samedi 31 décembre 2016

Sujet du Merc.04 janvier 2017 : L’idée de nature chez Sade nous aide-t-elle à comprendre Spinoza ?

L’idée de nature chez Sade nous aide-t-elle à comprendre Spinoza ?

«Nourris-toi sans cesse des grands principes de Spinoza, de Vanini, de l'auteur du Système de la nature, nous les étudierons, nous les analyserons ensemble, je t'ai promis de profondes discussions sur ce sujet, je te tiendrai parole, nous nous remplirons toutes deux l'esprit de ces sages principes ». Sade, Œuvres, Pléiade 1998, p. 195. – Première leçon de philosophie de Mme  Delbéne à Juliette.

Sade a-t-il lu Spinoza ? Qu’est ce qui lui fait penser qu’en ce qui concerne la notion de Nature (qui est sous-jacente dans toute l’œuvre de Sade) il serait un élève de Spinoza ?

Il est vrai que chez ces deux auteurs la nature est l’instance qui permet d’expliquer le réel. « Deus sive natura » : dieu c’est à dire la nature, dira Spinoza. La nature est la cause première et absolue de tout ; rien n'échappe à ses lois et rien ni personne de supérieur à elle n'oriente celles-ci selon un dessein préétabli. D'emblée, on comprend que le concept de nature, matrice de tout, implique que toutes choses sont des manifestations de cet être immense et unique qui englobe la multiplicité du réel. Il en dérive donc immédiatement une forme de panthéisme, selon lequel, pour utiliser le vocabulaire de Spinoza, Dieu ou la nature est l'unique substance, dont les êtres particuliers que nous sommes et dont nous sommes entourés sont les manifestations multiples, les «affections » ou «modes » singuliers. 
La diversité de ces attributs et modes ne compromet en rien l'unité substantielle du tout : tous soumis à la même loi, nous sommes tous en réalité des êtres entièrement naturels, où la culture et la morale sont des «natures » artificielles et toujours secondaires, toujours acquises par-dessus notre fond, unique et commun.

«Cette chose est dite libre qui existe par la seule nécessité de sa nature et est déterminée par soi seule à agir ; cette chose est dite nécessaire ou plutôt contrainte qui est déterminée par une autre à exister et à produire quelque effet dans une condition certaine et déterminée » Spinoza, Court Traité.

Sade, quant à lui, répète à de multiples reprises combien la nature est un tissu de lois nécessaires auxquelles nul être n'échappe, et combien la liberté est un concept vain si l'on croit par-là mentionner une liberté de choix :

« Si l'on voulait bien se persuader que ce système de la liberté est une chimère, et que nous sommes poussés à tout ce que nous faisons, par une force plus puissante que nous ; si l'on voulait être convaincu que tout est utile dans le monde, et que le crime dont on se repent est devenu aussi nécessaire à la nature, que la guerre, la peste ou la famine, dont elle désole périodiquement les empires, infiniment plus tranquilles sur toutes les actions de notre vie, nous ne concevrions même pas le remords, et ma chère Juliette ne me dirait pas que j'ai tort de mettre sur le compte de la nature, ce qui ne doit être que sur celui de ma dépravation " Sade, Leçon de Clairwill à Juliette.

                  Un autre élément consubstantiel à la nature semble aussi se retrouver chez Spinoza et Sade. Chez Sade comme chez Spinoza, tout être se définit en premier (et en dernier) lieu par le désir qui le constitue et qui le pousse à déployer son existence dans les limites de son naturel propre. Mais la vision spinoziste et sadienne s’écartent sur un point et non des moindres : celui de la conception de l’homme.

Dans les termes de Spinoza, ce désir, appelé conatus, constitue un effort, une tension, un élan pour persévérer dans son être propre, et il est absolument universel. « Il en découle une identité de nature de l'homme avec les autres êtres, «lesquels sont tous animés, bien qu'à des degrés divers » (Ethique 2, Prop. 13 ) au sens de tous tenir leur essence de cette nature qui est puissance et qui se manifeste en eux par le désir de persévérer dans l'être ». 

