vendredi 6 juin 2025

Sujet du Mercredi 11 Juin 2025 : La justice peut-elle faire évoluer l’esprit de vengeance ?

 

La justice peut-elle faire évoluer l’esprit de vengeance ?

·       Les philosophes et le rôle de l’État, du droit et de la justice

Dans la préface du traité politique, Robert Misrahi résume l’idée de Spinoza selon laquelle l’état de nature est ce qui existe avant le contrat social. « Dans l’état de nature il n’y a pas de loi civile car il n’y a pas de société pour les constituer. Mais il existe des lois naturelles qui sont inapplicables puisque chacun se les représente comme il veut. En effet, si chacun a droit à tout puisqu’il n’y a pas de loi civile qui limite ses droits, les autres ont aussi droit à tout ; cela peut vite déboucher sur le droit à rien puisque chacun peut utiliser ses droits contre autrui. C’est donc le caractère incontrôlable du droit naturel qui va faire que l’état de nature va devenir invivable et qu’il deviendra nécessaire de passer à l’état de société qui peut être créé à travers le contrat social. »

Pierre-François Moreau, quant à lui, explique dans une conférence à l’école de commerce de Lyon1 que « le contrat social constitue la caractéristique d’un ensemble de doctrines qui ont essayé de rendre compte de la société politique entre le 17ème et le 18ème siècle. C’est un concept qui est au centre de toutes ces doctrines politiques. Chez Hobbes, Locke, Pufendorf, Rousseau et d’autres encore, on explique la société par un contrat : on ne considère pas que les hommes soient naturellement sociaux, mais qu’ils sont d’abord des individus et que pour expliquer cette société, il faut se rendre compte de la façon dont ces individus ont décidé volontairement de vivre ensemble et de se donner des institutions qui rendent visible l’union de ces individus séparés en un tout qui est la cité (la société politique). Ce modèle étant celui de nos sociétés modernes. ».

 

·       Du contrat social au système judiciaire

En France, l’État assure les fonctions régaliennes dont celle de définir le droit et de rendre la justice dans des tribunaux censés être égaux pour tous et assurant la défense des droits des citoyens. Les juges sont invités à y prononcer des jugements conformes à leur conscience et obéissant uniquement à la loi. La justice répond en ce sens à un idéal philosophique et moral qui renvoie à la notion d'égalité entre les citoyens et d'équilibre dans leurs relations. Mais comment être sûr qu’un juge aura le discernement pour exercer avec droiture ?

·       La vengeance s’affranchit des institutions judiciaires :

L’histoire du monde regorge de situations dans lesquelles des personnes en proie à des croyances, des peurs, un esprit de vengeance, de conquête, voire de grégarisme ou de rejet, ont contourné les formalités judiciaires.

C’est ainsi qu’une juridiction relevant du simple droit canonique fut l’alibi pour la torture et le bûcher ou qu’un tribunal irrégulier permit de lyncher des êtres humains au moment de la guerre d’indépendance des États-Unis. C’est également de cette manière que la question de savoir si les Espagnols pouvaient se servir du « droit de conquête » pour mettre en esclavage, tuer ou convertir par la force les populations indigènes dont on remettait en question le statut de leur humanité et la légitimité de la possession de leurs territoires, fut tranchée par un débat politico-religieux. La position de Sepúlveda dans la controverse de Valladolid s’est en effet reposée sur un fondement métaphysique du droit en invoquant à la fois la loi divine et la loi de la nature.

