La
justice peut-elle faire
évoluer l’esprit de
vengeance ?
· Les philosophes et
le rôle de l’État, du droit et de la justice
Dans
la préface du traité politique, Robert Misrahi résume l’idée de Spinoza
selon laquelle l’état de nature est ce qui existe avant le contrat social.
« Dans l’état de nature il n’y a pas de loi civile car il n’y a pas de
société pour les constituer. Mais il existe des lois naturelles qui sont
inapplicables puisque chacun se les représente comme il veut. En effet, si
chacun a droit à tout puisqu’il n’y a pas de loi civile qui limite ses droits,
les autres ont aussi droit à tout ; cela peut vite déboucher sur le droit
à rien puisque chacun peut utiliser ses droits contre autrui. C’est donc le
caractère incontrôlable du droit naturel qui va faire que l’état de nature va
devenir invivable et qu’il deviendra nécessaire de passer à l’état de société
qui peut être créé à travers le contrat social. »
Pierre-François
Moreau, quant à lui, explique dans une conférence à l’école de commerce de Lyon1
que « le contrat social constitue la caractéristique d’un ensemble de
doctrines qui ont essayé de rendre compte de la société politique entre le 17ème
et le 18ème siècle. C’est un concept qui est au centre de toutes ces
doctrines politiques. Chez Hobbes, Locke, Pufendorf, Rousseau et d’autres
encore, on explique la société par un contrat : on ne considère pas que les
hommes soient naturellement sociaux, mais qu’ils sont d’abord des individus et
que pour expliquer cette société, il faut se rendre compte de la façon dont ces
individus ont décidé volontairement de vivre ensemble et de se donner des
institutions qui rendent visible l’union de ces individus séparés en un tout
qui est la cité (la société politique). Ce modèle étant celui de nos sociétés
modernes. ».
· Du contrat social
au système judiciaire
En
France, l’État assure les fonctions régaliennes dont celle de définir le droit et
de rendre la justice dans des
tribunaux censés être égaux pour tous et assurant la défense des droits des
citoyens. Les juges sont invités à y prononcer des jugements conformes à leur
conscience et obéissant uniquement à la loi. La justice répond en ce sens à un
idéal philosophique et moral qui renvoie à la notion d'égalité entre les
citoyens et d'équilibre dans leurs relations. Mais comment être sûr qu’un juge aura le discernement pour
exercer avec droiture ?
· La vengeance s’affranchit des
institutions judiciaires :
L’histoire du monde
regorge de situations dans lesquelles des personnes en proie à des croyances,
des peurs, un esprit de vengeance, de conquête, voire de grégarisme ou de
rejet, ont contourné les formalités judiciaires.
C’est ainsi qu’une
juridiction relevant du simple droit canonique fut l’alibi pour la torture et
le bûcher ou qu’un tribunal irrégulier permit de lyncher des êtres humains au
moment de la guerre
d’indépendance des États-Unis. C’est également de cette manière que la question de
savoir si les Espagnols pouvaient se servir du « droit de
conquête » pour mettre en esclavage, tuer ou convertir par la
force les populations indigènes dont on remettait en question le statut de leur
humanité et la légitimité de la possession de leurs territoires, fut tranchée
par un débat politico-religieux. La position de Sepúlveda
dans la controverse de Valladolid s’est en
effet reposée sur un fondement métaphysique du droit en invoquant à la fois la
loi divine et la loi de la nature.
De nos jours, le recours à la vengeance perdure par exemple à travers la
vendetta ; un code de l‘honneur qui implique, par obligation de solidarité, tous les parents
ou les membres d’un clan dans un processus vindicatif. Par ailleurs,
l’utilisation de la vengeance se nourrit souvent de la résistance à une
domination politique ; le sentiment d'injustice, d'inégalité de traitement
étant souvent à l'origine de cette forme de justice privée, considérée comme
primitive, tout comme les conflits tribaux et/ou ethniques qui semblent se
jouer de faiblesses structurelles (faiblesse des États, lenteur des
institutions …)
C’est
ainsi que le 8
juin 1993, Christian Didier tue de
cinq balles René Bousquet, haut fonctionnaire français, antisémite
et collaborateur avec l'occupant nazi, alors qu’une instruction est enfin en cours
pour crimes contre l’humanité, mais après des années de liberté sans
contrainte. Christian Didier aurait voulu venger les victimes des meurtriers nazis, tuées
dans sa ville. Même si certains ont soupçonné C. Didier de vouloir simplement
être célèbre, les raisons de ce crime auraient peut-être trouvé moins de
légitimité auprès de la population si le procès du collabo avait eu lieu plus
tôt.
