samedi 16 novembre 2024

Sujet du Merc. 20 Nov. 2024 : L'HOMME-MACHINE.

L'HOMME-MACHINE.

Pourquoi être humain ? Pourquoi défendre avec tant de ferveur l’art ou la curiosité scientifique ? Et ne pas succomber, en cette communauté du confort automatique, à la fatalité du mécanisme ? Sans doute parce que, le cas échéant, nous ne pourrions plus nous poser de telles questions. S’interroger, c’est déjà chercher (quaestio, quaerere), c’est-à-dire ne pas se contenter de ce que l’on sait, ou de ce que l’on est. Or, cette démarche s’inscrit dans une tragédie de progrès, mécontentement interminable, fatum duquel on participe. Quand c’est précisément le progrès qui, en corollaire de ses recherches cognitives ou industrielles, a transformé l’homme, ou plutôt, le produit de l’homme en une fraction de ce qui lui est nécessaire pour se savoir exister dans le monde, comment s’extraire de cette contradiction ?

             On ne trouvera pas dans le cartésianisme toutes les causes de nos maux. Cependant, si Descartes, dans le Discours de la Méthode, exhorte au scepticisme, opposant à cette procédure l’insouciance de l’animal (l’animal-machine), il n’est pas exempt de critiques quant à ses conclusions solipsistes. Cogito, sum n’est l’évidence que de son contraire, puisque l’existence de son auteur a précisément nécessité d’élaborer une philosophie, une méthode et surtout de la faire paraître, véritable accomplissement qui, lui, est à même d’alimenter la substance pensante.

            L’œuvre de Hegel, et en particulier son Cours d’esthétique, va dans le sens d’une existence double, à la fois en soi (telles les choses) et pour soi ; cette dernière conscience active de lui-même, il la décompose en deux volets interdépendants, le premier se rapprochant de la contemplation cartésienne par une manière théorique de représentation de soi, le second, indissociable, impliquant que l’homme devienne pour soi par la pratique, en transformant le monde, en y « apposant le sceau de son intériorité », de sorte qu’il y trouve ensuite « ses propres déterminations ».

               L’interprétation marxiste des conséquences d’un tel phénomène existentiel (car c’est bien de cela dont il s’agit) a révélé une déshumanisation latente du fait contextuel, c’est-à-dire, de la façon dont fonctionne la société. C’est un renversement complet du platonisme, dans lequel la société nuit à la créativité artisanale de l’homme : il devient dépendant d’une productivité aliénée, qui ne doit plus rien à ses propres capacités, et, à défaut d’exercer un talent dans lequel il puisse se savoir exister, il entre dans une nécessité d’oublier même son existence par le divertissement dépossédant (divertir c’est proprement distraire la pensée).

            On se retrouve alors entre un scepticisme solipsiste et une conscience déshumanisée, autrement dit, soit l’on ne cesse de douter, ne pouvant être assuré de son existence sans l’éprouver dans le monde, soit l’on s’efforce de se savoir exister, mais l’on se contraint de cesser de douter ; et, par voie de radicalisation, l’on sert une société comme une abeille sa ruche, comme une cellule un individu.

            Cette conciliation problématique de l’individu et de la société en rapport à son libre-arbitre est abordée historiquement de façon originale par saint Thomas More, dans Utopia (1515), puis plus tard par le philosophe italien Tommaso Campanella, avec un ouvrage intitulé La cité du soleil (vers 1602). L’utopie se permet de raisonner par « simulation », par idéalisme, ne résolvant pas pour autant les achoppements de la société de son auteur, mais illustrant (souvent très prosaïquement) quels pourraient être les rouages d’une communauté humaine harmonieuse. Elle a une place forte dans la critique par la métaphore, et l’Eldorado voltairien en est un probant exemple. La science, on notera, est bien souvent absente de telles conceptions ; l’évolution de l’application technologique, via le progrès, est incompatible avec la stabilité et l’équilibre utopique des désirs de tous.

