samedi 13 août 2022

Sujet du Mercredi 17 aout 2022 : L’homme précède-t-il la société ?

 

L’homme précède-t-il la société ?

Nous nous trouvons aujourd’hui dans une situation de vide de la pensée progressiste. Une situation dans laquelle les politiques justifient leurs décisions au nom de l’économie, source de tout bien et réalité dernière (à la volonté de dieu se sont substituer les exigences du marché). Une situation dans laquelle les mouvements qui contestent la soumission de la politique à l’économie ne dispose pas encore d’une philosophie alternative. Une situation dans laquelle les partis dits socialistes sont incapables de penser et de dire ce qu’est au juste une société.

 

C’est que nous sommes actuellement dans une période de transition entre deux conceptions de l’être humain et de la société : l’une qui, bien qu’obsolète, est dominante (un peu comme le géocentrisme au début du XVII siècle); l’autre qui, lentement et silencieusement, est en train de se constituer et n’a pas encore de visibilité (tel l’héliocentrisme à la même époque).

 

L’ancienne conception, étroitement liée au grand mouvement d’émancipation de l’individu, qui traverse la philosophie antique, le christianisme puis la pensée des Lumières, voit dans la société une organisation utilitaire dont, par conséquent, l’économie constitue la base. Cette idée, qui passe aujourd’hui pour une évidence, fut soutenue par le marxisme et l’est encore par la science économique orthodoxe.

 

La nouvelle vision, encore en germe, se traduira par une conception de l’être humain et de la société très différente. … la vie en société précède l’émergence des individus, et l’économie n’est donc pas la seule base de la société, l’être même des individus n’est pas extérieur à la vie en société, mais se constitue dans et par celle-ci, de sorte que leur interdépendance est beaucoup plus profonde que la notion de contrat ne nous le fait croire.

 

… Les biens marchands ne constituent qu’une partie des biens et des liens qui soutiennent l’existence des individus, et il est donc faux de dire que, « quand l’économie va, tout va ».  L’idée que la croissance économique constitue une fin en soi implique que la société est un moyen. Mais, s’il apparaît que la vie sociale et la culture constituent également une fin en soi, la place de l’économie dans la société se conçoit autrement. Et autrement aussi la politique.

 

Cette révolution entraînera d’ailleurs des remaniements considérables dans la philosophie, les sciences cognitives et la morale.  Dans la philosophie, parce que les nouvelles connaissances sont difficilement compatibles avec la conception du sujet à laquelle la philosophie reste profondément attachée. Dans les sciences cognitives, parce qu’il faudra tenir compte du fait que le cerveau ne fonctionne pas par lui-même comme le foie ou les muscles, mais en réseau avec d’autres cerveaux. Dans la morale, parce qu’il faudra repenser l’autonomie en tenant compte d’une interdépendance dont les effets échappent à la volonté.

 

En somme depuis la renaissance, la volonté d’émancipation et de progrès a fait fond sur une vision prométhéenne de l’être humain. Il s’agit désormais, tout en gardant cette volonté, d’entrer dans une ère post prométhéenne.

 

Philon d’Alexandrie nous montrait Adam et Ève déjà pleinement humains. Hobbes et Locke professeront une conception artificialiste de la société. L’important pour la modernité était de se débarrasser du pécher originel, mais en le faisant, les philosophes des lumières ont quand même caressé l’idée d’un être humain originel, s’élevant à lui-même, par lui-même, sans le secours d’aucune vie sociale.

 

Le point essentiel est que l’existence psychique, l’être même de tout individu -si égoïste soit-il- ne peut se reproduire et s’entretenir que dans un réseau d’interdépendance sociale où circulent les différents types de biens marchands et non marchands. (Dans son étude sur le don, Mauss s’interroge sur notre conception de l’être humain, sur son besoin fondamental de relations entre personnes, la nécessité de nourrir l’existence psychique et sociale qui ne peut être obtenu par les échanges marchands)

 

A côté du « chacun pour soi » ou dans  un sens plus positif, l’ensemble des manières de vivre et des ressources sociales qui permettent à un individu de se développer librement et de s’épanouir,  l’individualisme peut aussi désigner une certaine conception de ce qu’est l’être humain qui implique que l’existence de soi est une donnée de base, un fait naturel : d’abord l’individu existe confronté aux choses, ensuite il noue des relations avec les autres.

Les occidentaux opposent cette conception à celle des africains ou des asiatiques pour qui l’individu « ne compte pas ». Les sociétés non occidentales ont tendance à penser qu’une personne ne saurait exister sans occuper une place par rapport à d’autres et entretenir des liens avec eux. L’homme libre y est souvent défini comme celui qui peut s’appuyer sur les liens familiaux ou sociaux, alors que l’esclave lui est sans lien.

 

Extraits de l’ouvrage «  le paradoxe de Robinson » François Flahault , (2003)

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