LE CRIME ORDINAIRE
« Par crime ordinaire il faut entendre un crime qui ne dit pas son
nom, qui s'apparente à l'ordre des choses, à la banalité du cours du monde, à
la nécessité des « choses de la vie ». C'est donc le contraire du crime
crapuleux, effectué en transgression manifeste de la loi, lequel n'est que la
partie visible du crime, le fait de naïfs qui n'ont pas compris que ce n'est
pas ainsi qu'il faut tuer.
Un tel crime, en déchaînant l'indignation des
justes, ne sert qu'a détourner l'attention du crime généralisé. Au contraire,
le crime ordinaire est presque toujours légal, et il n'est jamais le fait
d'individus isolés, mais l'effet du système, dont il constitue la contrepartie
négative (la « rançon du progrès »), ce qui fait que la responsabilité n'en
incombe à personne.
La notion de crime ordinaire laisse
incrédules ceux qui en tirent momentanément avantage — on ne fait pas
d'omelette sans casser des œufs —, mais elle apparaît aux victimes comme
l'évidence même. On agonise sur les routes dans une collision de tôles, ou dans
un mouroir d'hospice, ou seul dans sa chambre, après avoir perdu tous les liens
sociaux, entouré de millions d'hommes qui vont à leurs affaires c’est toujours
trop tard que surgit à la conscience la face criminelle de ce monde.
Comme chacun le sait depuis Bourdieu, les trois
formes du Capital : culturel, financier et social — ou plutôt politique, lié au
pouvoir — se conjuguent, et d'autre part chaque forme prise en elle-même suit
une progression exponentielle, sur le modèle du capital financier. Il en
résulte au bout de quelques siècles une énorme disparité entre les individus du
haut et du bas de l'échelle sociale, qui n'ont littéralement plus rien de
commun.
Les premiers ont le sentiment que la société leur appartient et qu'ils peuvent
disposer du sort des seconds comme ils l'entendent : ce qu'ils font
effectivement.
Ce sont eux qui mettent en place une organisation rigoureuse de
la société, un « maillage » idéologique, juridique, économique, politique,
finalisé par le souci de la préservation de leurs intérêts ; tels quels, ils
constituent une nation dans la nation, ou plutôt ils prennent la nation en
otage : c'est la situation en France comme ailleurs, ce qui rend risible la
prétention française à être une société égalitaire.
Cette mainmise sur un peuple peut être qualifiée de crime dans la mesure où
elle induit des conséquences criminelles : les peuples sont entraînés dans des
guerres qu'ils ne souhaitent pas, ils subissent l'oppression politique et
l'exploitation économique, l'aliénation des consciences donne aux relations
humaines une opacité incompréhensible.
En particulier le modèle de la réussite
fixé par la classe dominante devient la référence obligée ; le motif des
conduites devient moins l'amour de l'égalité que le souci d'éviter l'inégalité
pour soi-même, et de se trouver des inférieurs ; à tous les niveaux de la
société, chacun reproduit consciencieusement le modèle de domination et
d'exploitation venu d'en haut.
Le fait d'épargner, d'économiser, de s'interdire la
plupart des plaisirs sur des périodes entières de la vie, de se soumettre à la
sévère discipline de remboursements d'emprunts qui viennent hypothéquer un
salaire déjà insuffisant, bref le fait de différer longuement la venue d'un
bonheur rendu de toute façon problématique par les conditions mêmes de la
société, a quelque chose d’une mutilation. Et une telle mutilation se paie :
l'assombrissement de la vie, le gâchis des possibilités et le broyage des espérances
s'en trouvent considérablement renforcés.
La haine de la vie qui finit par en
résulter prend les formes multiples du repli sur soi, de l'indifférence à
autrui, et surtout de l'assentiment aux formes d'aliénation, de dépendance et
d'abrutissement généreusement dispensés par la société du crime. Elle peut
aller jusqu'à des attitudes mortifères, pour soi et pour autrui (conduite
homicide au volant, autodestruction des couples, etc.).
