« Tout ce qui naît
de la raison ne peut être sujet à l’excès » Spinoza
Deux philosophes ont en commun d’avoir vu - en amont de toute
Dialectique de la raison - que les procédés et les dispositifs d’abstraction du
sujet et de subjectivation de la raison, instaurés initialement en vue
d’assurer la maîtrise des hommes sur la nature et du sujet sur l’objectivité,
devaient se renverser en leur contraire et finalement engendrer un sujet
impuissant parce que dominé par ce dont il s’est lui-même séparé. Il s’agit de
Marx et de Spinoza.
Laissons la parole à Spinoza (Ethique II, Proposition II) :
Laissons la parole à Spinoza (Ethique II, Proposition II) :
« Bien que la nature des choses ne permette pas de doute à ce sujet,
je crois cependant qu'à moins de leur donner de cette vérité une confirmation
expérimentale, les hommes se laisseront difficilement induire à examiner ce
point d'un esprit non prévenu ; si grande est leur persuasion que le Corps
tantôt se meut, tantôt cesse de se mouvoir au
seul commandement de l’âme, et fait un grand nombre d'actes qui dépendent de la
seule volonté de l’âme et de son art de penser.
Personne, il est vrai, n'a jusqu'à présent déterminé ce que peut le Corps,
c'est-à-dire l'expérience n'a enseigné à personne jusqu'à présent ce que, par
les seules lois de la Nature considérée en tant seulement que corporelle, le
Corps peut faire et ce qu'il ne peut pas faire à moins d’être déterminé par
l'Ame. Personne en effet ne connaît si exactement la structure du Corps qu'il
ait pu en expliquer toutes les fonctions, pour ne rien dire ici de ce que l'on
observe maintes fois dans les Bêtes qui dépasse de beaucoup la sagacité
humaine, et de ce que font très souvent les somnambules pendant le sommeil,
qu'ils n'oseraient pas pendant la veille, et cela montre assez que le Corps peut, par les seules lois de sa
nature, beaucoup de choses qui causent à son Ame de l'étonnement.
Nul ne sait, en outre, en quelle condition ou par quels moyens l'Ame meut
le Corps, ni combien de degrés de mouvement elle peut lui imprimer et avec
quelle vitesse elle peut le mouvoir. D'où suit que les hommes, quand ils disent
que telle ou telle action du Corps vient de l'Ame, qui a un empire sur le
Corps, ne savent pas ce qu'ils disent et
ne font rien d'autre qu'avouer en un langage spécieux leur ignorance de la
vraie cause d'une action qui n'excite pas en eux d'étonnement.
Mais, dira-t-on, que l'on sache ou que l'on ignore par quels moyens l'Ame
meut le Corps, on sait cependant, par expérience, que le Corps serait inerte si
l'Ame humaine n'était apte à penser. On sait de même, par expérience, qu'il est
également au seul pouvoir de l’âme de parler et de se taire et bien d'autres
choses que l'on croit par suite dépendre du décret de l’âme. Mais, quant au
premier argument, je demande à ceux qui invoquent l'expérience, si elle
n'enseigne pas aussi que, si de son côté
le Corps est inerte, l'Ame est en même temps privée d'aptitude à penser ?
Quand le Corps est au repos dans le sommeil, l’âme en effet reste endormie
avec lui et n'a pas le pouvoir de penser comme pendant la veille. Tous savent
aussi par expérience, à ce que je crois, que l'Ame n'est pas toujours également
apte à penser sur un même objet, et qu'en proportion de l'aptitude du Corps à se
prêter au réveil de l'image de tel ou tel objet, l’âme est aussi plus apte à
considérer tel ou tel objet. Dira-t-on qu'il est impossible de tirer des seules
lois de la nature, considérée seulement en tant que corporelle, les causes des
édifices, des peintures et des choses de cette sorte qui se font par le seul
art de l'homme, et que le Corps humain, s'il n'était déterminé et conduit par
l'Ame, n'aurait pas le pouvoir d'édifier un temple ?