De
tout temps, la justice a été exposée à la critique de l’opinion publique. Les
décisions des tribunaux sont souvent contestées et vécues comme injustes ou
insuffisantes. Les juges sont alors considérés comme hors sol, corrompus, voire
politiquement orientés, ce qui serait supposé altérer leur raisonnement. Il est
vrai que certains événements nous amènent parfois à constater des
dysfonctionnements dans la conduite de l'instruction comme par exemple, dans
l’affaire d’Outreau. On peut également observer une méfiance au sujet de peines
d’une justice considérée à deux vitesses, consistant notamment à plus de
clémence pour des personnalités politiques ou médiatiques. La frustration des
citoyens engendrée par cela nous offrant au moins le plaisir de voir refleurir
certains classiques sur les réseaux sociaux : « selon que vous
serez puissant ou misérable, les jugements de cour vous rendront blanc ou
noir » Les
Animaux malades de la Peste (J. de La Fontaine).
Dans une interview, un ancien président de
cours d’assises explique la différence de traitement entre une personne prise
en flagrant délit pour possession de cannabis et un homme politique qui
détourne des fonds publics, par la différence entre les types d’infraction. Le
consommateur de drogue lambda sera déféré, et passera en comparution immédiate
devant le tribunal, parce que la situation pose un risque de problème d’ordre
public, alors que la délinquance financière ne poserait pas les mêmes problèmes.
Mais quand Johnny Halliday déclarait à la presse "La cocaïne, j'en prends pour travailler ", nous
n'avons pas vu la police arriver, saisir la cocaïne, le placer en garde à vue,
et le faire passer en comparution immédiate.
Bien
que la justice soit faillible, la volonté que les jugements restent équitables
devrait maintenir nos esprits en alerte, afin que les manquements ne puissent
servir d’arguments à de sombres idéologies, comme cela s’est vu, par exemple,
lors de la dégénérescence progressive du système judiciaire sous le régime
nazi.
· La vengeance selon
certains philosophes :
Si
Montesquieu (Mes pensées) 2, donne partiellement raison à
Aristote « la vengeance est la seule façon que la Nature nous ait
donnée pour arrêter les mauvaises inclinations des autres », il
précise néanmoins que la vengeance est animée par la passion qui implique de la
subjectivité : « un homme dans la passion, n'est guère en état de
voir au juste la peine que mérite celui qui offense ». En cela, il est
rejoint, entre autres, par Hegel2 (Propédeutique philosophique)
qui distingue la vengeance de la punition et préconise de préférer « l’œuvre
d’un juge ». « La vengeance n’a pas la forme du
droit, mais celle de l’arbitraire, car la partie lésée agit toujours
par sentiment ou selon un mobile subjectif. Aussi bien quand le droit se
présente sous la forme de la vengeance, il constitue à son tour une nouvelle
offense, n’est senti que comme conduite individuelle, et provoque
inexpiablement, à l’infini, de nouvelles vengeances ».
La
justice est donc censée décentrer le problème de la victime en cherchant à
connaître les responsabilités respectives et en essayant de trouver une
solution de réparation adaptée en évitant le chacun pour soi, mais réussit-elle
toutefois à apaiser l’esprit de vengeance en toute circonstance ?
1 https://www.canal-u.tv/chaines/ens-de-lyon/la-philo-par-les-mots/le-contrat-social
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
1 - Tout commentaire anonyme (sans mail valide) sera refusé.
2 - Avant éventuelle publication votre message devra être validé par un modérateur.