L'asphyxie, les semelles de plomb, sont le régime de la vie ordinaire Les
individus sont soumis à l'alternance de l'extrême isolement (banlieues-dortoirs
+ télévision) et du broyage de masse (itinérances quotidiennes du travail dans
les grandes villes, grandes migrations des temps de « repos »). Toute la
fantastique puissance du collectif leur fait face sous forme de décor urbain et
d'infrastructures qui n'ont pas d'autre raison d'être apparente que de les
broyer.
Les individus réagissent par des fantasmes de toute-puissance qui
débouchent sur la destruction et l'autodestruction (dégradation des biens
collectifs, conduite automobile agressive, et surtout consommation sur le mode
« somptuaire » de la destruction de biens). La consommation est en réalité une
« consumation » qui reproduit mimétiquement sur les objets le travail que la
société opère sur les personnes, ce qui va entièrement dans le sens des
objectifs productivistes du système.
Mais le coup de génie de la société est de construire une société totalitaire avec la collaboration active des individus, moyennant l'idéologie de la liberté. Tandis que la pression de la société sur eux se fait totale et que leur marge de manœuvre par rapport au style général de la vie est à peu près nulle, les individus conservent l'illusion de leur propre initiative, la contrainte, de politique qu'elle était, devient économique et technique, et se propose à eux avec les moyens de la contourner, du moins en apparence : par le biais de l'endettement et du crédit, du travail au noir et d'appoint, des prestations sociales, les individus sont entretenus dans l'idée que, quelle que soit la complexité du jeu, ils ont en mains les cartes qui leur permettent de le jouer.
Le crime n'apparaît que lorsque la brutalité du chômage les expulse de la seule sphère où ils soient autorisés à manifester un semblant de liberté d'action — celle de l'activité professionnelle — ou encore lorsque, ayant tout misé sur la construction de la vie privée, ils se voient dépossédés de leurs biens et expropriés par mesure d'intérêt public : l'immensité de la spoliation et le manque absolu de prise sur le monde social qui les entoure apparaissant alors dans toute sa dramatique nudité. Pendant que les individus s'essoufflent à construire une vie, leur sort se joue ailleurs : un krach boursier, une dévaluation, une décision technocratique, ruinent en un instant les efforts de toute une vie.
Tant qu'elle le peut, la société fait en sorte de présenter la casse des individus comme des accidents à caractère conjoncturel, elle s'arrange pour que seule une minorité soit concernée et fait payer les frais de la casse par ceux qui ne sont pas encore touchés.
Mais rien ne prouve qu'elle soit toujours en état de
le faire : si, en période de prospérité, la souffrance qu'elle inflige
indistinctement aux individus peut encore être masquée sous un déluge de «
biens », il n'en va plus de même en temps de crise : que la machine économique
s'emballe, et l'on voit mieux alors quel genre de cas la société du crime fait
de ses membres et en quoi consiste sa conception très particulière de la
dignité humaine.
Si tout cela trouve si aisément à s'accomplir, c'est que la distraction générale liée au fait que les individus sont prioritairement en charge de leurs intérêts vitaux, qui occulte à leurs yeux tout le reste. Ils travaillent dans le sérieux de l'urgence (fonder une famille, trouver un emploi, développer leurs talents...), sans se rendre compte que rien ne peut tenir, ni pour eux ni encore moins pour leur descendance, dans les conditions imposées par la société.
Cette société leur apparaît comme un champ d'initiatives variées en vue de la satisfaction de leurs intérêts vitaux, et non comme le piège parfait qu'elle est en réalité. Le lien, pourtant étroit, entre leur intérêt particulier et un genre d'intérêt universel, ne leur apparaît que tardivement, s’il ne leur apparaît jamais.
C'est seulement dans un tel contexte d'irresponsabilité générale et de sentiment océanique du monde social perçu comme un milieu sur lequel chacun n'a que très faiblement et localement prise, que, sans raisons ni causes, tous sont victimes sans que personne n'en soit responsable.
Le monde est perçu comme fatalité, destin, et
ordre « naturel ». L'incrédulité — d'après laquelle il serait
impossible qu'une entreprise née de main et de cerveau d'homme et conduite dans
le style de la rationalité n'ait d'autres fins véritables que l'anéantissement
de ses auteurs et la destruction générale.— l'incrédulité fait le reste.
Le système joue à fond de cette impossibilité. » (in C. Carles, La société du crime)
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