Les formes de l’état : totalitarisme et démocratie.
De Tocqueville dans « De la démocratie en Amérique », imagine la transformation du régime démocratique en dictature de la manière suivante : « C'est ainsi que tous les jours il rend moins utile et plus rare l'emploi du libre arbitre ; qu'il renferme l'action de la volonté dans un plus petit espace, et dérobe peu à peu chaque citoyen jusqu'à l'usage de lui-même. L'égalité a préparé les hommes à toutes ces choses : elle les a disposés à les souffrir et souvent même à les regarder comme un bienfait. » Il est certainement le premier des penseurs modernes à avoir mis en exergue le concept d’égalité comme substrat idéologique à un éventuel recours à une forme de pouvoir totalitaire.
« Le
totalitarisme, constituait un mot de passe aux Etats-Unis où les Américains
s'efforçaient de trouver un dénominateur commun entre l'Allemagne nazie, qu'ils
venaient d'aider à vaincre, et l'Union soviétique, leur nouvel ennemi (
début des années 50—NDLR -). Je jetai évidemment un coup d'œil au traité
de Hannah Arendt sur l'origine du totalitarisme, mais, quand je vis
qu'il se limitait à une série d'essais sans originalité sur l'antisémitisme,
l'impérialisme et des thèmes généraux liés au totalitarisme, comme les
«masses», la propagande et la «domination totale », je lâchai le livre. Je n'ai
jamais fait la connaissance de Hannah Arendt ni correspondu avec elle, et je ne
l'ai entendue parler en public qu'à deux reprises. Le seul souvenir qui me soit
resté de ces conférences est sa façon de s'exprimer, catégorique et insistante. »
Raul Hilberg—La politique de la mémoire – 1996
« Pourquoi
l'époque moderne, celle de la révolution démocratique et de la révolution
industrielle, est-elle venue culminer dans les horreurs totalitaires et les
massacres du xx° siècle ? Depuis une cinquantaine d'années, surtout en France,
cette question a reçu une réponse quasiment unanime : à cause de la surenchère
égalitaire et fraternitaire engendrée par la tradition révolutionnaire, ce
rejeton indigne du libéralisme et des droits de l'homme qui refuse de
comprendre que le capitalisme concurrentiel et l'inégalité des conditions sont
les conséquences inéluctables et indépassables de la modernité démocratique ».
En 1996 Domenico Losurdo publie en Italie ( Le révisionnisme en histoire.
Problèmes et mythes), récemment traduit en France. Il entend analyser et
dénoncer cette réponse qui, selon l'auteur, constitue le plus grand mythe
historique de l'époque moderne et lui en substituer une autre, moins rassurante
: c'est l'Occident libéral lui-même qui est le creuset où s'est forgée la
tentation totalitaire dont la tradition égalitaire et révolutionnaire doit au
contraire nous apparaître comme l'indispensable antidote.
La thèse selon laquelle la tradition révolutionnaire qui prend sa source dans
la revendication de l'égalité universelle et abstraite de tous les hommes est
en dernier ressort la cause du fascisme et du communisme, n'est pas nouvelle :
elle a été formulée pour la première fois par Carl Schmitt entre
les deux guerres ; selon lui, c'est la tradition révolutionnaire qui a élaboré
la figure de l'ennemi absolu contre lequel est déclarée une guerre qui, ne
connaissant ni règles ni limites, débouche sur le massacre ; dans sa Théorie
du partisan, le juriste allemand explique que c'est là que se
trouve l'origine du concept d'une guerre totale destinée à l'extermination ou à
l'éradication de tous ceux qui cherchent à entraver le mouvement de l’histoire
vers l'égalité, la fraternité, le dépassement de l'égoïsme et de l'esprit
mercantile, la construction d'une communauté humaine vidée de toute concurrence
et de tout esprit de gain. C'est Schmitt qui, le
premier, a voulu voir dans les idées de 1789 elles-mêmes la racine du fanatisme
et de la tentative de transformation du monde social à partir de
représentations intellectuelles abstraites, et c'est lui qui, le premier, a vu
et compris que cette tentative de réduction du réel à l'idée devait entraîner
l'ignorance d'un certain nombre de réalités – l'histoire, le particulier, la
nation, la coutume – et que cette ignorance se muait rapidement en une forme de
répression féroce de tout ce qui pouvait résister à l'idée elle-même.
Schmitt était
conséquent car il ne séparait pas la tradition démocratique de la tradition
révolutionnaire. Ses sectateurs – Ernst Nolte en
Allemagne et François Furet en
France – le sont moins, car ils veulent défendre les idées démocratiques tout
en continuant de faire de la tradition révolutionnaire la cause du
totalitarisme.
