lundi 11 novembre 2024

Sujet du Merc. 13 Novembre 2024 : "Déjà le titre est crétin" P.P. Pasolini

 

« Déjà le titre est crétin » Pasolini 

En 1972 Pier Paolo Pasolini, cinéaste italien, découvre une émission de télévision : le titre en est :
« Canzonissima ». Il s’agit d’une sorte de « star academy » avant l’heure ; ce style de programme qui fait intervenir des « gens comme nous ».   
Il déclare alors : « Déjà le titre est insupportablement crétin. Sa crétinerie est un chantage, parce qu'elle implique une sorte de complicité dans le mauvais goût, et parce qu'elle est imposée au nom d'un conformisme que la plus grande majorité accepte. Et ce que l'on peut dire du titre, on peut le dire également de toute l'émission. C'est un chantage odieux selon lequel la légèreté, la superficialité, l'ignorance et la vanité se voient imposées comme un état d'âme et une condition humaine obligatoire.

Pour moi, les responsables de cette émission sont de purs et simples criminels, et pas dans le sens métaphorique du terme. Ils exercent une répression qui équivaut à la violence des pires régimes antidémocratiques : la différence est infime entre rendre les hommes imbéciles et mauvais et les tuer. Malheureusement les hauts dirigeants de la télé qui ont voulu cette horrible émission (qui, du reste, en plus tapageur, est du niveau d'au moins 80%  de ce qui est transmis à la télévision) ont créé autour d'eux une chaîne infinie de l'omerta car, en ayant conquis, par la violence, l'opinion publique. Ils ont également entraîné dans leur dessein criminel tous ceux qui sont contraints de tenir compte de cette opinion publique : par exemple, les journalistes, les directeurs d'hebdomadaires et de quotidiens, etc.

L'impopularité la plus féroce et la plus intangible s'est alors créée autour de quiconque manifeste son désaccord devant une telle honte (j'ai honte. Je rougis à l'idée même de répéter le titre de cette chose). Honte acceptée avec autant de légèreté (et une réelle brutalité) par la petite-bourgeoisie et la classe ouvrière. Celle-ci (cette honte) est donc une des manifestations les plus tapageuses de cette culture de masse que le capitalisme impose et prétend interclassiste… » Pasolini          

En 2003, Endemol France lançait sur TF1 l’émission Nice People : 12 jeunes originaires des 4 coins de l’Europe se retrouvaient enfermés dans une luxueuse villa de 450 m2, filmés 22 H sur 24 h pendant 3 mois. L’audience décevante n’a guère convaincu les annonceurs d’investir dans le concept « auberge espagnole ». La télé-réalité n’aime peut-être pas l’Europe mais la réciproque est fausse : depuis l’importation en 1999 de l’émission Big Brother, imaginée par l’entrepreneur hollandais John de Mol, les chaînes du continent ont vite compris la manne représentée par les cobayes cathodiques. En Espagne, la première édition de Gran Hermano capte l’attention de 12 millions de spectateurs, un tiers de la population. La diffusion dans l’Hexagone de l’Ile de la tentation rassemble 60% des 15-24 ans devant leur poste. Enfermement, surveillance, récompense. Si la recette de la télé-marketing est identique, on peut distinguer trois grandes catégories d’émissions : la cage à rats genre « Dwa wiaty » en Pologne, le télé crochet type « Amici  » italien ou le jeu amoureux du Bachelor britannique.

La fausse vie des vraies gens fait donc recette. « Il y a une tendance lourde de la télévision depuis une vingtaine d’années qui considère que la réalité est définie par la quotidienneté, l’anonymat, » glisse François Jost, sémiologue spécialisé dans l’étude de la télévision. Après l’univers de la fiction à la Dallas puis des jeux télévisés, voici venu l’ère de l’authentique. En toc car la manipulation est souvent totale. « Soit on enregistre l’émission et on diffuse les séquences selon un scénario bien précis. Soit on fait glisser l’émission sur le terrain ludique comme dans Fear Factor pour contrer les critiques…après tout ce n’est qu’un jeu. » souligne encore Jost.

 

Pour expliquer le succès de cette vague d’émissions, Damien Le Guay, philosophe et auteur de l’ouvrage L’Empire de la télé-réalité, revient sur « le processus de libération de la parole de parfaits inconnus. Avant, on ne laissait s’exprimer que des gens dont le talent était reconnu. » Selon Le Guay, cet engouement général pour ces ‘acteurs malgré eux’ s’explique aussi par le « relâchement de nos comportements sociaux : ces protagonistes qui se lâchent tant psychologiquement que physiquement exacerbent notre tendance au voyeurisme. » Voyeurisme, processus d’identification, perversion… la liste des motivations des téléspectateurs est longue. Impossible ainsi de déterminer si Reality Run en Allemagne est un jeu de cache-cache ou une chasse à l’homme. Autre facteur : la méfiance grandissante à l’égard des élites invitées dans des programmes de divertissement « plus ou moins trafiqués » pousse le public à privilégier « l’homme ordinaire ».