De nos jours, le recours à la vengeance perdure par exemple à travers la vendetta ; un code de l‘honneur
qui implique, par obligation de solidarité, tous les parents ou les membres d’un clan dans un processus vindicatif. Par ailleurs, l’utilisation de la vengeance se nourrit souvent de la résistance à une domination politique ; le sentiment d'injustice, d'inégalité de traitement étant souvent à l'origine de cette forme de justice privée, considérée comme primitive, tout comme les conflits tribaux et/ou ethniques qui semblent se jouer de faiblesses structurelles (faiblesse des États, lenteur des institutions …)

C’est ainsi que le  8 juin 1993, Christian Didier tue de cinq balles René Bousquet, haut fonctionnaire français, antisémite et collaborateur avec l'occupant nazi,  alors qu’une instruction est enfin en cours pour crimes contre l’humanité, mais après des années de liberté sans contrainte. Christian Didier aurait voulu venger les victimes des meurtriers nazis, tuées dans sa ville. Même si certains ont soupçonné C. Didier de vouloir simplement être célèbre, les raisons de ce crime auraient peut-être trouvé moins de légitimité auprès de la population si le procès du collabo avait eu lieu plus tôt.

De tout temps, la justice a été exposée à la critique de l’opinion publique. Les décisions des tribunaux sont souvent contestées et vécues comme injustes ou insuffisantes. Les juges sont alors considérés comme hors sol, corrompus, voire politiquement orientés, ce qui serait supposé altérer leur raisonnement. Il est vrai que certains événements nous amènent parfois à constater des dysfonctionnements dans la conduite de l'instruction comme par exemple, dans l’affaire d’Outreau. On peut également observer une méfiance au sujet de peines d’une justice considérée à deux vitesses, consistant notamment à plus de clémence pour des personnalités politiques ou médiatiques. La frustration des citoyens engendrée par cela nous offrant au moins le plaisir de voir refleurir certains classiques sur les réseaux sociaux : « selon que vous serez puissant ou misérable, les jugements de cour vous rendront blanc ou noir »  Les Animaux malades de la Peste (J. de La Fontaine).

Dans une interview, un ancien président de cours d’assises explique la différence de traitement entre une personne prise en flagrant délit pour possession de cannabis et un homme politique qui détourne des fonds publics, par la différence entre les types d’infraction. Le consommateur de drogue lambda sera déféré, et passera en comparution immédiate devant le tribunal, parce que la situation pose un risque de problème d’ordre public, alors que la délinquance financière ne poserait pas les mêmes problèmes. Mais quand Johnny Halliday déclarait à la presse "La cocaïne, j'en prends pour travailler ", nous n'avons pas vu la police arriver, saisir la cocaïne, le placer en garde à vue, et le faire passer en comparution immédiate.

Bien que la justice soit faillible, la volonté que les jugements restent équitables devrait maintenir nos esprits en alerte, afin que les manquements ne puissent servir d’arguments à de sombres idéologies, comme cela s’est vu, par exemple, lors de la dégénérescence progressive du système judiciaire sous le régime nazi.

 

·       La vengeance selon certains philosophes :

Si Montesquieu (Mes pensées) 2, donne partiellement raison à Aristote « la vengeance est la seule façon que la Nature nous ait donnée pour arrêter les mauvaises inclinations des autres », il précise néanmoins que la vengeance est animée par la passion qui implique de la subjectivité : « un homme dans la passion, n'est guère en état de voir au juste la peine que mérite celui qui offense ». En cela, il est rejoint, entre autres, par Hegel2 (Propédeutique philosophique) qui distingue la vengeance de la punition et préconise de préférer « l’œuvre d’un juge ». « La vengeance n’a pas la forme du droit, mais celle de l’arbitraire, car la partie lésée agit toujours par sentiment ou selon un mobile subjectif. Aussi bien quand le droit se présente sous la forme de la vengeance, il constitue à son tour une nouvelle offense, n’est senti que comme conduite individuelle, et provoque inexpiablement, à l’infini, de nouvelles vengeances ». 

 

La justice est donc censée décentrer le problème de la victime en cherchant à connaître les responsabilités respectives et en essayant de trouver une solution de réparation adaptée en évitant le chacun pour soi, mais réussit-elle toutefois à apaiser l’esprit de vengeance en toute circonstance ?


1 https://www.canal-u.tv/chaines/ens-de-lyon/la-philo-par-les-mots/le-contrat-social

2 https://www.philo52.com/articles.php?lng=fr&pg=878

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