Or cette distinction les contraint à de curieuses manipulations intellectuelles
destinées à préserver la pureté de l'occident moderne tout en incriminant sa
perversion égalitaire.
Furet sait
très bien, par exemple, que la représentation abstraite des droits de l'homme a
présidé aussi bien à la révolution américaine qu'à la Révolution française, que
la matrice intellectuelle est commune aux deux révolutions ; mais c'est lui qui
évoque les « circonstances » pour expliquer que dans un cas cette
représentation aboutit à la terreur et dans l'autre non, alors que, dans le
même temps, il veut à toute force démontrer que la terreur est déductible de
l'idéologie abstraite de l'égalité. Pour sauver l'incrimination de la tradition
révolutionnaire tout en dédouanant les principes de 1789, il faut donc des
hypothèses ad hoc – en l'espèce, une vaste réécriture de l'histoire des
démocraties occidentales anglo-saxonnes. Par exemple l'idée que, en France,
la Révolution se prolonge pendant quasiment deux siècles alors qu'elle est
terminée en 1787 aux Etats-Unis, où elle débouche sur une institutionnalisation
de la liberté qui est acquise de manière définitive (la fameuse constitution
qui dure, inentamée depuis deux siècles).
Mais
cette prétendue « institutionnalisation de la liberté » faisait silence
sur un génocide (celui des Indiens d'Amérique) et accommodait l'esclavage ;
qu'en est-il de la guerre de Sécession et de ses innombrables victimes, du
racisme officiel de la république américaine dans la seconde moitié du XIXe
siècle, du combat permanent pour l'égalité des droits civiques, etc. ?
Comment
peut-on ainsi prétendre que la révolution américaine a eu lieu sans guerre
civile ? Jusqu'à aujourd'hui, comment peut-on prétendre que la révolution
américaine a résolu une fois pour toutes la question de la liberté et compris
que le conflit qui opposait celle-ci à l'égalité devait être sans partage
résolu au profit de l'indépendance individuelle ? Qui peut croire au mythe de
l'innocence alors que l'histoire américaine est ponctuée de luttes pour
l'égalité, que les exclus de la race et de la richesse continuent d'y être
légion, que l'empire n'a pas cessé de se livrer à de sanglants actes de
domination ?
Il en va
de même pour l'Angleterre : au nom de quel parti pris est-il possible de
séparer, comme on le fait si complaisamment aujourd'hui, les deux révolutions
anglaises en ignorant délibérément le fanatisme religieux qui a marqué la
première ? Pourquoi passer sous silence la résistance jacobite à la révolution
démocratique anglaise et les massacres qui s'ensuivirent
en Ecosse et en Irlande, bien plus meurtriers que la Vendée dont le
révisionnisme historique à la Furet nous rebat les oreilles ?
Au lieu d'entretenir complaisamment le mythe tocquevillien de l'exception
française et d'expliquer la vigueur de l'égalitarisme jacobin par les
circonstances du passé féodal, mieux vaudrait voir que, partout, l'avènement de
la société démocratique et libérale s'est accompagné de luttes pour un progrès
de l'égalité, qu'il n'existe pas de société des individus qui ne suscite sa
propre contestation et n'engendre le malaise devant les inégalités qu'elle
produit. Dans ces conditions, il est difficile de parler de l'échec de la
Révolution française venue s'échouer dans les terres du despotisme démocratique
et de la mettre en parallèle avec la réussite de la révolution américaine qui
aurait réussi une fois pour toutes (en 1787) la fondation institutionnelle de la
liberté.
Et, si l'on veut vraiment comparer des traditions nationales, pourquoi ne pas
considérer avec sérieux l'idée que la Révolution française est plus radicale et
plus réussie, qu'elle a créé une nation plus démocratique, plus libre plus
égalitaire que ce n'est le cas de la Grande-Bretagne – où l'aristocratie
continue d'avoir pignon sur rue, où le mépris des élites pour les plus
défavorisés est criant – et des Etats-Unis – où l'esclavage laisse ses traces jusqu'à
aujourd'hui.
