Le Pouvoir de
l’oubli
L'oubli est un processus
progressif ou spontané qui fait que l'individu ne peut se rappeler les
souvenirs qu'il avait enregistrés. Lorsqu'il n'est pas l'effet d'une
dégénérescence maladive ou d'une perte définitive de la mémoire, l'oubli peut
être interprété ou bien de manière nihiliste et fatale (Nietzsche, Blanchot) ou bien comme l'épreuve provisoire
qui précède chaque prise de conscience (Platon,
Bergson)
Endel Tulving postule que
les souvenirs ne sont oubliés qu’en apparence, car ils sont stockés dans notre
cerveau mais souvent difficiles à remémorer. Freud pense l’oubli comme fonction
protectrice de l’ego. Une sorte de refus de fonctionnement d’une faculté
psychique qui fait, qu’à côté du simple oubli d’un nom ou d’un mot, il existe
des cas où l’oubli est déterminé par le refoulement.
Montaigne disait préférer une
tête bien faite à une tête bien pleine. Clemenceau, opposait deux grands hommes
politiques: « Poincaré sait tout, mais il ne comprend rien ; Briand, lui, ne
sait rien, mais il comprend tout. ».
Edouard Herriot définissait la
culture comme « ce qui reste quand on a tout oublié ». La culture ne se comprenant pas dans la masse de connaissances accumulées
mais dans une longue stratification qui individualise son porteur.
Le pouvoir, lui, est défini comme la capacité ou la possibilité de faire ou de percevoir. La
puissance, elle, est le pouvoir de dominer des hommes, d'obtenir d'eux ce
qu'ils n'auraient pas fait sans l'effet d'une puissance. Si on comprend que l’action
d'un Sujet sur lui-même est non seulement possible mais encore légitime
puisque, ce faisant, il dispose de sa liberté, l'exercice de la puissance sur
autrui pose le problème de sa possibilité et de sa légitimité.
Le pouvoir de l’oubli réside
dans sa capacité bénéfique ou nuisible, selon que l’homme est libre ou non
d’en user.
Chez Platon, l’oubli était un
scandale moral et philosophique, que la maïeutique cherchait à réparer. Chez
Nietzsche, au contraire, l’histoire, au niveau des peuples freine leur liberté
créative : l’histoire n’est pas, comme le veulent Hegel ou Marx, un principe
d’unité, mais un poids commun, une pesanteur collective empêchant les peuples
de se déterminer d’eux-mêmes. Le sens ne s’hérite pas, il s’invente. Tant au
niveau collectif qu’individuel.
Deleuze évoque "une absolue
mémoire qui ne fait qu'un avec l'oubli. Seul l'oubli retrouve ce qui est plié
dans la mémoire .Ce qui s'oppose à la mémoire n'est pas l'oubli, mais l'oubli
de l'oubli. »
Pour vaincre les malheurs
terrestres, pour parvenir à les aimer, il faudrait pouvoir les oublier et en
même temps les accepter. Or cela est possible lorsque se réalise pour Nietzsche
l'épreuve du Retour éternel. : « je peux oublier ce que je dois
faire, qui je suis, et pourtant aller dans la bonne direction, devenir (sans le
savoir) ce que je suis..
Dans le plus petit comme dans le
plus grand bonheur, il y a quelque chose qui fait que le bonheur est un bonheur
: la possibilité d’oublier, la faculté
de sentir les choses, aussi longtemps que dure le bonheur, en dehors de toute
perspective historique…
L’homme qui est incapable de
s’asseoir au seuil de l’instant en oubliant tous les événements du passé, celui
qui ne peut pas, sans vertige et sans peur, se dresser un instant tout debout,
comme une victoire, ne saura jamais ce qu’est un bonheur et, ce qui est pire, il
ne fera jamais rien pour donner du bonheur aux autres » (Nietzsche –
Considérations inactuelles)
Pour Nietzsche, l'oubli a
également une fonction critique. Tout d'abord, il dévalorise le pouvoir
illusoire de la conscience à penser tout connaître. "Les vérités sont des
illusions dont on a oublié qu'elles le sont »
L'oubli a de multiples fonctions
positives. D'abord, il peut être un repli passager de la conscience dans un
vide reposant. Il permet d'assimiler et d'enrayer des expériences
négatives. Pour Alain, l'oubli préserve
ainsi des folies de l'imagination : "Les rêves seraient inexprimables et
tout de suite sans intérêt, c'est-à-dire oubliés aussitôt. C’est cette
faiblesse d'esprit qui fait les fous."
A côté de l’oubli librement consenti, on peut aussi imaginer
l’oubli imposé par l’action physique, la manipulation, la propagande. Elle
découle de multiples observations scientifiques, médicales sociologiques ou
politiques.
Nietzsche disait déjà que l’oubli
est un pouvoir actif, une faculté d’enrayement de notre intense et rapide
absorption psychique face à notre lente assimilation.
Initiés par Hermann Ebbinghaus,
de nombreuses études ont permis de conclure que les informations acquises à un
moment donné sont sujettes à oubli, si d’autres informations sont présentées
pendant qu’un processus de consolidation n’a encore pas pu se former. Quelle
tentation pour les manipulateurs..
On peut repenser au périple d’Ulysse et de ses compagnons, vers
l’île des Lotophages, ou le « fruit de miel » qu’ils absorbaient provoquait un
oubli artificiel, permettant à ces indigènes de vivre en paix. Aussitôt mangé
par les émissaires d’Ulysse, le lotos ôtait toute envie de retour à la patrie.
Ce n’est pas qu’un mythe..
Un pouvoir qui ne serait pas
maître de soi ne serait qu'une puissance de réaction aliénée, une passion.
L'individu s'appelle donc à devenir sujet, en s'éduquant, à tout pouvoir sur
soi pour que sa capacité d'agir ne relève que de lui.
Mais les individus, prisonniers de l'opinion,
succombent à l'illusion d'accroître leur être par un paraître.
Parce qu'elle veut de l'ordre, et la
conservation de son ordre, la puissance prend le masque du pouvoir et utilise
le savoir pour ses manœuvres. Pour exercer sa tyrannie, la puissance demande
cet ordre particulier au savoir. Il suffit alors de persuader les prisonniers
de la caverne que les "lois de la nature", sont, contrairement aux
lois humaines, incontournables et qu'elles leur sont préférables. A la faveur
de cette confusion, on impose l'ordre du savoir à l'homme. Bien entendu, on a
mélangé le savoir et la science qui n’est qu'une suite d'erreurs rectifiées.
Nous ne sommes pas sortis de la
caverne et nous vivons dans un tissu social parcouru par la collusion entre le
pouvoir et le savoir, par la croyance en la science, comme si on pouvait
classer les individus dans une bibliothèque, bien rangée, loin d’un Rousseau
qui osait fermer les livres pour devenir lui-même.
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