La théorie du complot
Chomsky et l’intelligentsia française …
Ce sujet commence par une anecdote. On se rappelle que le Pr Redeker avait -parait-il- fait l’objet d’une « fatwa ». Sa vie étant en danger il fut déchargé de son poste d’enseignant et nommé « quelque part » au CNRS. Mars 2008 épilogue ? de « l’affaire » Redeker : « Le professeur agrégé de philosophie Robert Redeker a été limogé (Mars 2008) à grands coups de pieds au fondement après avoir publié dans le quotidien "Le Monde" une tribune "très violemment anti-Marion Cotillard", a-t-on appris ce matin auprès du ministère de l'Education nationale.
Chomsky et l’intelligentsia française …
Ce sujet commence par une anecdote. On se rappelle que le Pr Redeker avait -parait-il- fait l’objet d’une « fatwa ». Sa vie étant en danger il fut déchargé de son poste d’enseignant et nommé « quelque part » au CNRS. Mars 2008 épilogue ? de « l’affaire » Redeker : « Le professeur agrégé de philosophie Robert Redeker a été limogé (Mars 2008) à grands coups de pieds au fondement après avoir publié dans le quotidien "Le Monde" une tribune "très violemment anti-Marion Cotillard", a-t-on appris ce matin auprès du ministère de l'Education nationale.
Le
ministre de l'Education nationale Xavier Darcos, mis au courant tard dans la
nuit ("après une soirée de folie chez Borloo") du contenu de cette
tribune, a "pris immédiatement un décret mettant fin aux fonctions du
professeur" qui a usé de "termes tout à fait inacceptables" et
violé son "devoir de réserve", explique-t-on de même source.
Robert
Redeker a notamment déclaré, dans un texte publié hier soir dans "Le
Monde", que Marion Cotillard , "en
mettant en doute la version officielle des attentats du 11 septembre 2001
contre les Twin Towers de New York", a "offert un puissant amplificateur à "la théorie du complot""
qui "voit les juifs (appelés
américano-sionistes) derrière la manipulation".
Le
ministre de l'Education nationale a précisé que: "Certes, Marion Cotillard
divague". Mais que, pour autant: "Jamais elle n'a tenu de propos à
connotation antisémite". Et que par conséquent: "Redeker délire - et
ce n'est malheureusement pas la première fois, et moi, je vous le dis
franchement, ça me fout des jetons gros comme ça de penser que c'est à ce
mec-là qu'on prétend confier l'éducation de nos enfants à la philosophie".
L'affaire
est en effet jugée d'autant plus sérieuse, au ministère de l'Education
nationale, que Robert Redeker a déjà "sauté
à pieds joints sur le devoir de réserve qui s'impose à tout serviteur de
l'Etat, en publiant naguère dans un autre journal patronal un long vomissement
haineux".
(Et de
fait: l'enseignant limogé avait, on se le rappelle, donné libre cours, dans
"Le Figaro", à d'effroyables pulsions islamophobes.)
« Sorti à Paris en 1993 sous
le titre Chomsky, les médias et les illusions nécessaires, le documentaire de
Peter Wintonick et Marc Achbar (Manufacturing Consent : Noam Chomsky and the
media) a permis de constater que, malgré les précautions des auteurs,
l’assimilation de leur travail sur les médias à une « théorie du complot » est
aussi ancienne que récurrente. Pas une réunion publique filmée par les
réalisateurs ne semble se tenir sans qu’un participant n’entreprenne de demander
des comptes à Chomsky sur les délires paranoïaques qui lui sont imputées.
Alors, de débats en conférences, le linguiste répète. « Une des données
structurelles du capitalisme entrepreneurial est que les “joueurs” doivent
accroître leurs profits et leurs parts de marchés — s’ils ne le font pas, ils
seront éliminés de la partie. Aucun économiste ne l’ignore : ce n’est pas une
théorie du complot de le souligner, c’est simplement prendre en compte un fait
caractéristique de cette institution ».
Mais rien n’y fait. En 2002, l’éditorialiste Philippe Val, patron d’un
hebdomadaire satirique longtemps classé à gauche, Charlie Hebdo, inquiet de
l’influence radicale de Noam Chomsky, entreprend de la contrecarrer dans trois
éditoriaux successifs, d’autant plus vindicatifs qu’ils fourmillaient
d’erreurs. La transcription en français d’une des conférences du linguiste,
donnée onze ans plus tôt , a suffi à Philippe Val pour aboutir à ce verdict : «
Pour lui [Chomsky], l’information […] n’est que propagande ». Une fois de plus, Chomsky rabâchera alors :
« Je n’ai jamais dit que tous les médias n’étaient que propagande. Loin de là.
Ils offrent une grande masse d’informations précieuses et sont même meilleurs
que par le passé […] mais il y a beaucoup de propagande ».
Il n’est pire sourd... Au même moment, Daniel Schneidermann, journaliste
spécialisé dans l’observation des médias, « résume » à son tour « la thèse
[...] du linguiste Noam Chomsky » : « Asservis au lobby militaro industriel,
obéissant au doigt et à l’œil à des consignes politiques, ils [les médias]
n’ont de cesse de débiter des futilités au kilomètre, pour empêcher “la masse
imbécile” de réfléchir à l’essentiel. »
En 1996, Edward Herman avait pourtant lui aussi précisé les choses : «
Nous avons souligné que ces filtres fonctionnement essentiellement par
l’intermédiaire des actions indépendantes de nombreux individus et
organisations, qui peuvent parfois, mais pas toujours, avoir des points de vue
similaires et des intérêts communs. En bref, le modèle de propagande décrit un
système de traitement et de régulation décentralisé et “non-conspiratonniste”
s’apparentant à un système de marché, bien que le gouvernement ou un ou
plusieurs acteurs privés puissent parfois prendre des initiatives et mettre en
œuvre une action coordonnée des élites sur un sujet précis ».