Avec les
travaux de E. Nolte, le
révisionnisme historique prend un tour plus dangereux encore, car la volonté de
faire de l'Octobre bolchevique la source de toutes les formes de répression de
masse et d'extermination qui ont ensanglanté le siècle (que Nolte fait
effectivement commencer en 1917) aboutit à une atténuation du nazisme
représenté confine un mouvement réactif qui aurait trouvé ses modèles et ses
principes dans la pratique bolchevique : l'extermination, la violence totale,
le camp de concentration. Schmitt avait déjà critiqué le
traité de Versailles et le procès de Nuremberg en montrant qu'une Allemagne qui
tentait de contenir la barbarie communiste ne pouvait être tout à fait
mauvaise.
Là encore, il est plus cohérent que certains de ses disciples honteux, car lui,
au moins, n'assimile pas les deux guerres mondiales à des croisades pour la
démocratie ; il sait que ce n'est pas possible, puisque, au cours du premier
conflit mondial, le Japon féodal faisait partie des Alliés et que, au cours du
second, l'URSS était associée à la soi-disant lutte pour la démocratie
mondiale.
Ernst
Nolte a tout fait pour nier le caractère « froid » du nazisme, son
caractère idéologique très organisé, prétendant qu'au contraire le nazisme
aurait été une réaction de panique face au communisme. Au « génocide de
classe » aurait répondu un « génocide de race ».
Le 6 juin
1986, sa tribune dans le quotidien allemand Frankfurter Allgemeinen Zeitung
expliquait que les nazis n'auraient commis une « barbarie asiatique »
que par peur d'en être eux-mêmes victimes ! On appréciera la tournure
pseudo explicative psychologisante étonnante chez un « historien ». Adolf Hitler lui-même n'aurait été qu'un
nationaliste conscient de la « nécessité » de l'anticommunisme, et dépassé par
la guerre :
« Hitler
a trouvé sa clé d’explication dans les Juifs. Le vrai problème qui provoquait
la fureur d’Hitler n’était pas les Juifs en tant que tels mais ce grand
mouvement mondial qui menaçait de détruire l’identité allemande. Hitler était
naturellement un nationaliste ; il n’était pas seulement un anti-marxiste.
C’était un nationaliste radical anti-marxiste. Chacun sait son succès. Mais ce
régime national-socialiste était une opposition imitative. Le marxisme était
vraiment l’ennemi.
L’anti-bolchevisme
n’était pas, comme certains le pensent, un simple thème rhétorique, une façon
de parler. Mon opinion est que l’antibolchevisme était authentique, que c’était
quelque chose d’essentiel, d’originel dans le national-socialisme, pour plusieurs
raisons. Hitler était raciste, naturellement, parce qu’il était un nationaliste
extrémisé.
Il
croyait que l’Allemagne était menacée par ce courant international. Il voulait
défendre la nation allemande mais il ne pouvait faire cela sans développer un
certain internationalisme lui-même. C’est cette imitation qui fait du nazisme
quelque chose de similaire au phénomène originel (...). Ma thèse est que
Maurras, pour ainsi dire, était un Hitler plus profond et moins unilatéral.
Maurras voit les Juifs, les étrangers, les protestants etc., comme une troupe
d’ennemis. »
(Un
entretien avec Ernst Nolte - 1986)
Domenico Losurdo
distingue en effet ce qu'il appelle une déspécification
politico-morale (les ennemis ne se comportent pas de manière à
respecter les droits de l'homme) couramment pratiquée par la Révolution
française, et une déspécification naturaliste (les
ennemis sont des barbares, des bêtes sauvages) couramment pratiquée par les
Anglais à l'égard de l'Irlande, par les étazuniens à l'égard des Noirs et des
Indiens, par toutes les démocraties à l'égard des peuples coloniaux et par
l'Allemagne nazie à l'égard des bolcheviks (« mongols », « asiates », «
sous-hommes », etc.).
La terreur et la dictature sur une grande échelle sont donc les produits de la
volontaire ignorance de l'universel abstrait, ce sont les produits
de la déspécification naturaliste qui se croit permis d'éliminer des peuples entiers,
de les exterminer au nom de leur altérité absolue. En revanche, la « tradition
révolutionnaire » a constamment maintenu la distinction entre les ennemis
au sens politique et les ennemis mortels et absolus au sens naturel : la
guerre de Vendée, par exemple, n'a pas empêché la reconnaissance de la
citoyenneté et l'inclusion de l'ennemi dans la communauté nationale.
Quant au fanatisme, il est
moins lié à l'idée abstraite de l'égalité qu'à la volonté d'exclure de
l'humanité et d'exterminer des races entières qui font obstacle au progrès de la
« civilisation », volonté qui est -par définition- tout à fait étrangère
à l'universalisme abstrait de la tradition révolutionnaire.
