jeudi 20 juin 2024

Sujet du Merc. 26 Juin 2024 : Critique de l’apolitisme ?

 

                                      Critique de l’apolitisme ?

"Une opinion commune traite ces dernières années comme des années sombres, presque dévastatrices. On parle de perte des libertés, de désordres économiques, de pandémie brisant l’élan de la vie. On parle d’autoritarisme aveugle et insensible, on pleure la totale disparition de la gauche, on souligne l’importance des mouvements de protestation, des Gilets jaunes aux antivax. On annonce que le pire est devant nous, avec l’inflation galopante et les pénuries prévisibles, notamment celles du gaz et du pétrole, la guerre…

Eh bien, une bonne nouvelle ! Le parlementarisme électoral affirme que tout va bien, et que rien ne change ni ne doit changer. La preuve éclatante est la suivante : il y a cinq ans, les élections présidentielles faisaient accéder au deuxième tour un fringant nouveau venu, Emmanuel Macron, et une vedette bien connue du répertoire électoral, Marine Le Pen.

Alain Peyrefitte, en 1981, sut trouver une formule admirable. Il dit : « Les élections sont faites pour changer de gouvernement, et nullement pour changer de société ». Guidé par son angoisse, il retrouvait, très paradoxalement, une considération de Marx :  à savoir que les élections ne sont qu’une mécanique servant à désigner, selon l’expression de Marx, « les fondés de pouvoir du Capital ». L’un et l’autre, au fond, quoiqu’à des fins opposées, disaient que les élections concernent la gestion – le gouvernement – de l’ordre capitaliste bourgeois, mais n’envisagent aucunement la remise en cause de cet ordre lui-même. 

     
Tout d’abord, il est évidemment faux que la démocratie puisse être définie par le rituel électoral. Etymologiquement, « démocratie » veut dire « pouvoir du peuple », voire même « commandement par la multitude ». Il est ridicule de penser qu’un tel commandement puisse être autre chose que « collectif », au sens d’une réunion du peuple, telle que la pratiquait les athéniens dans la Grèce antique. 

De ce point de vue, rien n’est plus ridicule que de déclarer démocratique la pratique de l’isoloir ! Cet isoloir est la trace visible d’une conception totalement bourgeoise de la conviction politique : elle est, dans le cadre électoral, une conviction « privée », comme doit l’être la propriété. Et de même que les bourgeois qui sont actionnaires et propriétaires de capitaux ont une tendance marquée à dissimuler leurs possessions par le recours aux paradis fiscaux, de même le votant doit cacher son vote en remplissant son bulletin, tout seul, dans une sorte de pissotière électorale. 

On ne saurait inventer une procédure aussi peu démocratique que cette solitude ! En démocratie véritable, toute décision doit résulter d’une réunion où les diverses possibilités ont été argumentées et comprises par tous. Et l’échelle de la réunion, qu’elle soit celle d’une usine, d’un quartier, d’un village, d’une ville, d’un canton, d’une région, d’une nation, et un jour de l’univers entier, dépend du sujet traité, et du chemin parcouru dans la direction qu’indique le chant de l'Internationale : « Levons-nous et demain, l’Internationale sera le genre humain ».

L’isoloir est la matérialisation d’une idée typiquement bourgeoise et conservatrice, idée qui affirme que l’unité de base de tout ce qui existe est, dans l’ordre politique aujourd’hui dominant, l’individu.

En un sens, la contradiction majeure est bel et bien celle du mot après lequel on met le suffixe « isme ». Est-ce « individu » ? On dira alors que l’idéologie dominante est l’individualisme, lequel est immédiatement connecté à la propriété privée de type bourgeois, notamment la propriété privée des moyens de production. Ou alors, on dira qu’il faut partir du « commun », de ce qui est en partage dans le destin de tous, de ce qui résulte de délibérations argumentées auxquelles participent, doivent participer, tous ceux qui sont concernés par la décision à prendre. Et on dit alors communisme, lequel est immédiatement connecté à la propriété collective, propriété partagée notamment par tous ceux qui habitent ou travaillent dans le lieu concerné.

On dira donc que le rituel électoral, destiné à désigner dans l’isoloir ceux qui vont être les protecteurs de l’individualisme et de la propriété bourgeoise, doit s’appeler « parlementarisme » et non pas du tout « démocratie », puisqu’à la place de vraies décisions collectives à tous les niveaux, il propose la mise en place d’un lieu unique où, sous des noms comme « ministères » ou « parlements » se rassemblent les représentants du conservatisme capitaliste. D’où le nom que je propose pour un tel régime : capitalo-parlementarisme.

Aujourd’hui, il est particulièrement clair que ce nom est justifié. En effet, les élections de chambres diverses – ces salons politiques du Capital – sont littéralement programmées par un appareil de propagande gigantesque, lui-même tenu en laisse par la propriété bourgeoise. Les grands quotidiens et hebdomadaires nationaux, les chaînes de radio ou de télévision, sont, depuis de longues années, l’objet d’un processus ininterrompu de privatisation. C’est cohérent, après tout ! Elire une majorité de fondés de pouvoir de l’individualisme capitaliste est plus assuré si c’est à des capitalistes notoires et convaincus qu’appartiennent tous les moyens de propagande ! Les quelques survivants publics appartiennent à l’Etat bourgeois, et il est constamment question de les privatiser eux aussi. Une « propagande » tenue en mains par l’Etat, dit l’individualiste bourgeois, c’est totalitaire ! Tenue par un milliardaire, c’est… démocratique.

