« Déjà le titre est crétin »
Pasolini
En 1972 Pier Paolo Pasolini, cinéaste italien, découvre une émission de
télévision : le titre en est :
« Canzonissima ». Il s’agit d’une sorte de « star academy » avant
l’heure ; ce style de programme qui fait intervenir des « gens comme
nous ».
Il déclare alors : « Déjà le
titre est insupportablement crétin. Sa crétinerie est un chantage, parce
qu'elle implique une sorte de complicité dans le mauvais goût, et parce qu'elle
est imposée au nom d'un conformisme que la plus grande majorité accepte. Et ce
que l'on peut dire du titre, on peut le dire également de toute l'émission.
C'est un chantage odieux selon lequel la légèreté, la superficialité,
l'ignorance et la vanité se voient imposées comme un état d'âme et une
condition humaine obligatoire.
Pour moi, les responsables de cette
émission sont de purs et simples criminels, et pas dans le sens métaphorique du
terme. Ils exercent une répression qui équivaut à la violence des pires régimes
antidémocratiques : la différence est infime entre rendre les hommes imbéciles
et mauvais et les tuer. Malheureusement les hauts dirigeants de la télé qui ont
voulu cette horrible émission (qui, du reste, en plus tapageur, est du niveau
d'au moins 80% de ce qui est transmis à
la télévision) ont créé autour d'eux une chaîne infinie de l'omerta car, en
ayant conquis, par la violence, l'opinion publique. Ils ont également entraîné
dans leur dessein criminel tous ceux qui sont contraints de tenir compte de
cette opinion publique : par exemple, les journalistes, les directeurs
d'hebdomadaires et de quotidiens, etc.
L'impopularité la plus féroce et la plus
intangible s'est alors créée autour de quiconque manifeste son désaccord devant
une telle honte (j'ai honte. Je rougis à l'idée même de répéter le titre de
cette chose). Honte acceptée avec autant de légèreté (et une réelle brutalité)
par la petite-bourgeoisie et la classe ouvrière. Celle-ci (cette honte) est
donc une des manifestations les plus tapageuses de cette culture de masse que
le capitalisme impose et prétend interclassiste… » Pasolini
En
2003, Endemol France lançait sur TF1 l’émission Nice People : 12 jeunes
originaires des 4 coins de l’Europe se retrouvaient enfermés dans une luxueuse
villa de 450 m2, filmés 22 H sur 24 h pendant 3 mois. L’audience décevante n’a
guère convaincu les annonceurs d’investir dans le concept « auberge
espagnole ». La télé-réalité n’aime peut-être pas l’Europe mais la
réciproque est fausse : depuis l’importation en 1999 de l’émission Big Brother,
imaginée par l’entrepreneur hollandais John de Mol, les chaînes du continent
ont vite compris la manne représentée par les cobayes cathodiques. En Espagne,
la première édition de Gran Hermano capte l’attention de 12 millions de
spectateurs, un tiers de la population. La diffusion dans l’Hexagone de l’Ile
de la tentation rassemble 60% des 15-24 ans devant leur poste. Enfermement,
surveillance, récompense. Si la recette de la télé-marketing est identique, on
peut distinguer trois grandes catégories d’émissions : la cage à rats genre «
Dwa wiaty » en Pologne, le télé crochet type « Amici » italien ou le jeu amoureux du Bachelor
britannique.
La
fausse vie des vraies gens fait donc recette. « Il y a une tendance lourde de la télévision depuis une vingtaine
d’années qui considère que la réalité est définie par la quotidienneté,
l’anonymat, » glisse François Jost, sémiologue spécialisé dans l’étude de la
télévision. Après l’univers de la fiction à la Dallas puis des jeux télévisés,
voici venu l’ère de l’authentique. En toc car la manipulation est souvent
totale. « Soit on enregistre l’émission et on diffuse les séquences selon un
scénario bien précis. Soit on fait glisser l’émission sur le terrain ludique
comme dans Fear Factor pour contrer les critiques…après tout ce n’est qu’un
jeu. » souligne encore Jost.
Pour
expliquer le succès de cette vague d’émissions, Damien Le Guay, philosophe et
auteur de l’ouvrage L’Empire de la télé-réalité, revient sur « le processus
de libération de la parole de parfaits inconnus. Avant, on ne laissait
s’exprimer que des gens dont le talent était reconnu. » Selon Le Guay, cet
engouement général pour ces ‘acteurs malgré eux’ s’explique aussi par le
« relâchement de nos comportements sociaux : ces protagonistes qui se
lâchent tant psychologiquement que physiquement exacerbent notre tendance au
voyeurisme. » Voyeurisme, processus d’identification, perversion… la liste
des motivations des téléspectateurs est longue. Impossible ainsi de déterminer
si Reality Run en Allemagne est un jeu de cache-cache ou une chasse à l’homme.