C’est au
nom d'une idée abstraite d'égalité que le Nord abolitionniste a, aux USA, mené
la guerre contre un Sud attaché à sa propre tradition, à son propre «
particulier » qui lui permettait de vivre en paix avec l’esclavage. Les
confédérés ne se sont d'ailleurs pas fait faute de traiter leurs adversaires
d'illuminés, de sectaires, de fanatiques, d'intellectuels animés par des idées
abstraites qui ignorent la réalité, etc. Mais, en l'occurrence, ce sont bien
les illuminés et les fanatiques, et non pas les partisans de l'accommodement
avec les inégalités les plus scandaleuses, qui ont fait progresser la cause de
l'humanité.
Si l'on
tient compte de la distinction entre les deux formes de déspécification de
l'adversaire (politico-morale et naturaliste),
on doit donc corriger les mythes révisionnistes :
la
racine du totalitarisme, c'est une déspécification naturaliste dont la
tradition révolutionnaire est indemne mais qui, en revanche, a profondément
contaminé la pratique des États démocratiques dès avant la Première Guerre
mondiale et proliféré grâce à la diffusion de multiples formes d'élitisme
naturaliste, d'apologie de la concurrence (les forts et les faibles) et de
darwinisme social parmi les élites des démocraties dans la seconde moitié du
xixe siècle. L'histoire de la manière dont les classes marchandes et
industrielles de cette époque considéraient le peuple travailleur et, plus
loin, les peuples coloniaux reste à écrire, mais on pourrait relire avec profit
les qualificatifs employés par Tocqueville dans ses Souvenirs lorsqu'il décrit
l'invasion du Palais-Bourbon par la foule des insurgés de février 1848: les
ouvriers sont sales, ils sentent l'alcool, ils poussent des cris de bête, ils
ne savent même pas ce qu'ils font ni où ils sont. L'atmosphère scientiste qui
entoure la considération des questions sociales et le darwinisme endémique qui
l'habite à la fin du siècle n'ont pas peu contribué à cette animalisation de
ceux qui prétendent jouir des mêmes avantages que les nantis sans en posséder
les qualités « natives ».
Bien
entendu, cette déspécification naturaliste s'est accentuée au cours du premier
conflit mondial, première mise en œuvre effective du caractère totalitaire de
l'Etat dans l'histoire européenne moderne. En Italie, l'Etat a eu recours,
pendant la Première Guerre mondiale, aux représailles contre les familles des
déserteurs, qu'il a espionné les correspondances, muselé la presse, pratiqué la
décimation physique de certains régiments qui connaissaient des troubles ; des
phénomènes du même ordre ont été enregistrés en France sous Clemenceau, où les
Allemands étaient couramment qualifiés de barbares et de « hordes de Huns
».
L'Allemagne
nazie n'a donc pas « réagi » à une terreur soviétique dont elle aurait
imité les méthodes, elles-mêmes héritées de la convention jacobine et de la
terreur vendéenne. La technique sociale des déportations et des éliminations
est directement calquée sur les pratiques coloniales, et Hitler a voulu
importer ce colonialisme au cœur de l'Europe, repoussant vers l'est et
condamnant à l'inanition des populations entières s’'est inspiré par des
modèles de ce genre – résolument « occidentaux » et résolument étrangers à
toute tradition révolutionnaire. Il a conçu la guerre non pas comme un conflit
entre nations égales, mais comme une guerre contre des ennemis mortels,
inférieurs, qu'il s'agissait d'éliminer.
Dire que c'est la révolution russe qui a mis un terme au jus publicum
europeum (le conflit noble entre égaux) et qui lui a substitué la
sauvagerie de la guerre totale – une autre des idées de Carl
Schmitt – est ainsi un mensonge pur et simple. Au demeurant, jamais, par
exemple, les Soviétiques n'ont conçu la guerre contre l'Allemagne comme une
guerre totale contre le peuple allemand, ils ont toujours fait la distinction
entre nazis et Allemands et refusé le concept d'une guerre ethnique et totale
contre un ennemi racialement différent, dont l'éradication aurait été
nécessaire à leur propre survie en tant que peuple. On peut d'ailleurs se
demander où la fameuse « tradition révolutionnaire » serait allée
chercher une telle idée. Le nazisme n'est donc pas le produit d'une infection
par l'orient (le communisme soviétique tradition étrangère à l'Europe,
tradition abstraite et intellectuelle portée par des juifs sans patrie) comme
le prétend Nolte ; il est
un pur produit de l'Occident auquel il ressemble comme un frère.
