L’homme précède-t-il la
société ?
Nous nous trouvons aujourd’hui
dans une situation de vide de la pensée progressiste. Une situation dans
laquelle les politiques justifient leurs décisions au nom de l’économie, source
de tout bien et réalité dernière (à la volonté de dieu se sont substituer les
exigences du marché). Une situation dans laquelle les mouvements qui contestent
la soumission de la politique à l’économie ne dispose pas encore d’une
philosophie alternative. Une situation dans laquelle les partis dits
socialistes sont incapables de penser et de dire ce qu’est au juste une
société.
C’est que nous sommes
actuellement dans une période de transition entre deux conceptions de l’être
humain et de la société : l’une qui, bien qu’obsolète, est dominante (un
peu comme le géocentrisme au début du XVII siècle); l’autre qui, lentement et
silencieusement, est en train de se constituer et n’a pas encore de visibilité
(tel l’héliocentrisme à la même époque).
L’ancienne conception,
étroitement liée au grand mouvement d’émancipation de l’individu, qui traverse
la philosophie antique, le christianisme puis la pensée des Lumières, voit dans
la société une organisation utilitaire dont, par conséquent, l’économie
constitue
La nouvelle vision, encore en
germe, se traduira par une conception de l’être humain et de la société très
différente. … la vie en société précède l’émergence des individus, et
l’économie n’est donc pas la seule base de la société, l’être même des
individus n’est pas extérieur à la vie en société, mais se constitue dans et
par celle-ci, de sorte que leur interdépendance est beaucoup plus profonde que
la notion de contrat ne nous le fait croire.
… Les biens marchands ne
constituent qu’une partie des biens et des liens qui soutiennent l’existence
des individus, et il est donc faux de dire que, « quand l’économie va, tout va
». L’idée que la croissance économique
constitue une fin en soi implique que la société est un moyen. Mais, s’il
apparaît que la vie sociale et la culture constituent également une fin en soi,
la place de l’économie dans la société se conçoit autrement. Et autrement aussi
la politique.
Cette révolution entraînera
d’ailleurs des remaniements considérables dans la philosophie, les sciences
cognitives et
En somme depuis la renaissance,
la volonté d’émancipation et de progrès a fait fond sur une vision prométhéenne
de l’être humain. Il s’agit désormais, tout en gardant cette volonté, d’entrer
dans une ère post prométhéenne.
Philon d’Alexandrie nous montrait
Adam et Ève déjà pleinement humains. Hobbes et Locke professeront une
conception artificialiste de la société. L’important pour la modernité était de
se débarrasser du pécher originel, mais en le faisant, les philosophes des
lumières ont quand même caressé l’idée d’un être humain originel, s’élevant à
lui-même, par lui-même, sans le secours d’aucune vie sociale.
Le point essentiel est que l’existence
psychique, l’être même de tout individu -si égoïste soit-il- ne peut se
reproduire et s’entretenir que dans un réseau d’interdépendance sociale où
circulent les différents types de biens marchands et non marchands. (Dans son
étude sur le don, Mauss s’interroge sur notre conception de l’être humain, sur
son besoin fondamental de relations entre personnes, la nécessité de nourrir
l’existence psychique et sociale qui ne peut être obtenu par les échanges
marchands)
A côté du « chacun pour
soi » ou dans un sens plus positif,
l’ensemble des manières de vivre et des ressources sociales qui permettent à un
individu de se développer librement et de s’épanouir, l’individualisme peut aussi désigner une
certaine conception de ce qu’est l’être humain qui implique que l’existence de
soi est une donnée de base, un fait naturel : d’abord l’individu existe
confronté aux choses, ensuite il noue des relations avec les autres.
Les occidentaux opposent cette
conception à celle des africains ou des asiatiques pour qui l’individu
« ne compte pas ». Les sociétés non occidentales ont tendance à
penser qu’une personne ne saurait exister sans occuper une place par rapport à
d’autres et entretenir des liens avec eux. L’homme libre y est souvent défini
comme celui qui peut s’appuyer sur les liens familiaux ou sociaux, alors que
l’esclave lui est sans lien.
Extraits de
l’ouvrage « le paradoxe de Robinson » François Flahault ,
(2003)
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