Autre facteur : la méfiance grandissante à l’égard des élites invitées dans des
programmes de divertissement « plus ou moins trafiqués » pousse le public à
privilégier « l’homme ordinaire ».
PLATON
La République VII ( extrait :
l’allégorie de la caverne )
« représente-toi … notre nature par rapport à l'éducation et au fait de ne
pas être éduqué. Figure-toi donc des hommes comme dans une habitation
souterraine ressemblant à une caverne, ayant l'entrée ouverte à la lumière sur
toute la longueur de la caverne, dans laquelle ils sont depuis l'enfance, les
jambes et le cou dans des chaînes pour qu'ils restent en place et voient
seulement devant eux, incapables donc de tourner la tête du fait des
chaînes ; et encore la lumière sur eux, venant d'en haut et de loin, d'un
feu brûlant derrière eux ; et encore, entre
le feu et les enchaînés, une route vers le haut , le long de laquelle figure-toi qu'est construit un
mur, semblable aux palissades placées devant les hommes par les faiseurs de
prodiges , par dessus lesquels ils font voir leurs prodiges. (Souligné
par nous – NDLR)
Eh bien vois maintenant le long de
ce mur des hommes portant en outre des ustensiles de toutes sortes dépassant du
mur, ainsi que des statues d’hommes et d'autres animaux de pierre et de bois et
des ouvrages variés ; comme il se doit, certains des porteurs font
entendre des sons
tandis que d'autres sont
silencieux. Penses-tu qu'ils aient pu voir autre chose que les ombres projetées
par le feu sur la partie de la caverne qui leur fait face ?
Ceux-là ne pourraient tenir pour le vrai autre chose que les ombres des objets confectionnés (par les
« faiseurs de prodiges » NDLR) .
Platon
imagine ensuite un personnage qui se retourne vers la lumière, voit le réel et
revient dans la caverne pour expliquer aux autres les illusions qui les
entourent :
Et maintenant, mets-toi ceci dans l'esprit repris-je.
Si celui-ci redescendait pour retourner s'asseoir sur son siège (dans la caverne NDLR), est-ce qu'il n'aurait pas les yeux éclaboussés par les ténèbres, venant subitement du soleil ?
Et alors ces ombres, si de nouveau il lui fallait lutter jusqu'au bout, en
se faisant des opinions sur
elles, avec ceux qui ont toujours été enchaînés, au moment où il aurait la vue
faible, avant que ses yeux ne fussent rétablis --et le temps ne serait pas
court, tant s'en faut ! jusqu’à l'habitude--, ne prêterait-il pas à rire
et ne dirait-on pas de lui qu'étant monté là-haut, il est revenu les yeux
endommagés, et que ça ne vaut vraiment pas la peine d’essayer d’aller
là-haut ? Et celui qui entreprendrait de les délivrer et de les faire
monter, si tant est qu'ils puissent le tenir en leurs mains et le tuer, ne le
tueraient-ils pas ? » …
Platon – Allégorie de la Caverne.
Imagine-toi donc un homme
consommant 6 à 8 heures de télévision par jour (moyenne au USA), ne penses-tu
pas qu’il serait enclin à croire pour vraies les illusions, pour vérité les
« informations », pour esthétiques et dignes d’intérêt la fabrication
de vedettes-kleenex. Ce serait pour lui non point fausseté que tout cela mais
habitude et donc normalité, car « représente-toi … notre nature par rapport à l'éducation et au fait de
ne pas être éduqué » (Platon).
Cette servitude volontaire la fondation Gorbatchev réunie en 1995 aux
USA l’a nommée : « doux
divertissement ». Pour calmer nos peurs et travestir le
réel rien de tel que :
1) « de ne point être éduqué »,
2) être en permanence dans les rets
des « faiseurs de prodige ».
Le dégout de Pier Paolo Pasolini : « la différence
est infime entre rendre les hommes imbéciles et mauvais et les tuer. » n’est pas celui de l’esthète qu’il fut. C’est celui
de l’humaniste qui mesure les conséquences inexorables de la propagande qui
façonne la condition humaine « la
légèreté, la superficialité, l'ignorance et la vanité se voient imposées comme
un état d'âme et une condition humaine obligatoire. ».
Mais au-delà du constat, du pourquoi, n’y a-t-il pas des mesures à
prendre ? Qui sont les faiseurs de prodige et… qui les paye ?
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