PLATON La République VII  ( extrait : l’allégorie de la caverne )
« représente-toi … notre nature par rapport à l'éducation et au fait de ne pas être éduqué.
 Figure-toi donc des hommes comme dans une habitation souterraine ressemblant à une caverne, ayant l'entrée ouverte à la lumière sur toute la longueur de la caverne, dans laquelle ils sont depuis l'enfance, les jambes et le cou dans des chaînes pour qu'ils restent en place et voient seulement devant eux, incapables donc de tourner la tête du fait des chaînes ; et encore la lumière sur eux, venant d'en haut et de loin, d'un feu brûlant derrière eux ; et encore, entre le feu et les enchaînés, une route vers le haut , le long de laquelle figure-toi qu'est construit un mur, semblable aux palissades placées devant les hommes par les faiseurs de prodiges , par dessus lesquels ils font voir leurs prodiges. (Souligné par nous – NDLR)

Eh bien vois
maintenant le long de ce mur des hommes portant en outre des ustensiles de toutes sortes dépassant du mur, ainsi que des statues d’hommes et d'autres animaux de pierre et de bois et des ouvrages variés ; comme il se doit, certains des porteurs font entendre des sons tandis que d'autres sont silencieux. Penses-tu qu'ils aient pu voir autre chose que les ombres projetées par le feu sur la partie de la caverne qui leur fait face ? 
Ceux-là ne pourraient tenir pour le vrai
autre chose que les ombres des objets confectionnés (par les « faiseurs de prodiges » NDLR)       .
Platon imagine ensuite un personnage qui se retourne vers la lumière, voit le réel et revient dans la caverne pour expliquer aux autres les illusions qui les entourent :
Et maintenant, mets-toi ceci dans l'esprit
 repris-je. Si celui-ci redescendait pour retourner s'asseoir sur son siège (dans la caverne NDLR), est-ce qu'il n'aurait pas les yeux éclaboussés par les ténèbres, venant subitement du soleil ?   
Et alors ces ombres, si de nouveau il lui fallait lutter jusqu'au bout, en se faisant des opinions
 sur elles, avec ceux qui ont toujours été enchaînés, au moment où il aurait la vue faible, avant que ses yeux ne fussent rétablis --et le temps ne serait pas court, tant s'en faut ! jusqu’à l'habitude--, ne prêterait-il pas à rire et ne dirait-on pas de lui qu'étant monté là-haut, il est revenu les yeux endommagés, et que ça ne vaut vraiment pas la peine d’essayer d’aller là-haut ? Et celui qui entreprendrait de les délivrer et de les faire monter, si tant est qu'ils puissent le tenir en leurs mains et le tuer, ne le tueraient-ils pas ? » …  Platon – Allégorie de la Caverne.

 

Imagine-toi donc un homme consommant 6 à 8 heures de télévision par jour (moyenne au USA), ne penses-tu pas qu’il serait enclin à croire pour vraies les illusions, pour vérité les « informations », pour esthétiques et dignes d’intérêt la fabrication de vedettes-kleenex. Ce serait pour lui non point fausseté que tout cela mais habitude et donc normalité, car « représente-toi … notre nature par rapport à l'éducation et au fait de ne pas être éduqué » (Platon).     
           
Cette servitude volontaire la fondation Gorbatchev réunie en 1995 aux USA l’a nommée : « 
doux divertissement ». Pour calmer nos peurs et travestir le réel rien de tel que :   
1) « 
de ne point être éduqué »,         
2) être en permanence dans les rets des « 
faiseurs de prodige ».    
Le dégout de Pier Paolo Pasolini : « 
la différence est infime entre rendre les hommes imbéciles et mauvais et les tuer. » n’est pas celui de l’esthète qu’il fut. C’est celui de l’humaniste qui mesure les conséquences inexorables de la propagande qui façonne la condition humaine « la légèreté, la superficialité, l'ignorance et la vanité se voient imposées comme un état d'âme et une condition humaine obligatoire. ».
Mais au-delà du constat, du pourquoi, n’y a-t-il pas des mesures à prendre ? Qui sont les faiseurs de prodige et… qui les paye ?

 

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