L’intérêt général ?
Toute
société doit être, ou doit faire croire aux hommes qui la composent qu'elle
est, une émanation de leurs intérêts. A la différence des communautés
précédentes, qui existaient de façon naturelle pour chacun comme source et
condition de son existence, les sociétés marchandes, dans lesquelles les
individus sont indépendants, séparés, doivent se présenter comme leur
association volontaire en un groupe national opposé aux autres ayant pour objet
la défense de leurs intérêts communs. Elles sont une sorte d'association, de
syndicat, dans la guerre de tous contre tous, dont le nom est la nation.
Le fameux intérêt général, tarte à la
crème de tous les idéologues, cache-sexe de toutes les atteintes et violences à
l'encontre des individus, est l'idéologie fondatrice de cette société. Mais
d'où provient donc la nécessité de cet intérêt général unificateur dans une
situation où la main invisible, pour les économistes, est censée coordonner au
mieux les activités de tous, et la raison, pour les philosophes, imposer sa loi
universelle et unificatrice par la ruse.?
C'est que voilà l'individu indépendant,
nouvelle idole de la société marchande, prié d'agir selon ses intérêts privés.
Voilà que ceux-ci se représentent par la valeur, l'argent, et toutes les
catégories qui en dérivent. Ses intérêts, ses besoins, la façon de les
satisfaire, sont le gain, validation sociale de ses efforts, de son existence.
Alors, "l'esprit d'entreprise", le dynamisme sont aussi,
nécessairement, l'égoïsme, la cupidité, l'aveuglement dans une course
anarchique à la production qui est à elle-même son propre but. Tous ces
comportements fondent ce qu'on appelle l'intérêt privé.
Mais dans une société où la concurrence et la lutte sont le pain quotidien, les intérêts privés se regroupent en ensembles plus ou moins larges sur la base d'intérêts communs face aux autres. Nous avons vu ainsi naitre les classes avec l'extension de la division sociale du travail propre aux sociétés marchandes.
D'abord la bourgeoisie, petite et grande,
paysanne et urbaine (ce qui était le "tiers état" de 1789) s'organisa
pour obtenir son acte officiel de naissance : la propriété personnelle, la
libre entreprise. Laquelle n'est pas tant libre, puisqu'elle nécessite
l'organisation d'un marché, avec ses règles, ses lois, ses institutions pour
les faire appliquer et, aussi, en assurer la défense ou l'extension.
C'est alors, on le sait, que l'intérêt
général prit la forme de l'intérêt national. C'est à dire que le marché
s'inséra peu ou prou dans le cadre d'anciennes communautés fondées sur des
liens personnels (tel le royaume centralisé issu de la féodalité). Ce cadre a
fourni son enveloppe toute trouvée à la nouvelle société (limites
géographiques, unité de langue, de culture, d'administration, histoire
commune).
Donc, si la bourgeoisie a dû développer la
notion idéologique d'intérêt général, alors que la main invisible et la ruse de
la raison devaient assurer l'unité, la complémentarité des actes individuels,
c'est que, bien évidemment, il n'en était rien.
Aussi l'individu marchand, le bourgeois, a
et vit des intérêts privés dans la sphère économique qui doivent être complétés
par des intérêts de "citoyen", un autre homme créé de toutes pièces
pour vivre dans une sphère également créée de toute pièce à cet usage : la
sphère politique.
Dans la première, ce sont ses intérêts
personnels d'individu indépendant.
Dans la deuxième, il organise une unité
sociale séparée de lui-même, par le biais d'institutions auxquelles il délègue
son pouvoir.
Il le fait parce qu'il faut bien qu'il
trouve les conditions générales permettant l'exercice de son activité qui, s'il
ne la conçoit que comme indépendante des autres, n'en est pas moins collective,
sociale. Par exemple il faut des lois qui fondent le minimum d'organisation en
dehors de laquelle les individus ne peuvent socialiser leurs activités
(protection de la propriété, réglementation des échanges, gestion des finances
publiques, de la monnaie etc.…). Il faut que les activités des uns n'empêchent
pas celles des autres, ce qui serait le cas si l'appât de gain immédiat se
donnait libre cours et allait jusqu'au pillage généralisé des ressources, au
vol, au désordre social, à l'épuisement total des hommes (travail des enfants
par exemple), si l'un polluait ce que l'autre doit utiliser etc…
Bref, l'intérêt privé doit sans cesse être
limité par l'intérêt général sous peine de disparaitre. Ce qu'indique l'adage :
« la liberté de l'individu s'arrête là où commence celle des autres".
C'est à dire très vite dans des rapports sociaux fondés sur la séparation et la
dépossession.
Aussi l'individu marchand, le bourgeois, a
et vit des intérêts privés dans la sphère économique qui doivent être complétés
par des intérêts de "citoyen", un autre homme créé de toutes pièces
pour vivre dans une sphère également créée de toute pièce a cet usage : la
sphère politique.
