dimanche 15 octobre 2017

Sujet du merc. 18/10/2017 : Penser rend-il plus (mal)heureux ?



                                   Penser rend-il plus (mal)heureux ?

Penser : Exercer son esprit; mettre en œuvre sa conscience.

            Il est ici question de la pensée au sens de philosopher (la recherche de la vérité), notamment concernant des questions d'ordre métaphysique :en effet, l'Homme, doté d'une capacité de réflexion et conscient du monde qui l'entoure peut rapidement se retrouver face à des interrogations fondamentales, face auxquelles seul le silence apparaît (origine du monde, la mort, but de notre vie...). Du fait de son incapabilité à y trouver des réponses, l'Homme peut rapidement se tourmenter, à s'en rendre malheureux (le sentiment de l'absurde d'Albert Camus dans Le Mythe de Sisyphe : « Commencer à penser, c'est commencer d'être miné »).

            Durant l'antiquité, notamment lors de la période hellénistique (IV ème s. av. J-C/ I er s. av. J-C) où diverses écoles de philosophie apportaient chacune leur conception du monde (stoïciens, épicuriens, sceptiques, cyniques...), la philosophie était vue comme un moyen d'accéder à la sagesse, et par conséquent au bonheur. En effet, la philosophie avait pour but de mieux connaître, mieux comprendre le monde qui nous entoure afin d'y mieux vivre. Pour ce, les philosophes prônaient souvent le fait que l'Homme devait s'affranchir de ses passions au profit de la raison afin d'atteindre l'ataraxie, l'absence de trouble, qui permet au sage d'être heureux. La philosophie de cette période était une philosophie très « pratique » : le sage donnait à ses disciples des codes, des règles de conduites, des exercices à appliquer quotidiennement afin de s'exercer et de s'approcher du bonheur (le Manuel d'Epictète ou les lettres d'Epicure en sont un exemple).

« Or celui qui dit que l'heure de philosopher n'est pas encore arrivée ou est passée pour lui, ressemble à un homme qui dirait que l'heure d'être heureux n'est pas encore venue pour lui ou qu'elle ne l'est plus » (Epicure, Lettres à Ménécée).

            A la fin de l'Antiquité et durant le Moyen-Age, l'avènement du Christianisme en Europe avec sa pensée unique apportera réponse aux questions existentielles : la Genèse, le Paradis et l'Enfer... L'église Catholique imposera ses dogmes, s'appropriera certaines pensées antiques (notamment de Platon) et bannira le reste (Justinien interdira la philosophie païenne à Athènes en 529 ap. J-C). La question de la religion est importante et à prendre en considération concernant notre réflexion sur ce sujet : certains peuvent y voir  un renoncement de la pensée, un moyen d'échapper à nos questions et nos peurs en faisant une confiance aveugle en des personnes et des écrits dont les fondements semblent bien discutables...

            La relation entre la pensée et l'ennui est aussi à étudier concernant l'idée du bonheur. Pour Pascal, l'Homme se met à penser, se retrouve face à ses peurs et à des questions existentielles lorsqu'il est seul face à lui-même, ce qui arrive lorsque qu'il s'ennuie. Pour cela, il cherche donc toujours à s'occuper afin de garder son esprit occupé et donc ne pas « penser ».

« Qui ne voit pas la vanité du monde est bien vain lui-même. Aussi qui ne la voit, excepté de jeunes gens qui sont tous dans le bruit, dans le divertissement et dans la pensée de l'avenir.       
Mais ôtez leur divertissement vous les verrez se sécher d'ennui. Ils sentent alors leur néant sans le connaître, car c'est bien être malheureux que d'être dans une tristesse insupportable, aussitôt qu'on est réduit à se considérer, et à n'en être point diverti.
 » (Blaise Pascal, Pensées).

           
            Ce lien entre l'ennui et le bonheur se retrouvera aussi dans le courant culturel du Romantisme (17ème-18ème siècles), expression d'un « mal du siècle », que l'on peut trouver dans de nombreuses productions culturelles et artistiques. Dans René, de François René de Chateaubriand, le personnage principal exprimera son mal-être qui l'aura mené jusqu'à des idées suicidaires :

« Hélas ! J'étais seul sur terre ! Une langueur secrète s'emparait de mon corps. […] Bientôt mon cœur ne fournit plus d'aliment à ma pensée, et je ne m’apercevais de mon existence que par un profond sentiment d'ennui. ».

Peut-on voir en ce « mal du siècle » un « mal de penser » ?

            Un lien peut-être vu également entre l'idée de Pascal évoquée plus haut et l’œuvre d'Albert Camus, Le mythe de Sisyphe, avec le célèbre «il faut s'imaginer Sisyphe heureux ». Sisyphe étant trop concentré à pousser son rocher, il n'a pas le temps de penser à sa condition et n'est donc pas malheureux. Il n'est malheureux que lorsque le rocher redescend de la montagne et que n'ayant plus d'effort à fournir, il se rend compte de l'absurdité de sa tâche.

            Voltaire, dans son œuvre Candide, expose aussi par le biais du personnage de Martin, philosophe pessimiste, l'idée qu'ont certains de la pensée propre à l'Homme :

« -Travaillons sans raisonner, dit Martin ; c'est le seul moyen de rendre la vie supportable. »

Peut-on y voir un renoncement de la pensée de la part de Voltaire ? Le philosophe répond à cette question dans sa lettre à Mme la marquise du Deffand, le 4 juin 1764 :

«  Nous avons un grand sujet à traiter ; il s’agit de bonheur, ou du moins d’être le moins malheureux qu’on peut dans ce monde. Je ne saurais souffrir que vous me disiez que plus on pense, plus on est malheureux. Cela est vrai pour les gens qui pensent mal ; je ne dis pas pour ceux qui pensent mal de leur prochain, cela est quelquefois très amusant ; je dis pour ceux qui pensent tout de travers : ceux-là sont à plaindre sans doute, parce qu’ils ont une maladie de l’âme, et que toute maladie est un état triste. »

            Emile Cioran, connu pour son pessimisme, donne aussi très clairement son avis sur la question : la pensée pour lui ne peut que rendre l'homme malheureux :

« Une constatation que je peux vérifier à mon grand regret, à chaque instant : seuls sont heureux ceux qui ne pensent jamais, autrement dit ceux qui ne pensent que le strict minimum nécessaire pour vivre. La vraie pensée ressemble, elle, à un démon qui trouble les sources de la vie qui en affecte les racines mêmes. Penser à tout moment, se poser des problèmes capitaux à tout bout de champ et éprouver un doute permanent quant à son destin ; être fatigué de vivre, épuisé par ses pensées et par sa propre existence au-delà de toute limite ; laisser derrière soi une traînée de sang et de fumée comme symbole du drame et de la mort de son être -c'est être malheureux au point que le problème de la pensée vous donne envie de vomir et que la réflexion vous apparaît comme une damnation » (Emile Cioran, Sur les cimes du désespoir).

            Penser et rechercher la vérité sont des questions également présentes dans le monde cinématographique. Dans Matrix, de Lana et Andy Wachowsky, le personnage principal se voit proposer deux pilules : une bleue qui lui permettra d'oublier l'existence de la matrice et de vivre tranquillement comme avant, et une rouge qui lui permettra de rester conscient et de rejoindre la rébellion afin de rechercher la vérité sur son monde au prix d'une vie de peine et souffrance. Ces deux pilules, allégories modernes de la caverne de Platon, résument la question de ce philopiste : le bonheur et l'ignorance ou bien le malheur et la pensée ?

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