Ce sont
les révisionnistes qui veulent nous faire croire que l'Occident est bon,
humanitaire et pacifique (alors qu'il extermine les peuples coloniaux) et que
le nazisme y a toujours été un corps étranger contre lequel il a fallu lutter.
L'Ouest soi-disant démocratique voit pulluler les connotations raciales (par
exemple, la désolation sur la guerre fratricide entre Blancs que représente le
premier conflit mondial, l'idée que les bolcheviks ont noué une alliance contre
nature avec les peuples coloniaux, des peuples inférieurs, etc.).
Hitler
lui aussi regrettait l'affrontement avec l'Angleterre blanche et pensait que
les deux nations, fondamentalement, devaient s'allier pour lutter contre le
bolchevisme et les races inférieures. Il y a une connivence entre le nazisme et
l'Ouest sur ce point : l'affrontement entre Blancs doit être civilisé,
l'affrontement entre Blancs et non-Blancs permet l'extermination (les Indiens
aux Etats-Unis, les hordes orientales en Europe pour les l'Allemagne nazie)
sans avoir besoin que la tradition révolutionnaire y soit pour quoi que ce
soit.
A
l'inverse, c'est cette même tradition révolutionnaire, cette même gauche mise
en accusation par Furet en
raison de son irréalisme égalitaire, qui dénonce à l'avance les effets
totalitaires de la guerre ; c'est Robespierre qui, en
1792, montre que la guerre est voulue par ceux qui veulent renforcer l'exécutif
et aspirent à la dictature ; c'est la gauche marxiste qui, à la veille de la
Première Guerre mondiale, met en garde contre le fléau que risquent d'être la
guerre et la militarisation de la société qui va en résulter. C'est encore la
tradition révolutionnaire qui s'est dressée contre le colonialisme et la
brutalisation exterminatrice sans précédent à laquelle il a donné lieu. La
première analyse critique du phénomène totalitaire a ainsi été développée sur
la base d'une idéologie de laquelle le révisionnisme historique prétend au
contraire faire descendre déductivement le phénomène totalitaire lui-même.
Le
nazisme est le produit de l'Occident à la recherche de moyens totalitaires de
répression de l'idée révolutionnaire, de l'Occident qui rejette le bolchevisme
comme asiatique. L'essence du nazisme, c'est le racisme, c'est la négation de
l'universel humain ; c'est, à l'opposé de la tradition révolutionnaire, la
déspécification exterminatrice de l'ennemi au nom de ce qu'il est et non pas la
lutte contre lui au nom de son refus de l'égalité. Ses racines sont à chercher
dans la racisation de l'ennemi pratiquée par les pays occidentaux, dans le
colonialisme, dans tous les mouvements racialistes qui ont foisonné dans
l'essor de la modernité industrielle et « libérale ». C'est dans le
nationalisme, la mobilisation des masses pour une idéologie guerrière assoiffée
de sang et de revanche, contre le concurrent capitaliste d’à côté, pour le
partage des empires coloniaux, c'est là qu'est le vrai terreau du fascisme,
dans la dénonciation du ferment de décomposition que seraient le
judéo-socialisme et la revendication égalitaire, dans l’exaltation des
hiérarchies, dans la volonté de freiner toute expansion de l'idée
révolutionnaire, toute idée d'’égalité, dans l'exaltation de l'élitisme
nietzschéen contre la démocratie de masse. Le nazisme est l’héritier du
radicalisme réactionnaire qui porte en lui une terrible charge de violence.
Après la
guerre, les dirigeants de l’Allemagne, soutenus par les étazuniens (Plan
Marshall), ont blanchit leur passé (justice et armée conservées du régime nazi)
tout comme l'Occident dans son ensemble. Et c'est dans ce déni — dans la
volonté de ne pas voir que ce n'est pas la tradition de contestation de l'ordre
libéral qui est responsable des massacres de masse mais bien cet ordre libéral
lui-même, cet Occident si assuré de ses valeurs qu'il veut les imposer aux
autres jusqu'à les exterminer — que plongent les racines du révisionnisme
historique qui domine aujourd'hui : l'Occident est pur puisque « démocratique »
; ce sont ceux qui le jalousent, et qui ont le ressentiment des exclus, qui
sont responsables.
La discussion sur le totalitarisme et la démocratie ne peut se concevoir sans
un point de vue critique indispensable pour contrebalancer de trop faciles
rapprochements, et rompre avec la mise en accusation systématique de l’utopie
face à un prétendu «principe de réalité » ou de fin de l’histoire.
« Le progrès n’est que l’accomplissement des utopies » O.
Wilde.
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