Dans la première, ce sont ses intérêts
personnels d'individus indépendants.
Dans la deuxième, il organise une unité
sociale séparée de lui-même, par le biais d'institutions auxquelles il délègue
son pouvoir.
Bref, l'intérêt privé doit sans cesse être
limité par l'intérêt général sous peine de disparaitre. Ce qu'indique l'adage :
« la liberté de l'individu s'arrête là où commence celle des autres".
C'est à dire très vite dans des rapports sociaux fondés sur la séparation et la
dépossession.
Et plus le développement du
capitalisme accroît les séparations entre individus d'avec la maîtrise de leurs
conditions d’existence, plus cette société ne leur apparait que comme
contrainte d'une part et comme moyen de satisfaire leurs intérêts privés d'autre
part. Il en résulte une double attitude à son égard, à celui de l'état qui la
représente à leurs yeux : la protestation, le conflit, à l'encontre de ce qui
limite leur liberté individuelle marchande ; la réclamation, l'appel au
secours, la demande d'assistance pour protéger et valoriser ces intérêts.
L'état finit par être rendu responsable de tout dans le domaine social, les
individus de rien : le comble du paradoxe pour un système prétendument fondé
sur l'individu TOCQUEVILLE l'avait déjà pointé quand il décrivait la société
comme un pouvoir social s'élevant au-dessus des individus, "un pouvoir
immense et tutélaire, absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il
travaille à leur bonheur ; mais il veut en être l'unique agent et le seul
arbitre. Que ne peut-il leur ôter le trouble de penser et le souci de vivre Ill
ne détruit pas, il empêche de naître, il hébète...". Diable, ne
croirait-on pas aussi que ce chantre de la démocratie bourgeoise la décrit
comme le futur soi-disant-communisme !
Dans ce système, ce n'est qu'en tant que
citoyens, qu'en tant qu'hommes politiques, que les individus sont membres
actifs (ou plutôt passifs) de la communauté, non en tant qu’individus concrets.
D'un côté les autres hommes ne sont, pour
les individus, que des moyens. De l'autre la communauté des individus est
nécessaire à leur existence. D'un côté, dans la vie pratique de la société
civile, l'individu n'existe pas pour les autres. De l'autre il faut construire
une communauté, l'état politique, dans laquelle l'individu n'est qu'un membre
imaginaire, sans pouvoir. Cet état n'est qu'une communauté illusoire, opposée
aux individus d'une société civile réelle non communautaire (sans rapports
sociaux personnels). C'est parce que la société civile marchande est une
communauté impossible qu'il faut l'artifice de la société politique-étatique,
communauté illusoire, appareil coercitif réel.
Laissons K. MARX résumer toute cette
affaire, qu'il a le premier mis à jour :
« c’est précisément en raison de
cette opposition entre l'intérêt particulier et l'intérêt commun que celui-ci
prend, en tant qu'état, une configuration autonome, détachée des intérêts
réels, individuels et collectifs, en même temps qu’iI se présente comme
communauté illusoire, mais toujours sur la base réelle des liens existants.
..tels que consanguinité, langage, division du travail et autres intérêts; en
particulier...sur. la base des classe sociales déjà issues de la division du
travail…dont l'une domine toutes les autres.
Il s'ensuit que toutes les luttes
au sein de l'état, la lutte entre la démocratie, l'aristocratie, la monarchie,
la lutte pour le suffrage etc.… ne sont que des formes illusoires - le général
étant toujours la forme illusoire du communautaire- dans lesquelles les luttes
des différentes classes entre elles sont menées…Il s'ensuit en outre que toute
classe qui aspire à la domination - même si cette domination a pour condition,
comme c'est le cas pour le prolétariat, l'abolition de toute l'ancienne forme
de la société et de la domination en général - doit d'abord s'emparer du
pouvoir politique afin de présenter, elle aussi, son intérêt comme l'intérêt
général, ce à quoi elle est contrainte dès le début".
L'illusion du pouvoir politique, qui est
fondé sur l'intérêt général, est de se croire (au moins quand il est intègre,
ce qui n'est plus le cas depuis belle lurette) qu'il n'a plus, justement,
d'illusion, et ne reste que le support de l'ambition et de l'enrichissement
personnel capable de le représenter effectivement, d'imposer sa volonté.
D'une façon générale l'idéologie
patriotique et démocratique pense pouvoir faire appel au sens civique, à
l'enseignement que le bien commun est la plus haute expression du bien privé, à
l'altruisme, au dévouement et autres « valeurs morales » pour fusionner les intérêts privés dans l'intérêt général.
Mais aucun de ces moyens idéologiques ne peut réunir ce qui est concrètement,
réellement, matériellement séparé dans les rapports sociaux, dans cette
division sociale du travail capitaliste où activités intellectuelles et
d'exécution, travail et jouissance, production et consommation, échoient à des
individus différents.
L'intérêt général n’est que forme
illusoire du communautaire.
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