« Si je parlais de l’Union Soviétique, complétait Chomsky, et que je
disais, “regardez, voici ce que le bureau politique a décidé, et ensuite le
Kremlin a fait ça”, personne ne qualifierait cela de “théorie
conspirationniste” — tout le monde comprendrait que je parle seulement de
décisions planifiées. Seulement voilà, ironisait le linguiste, « ici, personne
ne planifie jamais rien : nous agissons guidés uniquement pas une sorte de
bienveillance universelle, en trébuchant de temps en temps ou en faisant
parfois des erreurs. […] Dès que vous décrivez des réalités élémentaires, et
attribuez une rationalité minimale aux pouvoirs en place […] c’est une théorie
conspirationniste. »
C’est peine perdue. En 2004, Géraldine Muhlmann publie Du journalisme en
démocratie. Le livre, qui lui vaut aussitôt un déluge de critiques louangeuses,
résume les 400 pages de Manufacturing Consent en une douzaine de lignes
attribuant doctement aux deux auteurs un « schéma public innocent /
journalistes malfaisants, le premier étant pris en otage par les seconds ».
Au nombre des louanges que lui vaut ce résumé particulier, Géraldine
Muhlmann reçoit ceux de Philippe Corcuff. Cet universitaire lyonnais a fait de
la « complexité » une de ses marques de fabrique (au point qu’il est sans doute
l’un des seuls au monde à avoir compris le sens et l’intérêt du concept,
assurément complexe, de « social-démocratie libertaire » dont il est l’auteur).
Il découvre pourtant à son tour en Pierre Bourdieu, en Noam Chomsky (mais aussi
en Acrimed et en PLPL) une « rhétorique du “complot” » qui valorise «
l'intentionnalité de quelques acteurs “puissants” » . Il a fallu assurément que
Philippe Corcuff empile tous ses talents de maître de conférences en science
politique, de militant de la LCR et de membre du conseil scientifique d’Attac
pour que l’analyse « structurelle » des médias se voit ainsi ramenée à la «
rhétorique de quelques acteurs ». Cette prouesse lui a valu d’être à son tour encensé
par Edwy Plenel, ancien directeur de la rédaction du Monde, qui désormais
s’inquiète lui aussi de « cette vision du monde » dans laquelle « il n’y a
place que pour des machinations individuelles » .
Chomsky a un jour expliqué le
sens des attaques dont il est la cible : « Le problème est que tout commentaire
analytique de la structure institutionnelle du pays est une menace si
importante pour la classe des “commissaires”, qu’ils ne peuvent même pas
l’entendre […] Donc, si je dis qu’il n’y a pas de conspiration, ce qu’ils
entendent c’est qu’il y a une conspiration […] C’est un système de croyances
très verrouillé ».
Ce verrou demeure en place. En janvier 2005, le philosophe libéral et
ancien ministre de l’éducation Luc Ferry fustigeait l’analyse du capitalisme
qu’il imputait aux contestataires. Il résumait par contraste sa vision d’un «
système » social enfanté de façon « automatique ». Son analyse élargissait au
plan de l’économie mondiale la description apaisante et désarmante d’un ordre
spontané qu’on oppose aux travaux de Chomsky et d’autres sur les médias :
« Les altermondialistes s’égarent
considérablement parce qu’ils s’imaginent que derrière ces phénomènes
mondialisés — le jeu des marchés financiers, les délocalisations, la
désindustrialisation de certains pays, le fait que les identités culturelles
soient balayées par une américanisation du monde qui uniformise les modes de
vie et donc détruit les cultures locales — il y a des gens qui contrôlent la
chose et qui tirent les ficelles. Et qu’ils ont été formés en gros à l’école de
Chicago, que ce sont des néolibéraux, que ce sont des méchants. Et on retrouve
l’idée marxienne que derrière les processus qui gouvernent le monde, il y a des
puissants. C’est le mythe des deux-cents familles. On retrouve les images
d’Epinal avec les financiers à cigare et chapeaux haut-de-forme. Or, le vrai
problème, si vous voulez, c’est exactement l’inverse. Quand vous regardez, par
exemple, les délocalisations, ce qui est très frappant c’est que personne ne
contrôle, personne n’est derrière. Ce sont des processus absolument
automatiques. Il n’y a pas d’intelligence derrière. »
Il n’y a en tout cas rien de très neuf dans ce genre d’exposé d’un ordre
social « automatique » sur lequel la volonté collective n’aurait aucune prise.
Dès 1932, Paul Nizan dévoilait dans Les Chiens de garde les dessous d’une telle
analyse : « Quand les idées bourgeoises
furent regardées comme les productions d’une raison éternelle, quand elles
eurent perdu le caractère chancelant d’une production historique, elles eurent
alors la plus grande chance de survivre et de résister aux assauts. Tout le
monde perdit de vue les causes matérielles qui leur avaient donné naissance et
les rendaient en même temps mortelles. La philosophie d’aujourd’hui poursuit
cet effort de justification ».
D’autres que les philosophes ont relayé cet effort-là. Sa fonction de
légitimation est suffisamment essentielle pour qu’il soit devenu illusoire
d’imaginer qu’un jour l’argumentation et le respect des textes en auront raison.
Noam Chomsky et ceux que son travail de dévoilement inspire n’ont donc pas fini
de répéter que leur entreprise intellectuelle « est à l’opposé d’une théorie de
la conspiration. Ce n’est rien d’autre qu’une banale analyse institutionnelle,
le type d’analyse que l’on fait spontanément lorsqu’on essaie de comprendre
comment marche le monde ».
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