise pas seulement la destruction d’une humanité
considérée comme un rien. Platon montre qu’il tend à justifier l’absence de
pensée en la détournant de ce qui la nourrit, la contemporanéité d’une question
elle-même ancrée dans un monde partagé. Cette absence de pensée peut être
masquée par une assurance prompte à accuser et à dénoncer. Pour cette raison,
c’est une erreur de croire que l’on peut combattre le nihilisme en le
dénonçant. Penser le nihilisme, ce n’est pas étaler la laideur de ses manifestations.
Le nihiliste, comme Gorgias, peut prétendre savoir répondre à toutes
les questions. A la question éminemment philosophique de savoir ce qui
véritablement est, il peut partout répondre : rien ! Sous une forme
plus savante : tout dépend des conventions, des opinions, des rapports de
force historiques en jeu. Le nihilisme détourne de la question de l’être par
son apparence séduisante. Dès son commencement, il est à la philosophie ce que
les idoles sont aux idées : il croît dans son ombre.
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