Une objection qui peut ici être faite, c’est que la procédure parlementaire engage non pas seulement des individus, mais des partis, et qu’un parti peut prétendre être le représentant d’une collectivité, comme les ouvriers, quand on dit par exemple qu’un parti communiste est « le parti de la classe ouvrière ». Selon cette vision, la procédure électorale serait collective, puisqu’elle opposerait des groupes représentant la diversité sociale.

Tout repose, ici, sur la notion suspecte de « représentation ». Après tout, le capitalo-parlementarisme peut prétendre que, grâce aux partis politiques et au vote parlementaire, c’est bien le réel de la société qui est finalement « représenté » dans les assemblées élues.

Ma thèse est alors la suivante : ce qui caractérise la démocratie véritable, c’est qu’elle n’admet pas la représentation. Elle n’est pas représentable. Un parti, si prolétarien qu’il se déclare, n’est pas, ne peut pas être, la représentation des ouvriers, de la classe ouvrière. Il ne peut être qu’un des instruments politiques dont se dote la classe dans son combat contre l’hégémonie bourgeoise. Il demeure donc sous le signe du multiple : il est une multiplicité prolétarienne organisée, rien de plus.

En fait, en politique, ce qui est déterminant est la présence, la présentation, et non la représentation. C’est le multiple de la décision qui compte, et non l’Un de la représentation et d’une décision séparée.

La démocratie véritable implique certes des formes d’organisation, mais une organisation n’est pas et ne doit pas être une représentation. Elle doit rester subordonnée à la multiplicité agissante.

 

Mais la multiplicité agissante à son tour ne doit pas être ramenée à une collection d’individus. Elle n’est pas réductible à un total d’individus. Elle ne pratique pas l’isoloir. Elle travaille collectivement à analyser la situation, et à déterminer l’action qui importe. Toute réunion politique vraiment démocratique revient à trouver une réponse, travaillée et partagée, à deux questions classiques : un, quelle est la situation actuelle ? Deux, dans cette situation, quelles sont nos tâches ?

On dira donc que le multiple politique agissant définit la situation actuelle et ses tâches, entre deux périls, deux aliénations : sa réduction électorale aux suffrages d’une multiplicité d’individus, qui est sa forme propre de décomposition ; et sa réduction parlementaire qui consiste à nommer une direction unifiée du multiple. Ce qui est sa manière propre de se confondre avec une représentation.

En vérité, ce que la prétendue démocratie parlementaire redoute par-dessus tout, c’est que les deux vices du capitalo-parlementarisme, la décomposition et la représentation, soient affaiblis. Cela arrive si on conteste le suffrage comme unique validation politique, et si l’on conteste le pouvoir d’Etat comme unique figure unifiée de l’action politique.

Le crétinisme parlementaire des forces d’opposition est de reculer sans cesse devant ces deux critiques radicales de la politique pseudo-démocratique, et de prétendre que, une fois au pouvoir, on fera autrement. Mais du coup, le pouvoir sera en réalité le même. Car c’est dès la mobilisation des multiplicités populaires qu’il faut se tenir à distance et de la décomposition, et de la représentation.     

La machine électorale, avec sa pompe décomposante et son robinet représentatif, risque de donner dès le mois prochain un président sans pouvoir face à un parlement sans majorité, alors même que personne n’a vraiment dit la vérité : à savoir que ladite machine peut s’accommoder de tout, sauf bien entendu, c’est l’axiome de Peyrefitte, d’un changement quelconque de la société, à savoir : d’une atteinte portée à l’emprise, elle inconditionnée, du capitalisme moderne sur le jeu électoral. Cette atteinte, jamais !

Pour le reste, dès lors que le réel capitalise sous-jacent prospère, la machine électorale peut tourner à vide, elle en a vu d’autres. Quand j’étais jeune, on était dans la quatrième république, les majorités étaient en général si peu solides qu’on changeait constamment de premier ministre. On votait sans savoir qui serait ministre, et les gouvernements valsaient agréablement. Est-ce que cela a empêché que le capitalisme français se reconstitue, dans les années cinquante et soixante, jusqu’au point qu’on parle à son propos de période fastueuse, des « trente glorieuses » ?  Pas du tout ! Est-ce que cela a empêché les situationnistes de Guy Debord de parler de la naissance d’une « société de consommation » ? Encore moins…


La conclusion sera donc : pour éviter les traquenards de la dialectique entre décomposition et représentation, ne vous approchez surtout jamais d’un isoloir, ne votez pas, ne votez plus jamais. Montez partout, sur tout ce qui vous intéresse, tout ce qui vous mobilise, de vraies réunions collectivisantes sans la moindre trace d’élection. Songez que le seul ennemi impavide, le seul bénéficiaire du système, est la dictature économique et sociale du Capital. 

La « démocratie », celle qu’on oppose au totalitarisme, concrètement, ce sont les Etats-Unis, l’Angleterre, la France, l’Allemagne, et ainsi de suite. A savoir le cortège des puissances impériales, et des milliardaires mettant au service de leurs milliards tout le tiers monde des pauvres, de ceux qui, pour vivre ou survivre, doivent quitter leur pays et tenter de venir ailleurs, chez nous, par exemple. Pourquoi voter, sinon pour chasser de chez nous ces rapaces ?


 Mais c’est ce que justement la machine électorale n’autorise pas. Alors, en tout cas, cessons de voter, et appelons, dans des réunions multiformes en vue de construire une autre humanité, tout le monde à faire de même."

Séminaire public d’Alain Badiou 2022 - Larges extraits.

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