J'ai déjà montré qu'on ne sait pas ce que peut le Corps ou ce qui se peut
tirer de la seule considération de sa nature propre et que, très souvent,
l'expérience oblige à le reconnaître, les seules lois de la Nature peuvent
faire ce qu'on n'eût jamais cru possible sans la direction de l'Ame ; telles
sont les actions des somnambules pendant le sommeil, qui les étonnent eux-mêmes
quand ils sont éveillés. Je joins à cet exemple la structure même du Corps humain
qui surpasse de bien loin en artifice tout ce que l'art humain peut bâtir, pour
ne rien dire ici de ce que j'ai montré plus haut : que de la Nature considérée
sous un attribut quelconque suivent une infinité de choses. Pour ce qui est
maintenant du second argument, certes les affaires des hommes seraient en bien
meilleur point s'il était également au pouvoir des hommes tant de se taire que
de parler, mais, l'expérience l'a montré surabondamment, rien n'est moins au pouvoir des hommes que de tenir leur langue, et il
n'est rien qu'ils puissent moins faire que de gouverner leurs appétits ; et
c'est pourquoi la plupart croient que notre liberté d'action existe seulement à
l'égard des choses où nous tendons légèrement, parce que l'appétit peut en être
aisément contraint par le souvenir de quelque autre chose fréquemment rappelée
; tandis que nous ne sommes pas du tout libres quand il s'agit de choses
auxquelles nous tendons avec une affection vive que le souvenir d'une autre
chose ne peut apaiser.
S'ils ne savaient d'expérience cependant que maintes fois nous regrettons
nos actions et que souvent, quand nous sommes dominés par des affections
contraires, nous voyons le meilleur et faisons le pire, rien ne les empêcherait
de croire que toutes nos actions sont libres. C'est ainsi qu'un petit enfant
croit librement appéter le lait, un jeune garçon en colère vouloir la
vengeance, un peureux la fuite. Un homme en état d'ébriété aussi croit dire par
un libre décret de l’âme ce que, sorti de cet état, il voudrait avoir tu ; de
même le délirant, la bavarde, l'enfant et un très grand nombre d'individus de
même farine croient parler par un libre décret de l’âme, alors cependant qu'ils
ne peuvent contenir l'impulsion qu'ils ont à parler ; l'expérience donc fait voir aussi clairement que la Raison que les
hommes se croient libres pour cette seule cause qu'ils sont conscients de leurs
actions et ignorants des causes par où ils sont déterminés ; et, en outre, que
les décrets de l’âme ne sont rien d'autre que les appétits eux-mêmes et varient
en conséquence selon la disposition variable du Corps.
Chacun, en effet, gouverne tout suivant son affection, et ceux qui, de
plus, sont dominés par des affections contraires, ne savent ce qu'ils veulent ;
pour ceux qui sont sans affections, ils sont poussés d'un côté ou de l'autre
par le plus léger motif. Tout cela certes montre clairement qu'aussi bien le
décret que l'appétit de l'Ame, et la détermination du Corps sont de leur nature
choses simultanées, ou plutôt sont une seule et même chose que nous appelons
Décret quand elle est considérée sous l'attribut de la Pensée et expliquée par
lui, Détermination quand elle est considérée sous l'attribut de l'Etendue et
déduite des lois du mouvement et du repos….
Nous ne tendons par la raison à rien
autre chose qu’à comprendre, et l’âme, en tant qu’elle se sert de la raison, ne
juge utile pour elle que ce qui la conduit à comprendre.
… Les hommes, en tant qu’ils vivent sous la conduite de la raison, sont
très utiles l’un à l’autre, et conséquemment la raison nous déterminera
nécessairement à faire que les hommes vivent sous la conduite de la raison. Or
le bien que désire pour lui-même celui qui vit suivant la raison, c’est-à-dire
celui qui pratique la vertu, c’est de comprendre. Donc ce même bien qu’il
désire pour lui-même, il le désirera aussi pour les autres hommes.
… Le désir, considéré d’une manière absolue,
c’est l’essence même de l’homme, en tant que déterminée de telle ou telle
façon à une certaine action ; d’où il suit que le désir qui naît de la raison,
c’est-à-dire qui se forme en nous, en tant que nous agissons, c’est l’essence
même de l’homme ou sa nature, en tant
que déterminée à accomplir les actions qui se conçoivent d’une manière adéquate
par cette seule essence. Si donc ce désir pouvait être sujet à l’excès, il
faudrait que la nature humaine, prise en soi, pût s’excéder soi-même,
c’est-à-dire que sa puissance excédât sa propre puissance, ce qui est une
contradiction manifeste. D’où il faut conclure que ce désir ne peut avoir d’excès.
C. Q. F. D. »
Ainsi : « Tout désir qui
naît de la raison ne peut être sujet à l’excès. »
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