Pour Spinoza l'homme bénéficie d'une supériorité sur tous les animaux du fait de sa complexion corporelle plus grande et plus diversifiée qu'eux, laquelle lui permet, à lui et à lui seul, de parvenir à la raison

Pour Sade il en est tout autrement : 

« Quoi, cette qualité divine [l'immortalité], disons mieux, cette qualité impossible à la matière, pourrait appartenir à cet animal, que l'on appelle un homme. Celui qui boit, mange, se perpétue comme les bêtes, qui n'a pour tout bienfait qu'un instinct un peu plus raffiné, pourrait prétendre à un sort si différent, que celui de ces mêmes bêtes ; cela peut-il s'admettre une minute ? », «Ah ! Si le malheureux a quelque avantage sur les animaux, combien ceux-ci n'en ont-ils pas à leur tour sur lui ? 
À quel plus grand nombre d'infirmités et de maladies n'est-il pas sujet ? De quelle plus grande quantité de passions n'est-il pas victime ? Tout combiné, a-t-il donc bien réelle¬ ment quelque avantage de plus ? Et ce peu d'avantage peut-il lui donner assez d'orgueil, pour croire qu'il doive éternellement survivre à ses frères ? » Sade : Clairwil à Juliette.

Cette assimilation à l’animalité chez Sade et cette volonté d’humanité chez Spinoza se révèle au travers de l’oeuvre de Sade dans le circuit infernal de l'approfondissement toujours plus grand de la cruauté pour combler le désir insatiable qui caractérise ses personnages : un processus d'asservissement volontaire au lieu d'une libération conduisant à aimer le monde dans un détachement de ses contingences, par la paix intérieure. 
Une fuite en avant de plus en plus destructrice et, Spinoza dirait, destructrice de soi-même en premier lieu.

Mais Sade n'y voit qu'un renforcement de tout l'être, corps et esprit, amenant au façonnement d'un naturel plus puissant. A n’importe quel prix. Au prix de tous les crimes.

Pour Spinoza au contraire : « seule assurément une farouche et triste superstition interdit de prendre des plaisirs (...). Il est donc d'un homme sage d'user des choses et d'y prendre plaisir autant qu'on le peut (sans aller jusqu'au dégoût, ce qui n'est plus prendre plaisir). Il est d'un homme sage, dis-je, de faire servir à sa réfection et à la réparation de ses forces des aliments et des boissons agréables pris en quantité modérée, comme aussi les parfums, l'agrément des plantes verdoyantes, la parure, la musique, les jeux exerçant le corps, les spectacles et autres choses de même sorte dont chacun peut user sans dommage aucun pour autrui. Le corps humain en effet est composé d'un très grand nombre de parties de nature différente qui ont continuellement besoin d'une alimentation nouvelle et variée, pour que le corps entier soit également apte à tout ce qui peut suivre de sa nature et que l'âme soit également apte à comprendre à la fois plusieurs choses. … un désir [et donc un plaisir] tirant son origine de la raison ne peut avoir d'excès » (Spinoza, Ethique 4)

Héritière Épicure, la philosophie de Spinoza s’écarte dans ses développement sur la nature de l’optique sadienne car elle incorpore, comme chez Épicure une doctrine des plaisirs intimement liée à une éthique du vivre en commun.  
Doctrine de la passion maîtrisée par la connaissance de la nature, non par son assujettissement à elle. Doctrine de la passion comme émanation de la connaissance des déterminismes qui nous meuvent et non comme asservissement à ces déterminismes. 

Seule la raison, chez Spinoza, est source véritable d'action pour l'homme. La raison est une connaissance adéquate qui comprend la nécessité du monde et à ce titre, libère de la servitude de l'illusion et de l'imagination. 

La liberté a à voir avec la raison, c'est l'autonomie. Ce ne sont plus les choses extérieures qui nous poussent à agir mais, grâce à la compréhension de la nécessité qui imprègne le réel dans son ensemble, on désire librement les gestes que l'on pose effectivement. La libération est donc d'ordre entièrement mental.


À l'inverse de cette santé générale du corps dans sa totalité, qui est ce que la puissance du corps peut espérer de mieux pour s'épanouir, les plaisirs sexuels (Sade) sont l'image même de ce qui nous enchaîne au lieu de nous libérer, en particulier parce qu'ils ne concernent à chaque fois qu'une partie du corps et non son ensemble.    
  
« Un désir, tirant son origine d'une joie ou d'une tristesse qui se rapporte à une seule des parties du corps, ou à quelques-unes, mais non à toutes, n'a point égard à l'utilité de l'homme entier ». Spinoza, Ethique 4.


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