            A bien y regarder, bien qu’elles promeuvent généralement l’exercice de l’art, du discours voire du naturalisme, les utopies représentent l’exploit de maintenir un ensemble d’individus se contentant de ce qu’ils savent et de ce qu’ils possèdent tout en demeurant profondément humains, voire humanistes (d’où la période d’émergence de ce genre). L’accaparement « réaliste » de l’utopie a enfanté la dystopie, orientation dominante de la science-fiction moderne, c’est-à-dire depuis les révolutions industrielles et le matérialisme historique marxiste.           
La dystopie consiste généralement à placer au sein de ce qui se voudrait une utopie un protagoniste qui puisse se défaire de l’illusion d’un monde parfait, véritable emprise, rappelant pour beaucoup une maïeutique. Romans ou œuvres cinématographiques (Le meilleur des mondes, Aldous Huxley ; 1984, George Orwell ; THX ; Blade Runner, etc.) installent sciemment un décor futuriste, adapté au genre, élément à la fois de distanciation d’avec notre propre monde (quoique l’œuvre en général en fait comprendre à mesure de l’argument toute la similitude) et de symbolisme du progrès. Il y règne une désacralisation de toutes valeurs morales, pour ne conserver qu’une éthique purement artificielle et utilitariste. Stanley Kubrick, au travers du 2001, Odyssée de l’espace d’Arthur C. Clarke, fait la synthèse des préoccupations existentialistes relatives à l’utopie et à la dystopie, passant de questionnements sociaux à individuels, sous couvert de la notion de temps relativisé par la physique, tout autant qu’elle l’est par l’individu. Ces questionnements sont un retour à l’humanité, après que HAL, machine, se soit avilie, et soit donc devenue homme, l’inhumain étant proprement humain. Ce procédé apagogique a été largement repris, se retrouvant même dans le divertissement confondant que la dystopie dénonce pourtant, en des films comme Terminator, où le protagoniste même est une machine. Une machine qui s’humanise. Est-ce lui, réinventé, le surhomme nietzschéen ?

Et la philosophie contemporaine de s’emparer de la fatalité d’une cybernétisation accomplie, comme avec The cyborg manifesto, de Donna Haraway. En dehors des perspectives féministes, le cyborg serait l’homme sachant conjuguer identité et communauté, solipsisme et conscience éprouvée. Ainsi, l’homme n’aurait pas d’avenir, seul le cyborg. Encore, l’homme n’existe déjà guère plus, déjà remplacé par ce cyborg, que Danna Haraway se plaît à féminiser. L’homme sacrifierait-il quelque chose en devenant cyborg, ou est-ce une synthèse ? Et comment la théorie du cyborg se vérifie-t-elle ?

Il y a la machine conceptuelle, l’automate, le processus figé ou perpétuel, et il y a la machine concrétisée, le robot, le lave-linge, le téléphone ; l’exacerbation de l’outil, remplaçant peu à peu l’activité de l’homme, qui a servi de support à l’avènement d’une critique beaucoup plus ancienne. L’animal-machine, c’est peut-être une fatalité douce de l’innocence, tandis que l’homme-machine, c’est peut-être une interminable lutte interne de la conscience, la contradiction de l’animal raisonnable. Mais c’est aussi un individu communautaire, un citoyen de la société de morale débonnaire, c’est aussi un cobaye de la société hygiénique, celle de l’uniformisation des pensées, des actes et, même, de l’alimentation. De la communication croissante, de la compréhension décroissante. C’est un funambule sur une corde tendue, préoccupé de sa chute plutôt que de son envol. Car l’enjeu, c’est bien celui de la ligne droite. La machine traite le moyen pour accéder à la finalité, sans détour. L’homme, c’est celui qui y parvient par des circonvolutions. L’unicité de l’œuvre d’art, la recette de l’artisan, la théorie scientifique, la rhétorique du philosophe sont autant d’aspects de contingences qui entrent dans le fondement conceptuel de l’humanité. Et ceux qui opposent la nature à la machine, c’est qu’ils contemplent bien la perfection anatomique, par exemple, du guépard, tout comme l’unicité de chacune de ses attaques, qu’ils peuvent trouver cela beau, comme on se contemple soi-même répéter des mêmes gestes, qui s’avèrent différents dans leur détail.

Et pourtant, en effet, la motivation et le moyen qui sous-tendent l’acte de l’animal tiennent de la nécessité, pas chez l’homme. L’humanité n’est pas de contingence (ce qui est aliénation), mais de sa coexistence avec la nécessité, dont la solution se trouve constamment dans l’œuvre, d’où l’importance de se battre en faveur de toute créativité.

 

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