Critique
de l’apolitisme ?
"Une
opinion commune traite ces dernières années comme des années sombres, presque
dévastatrices. On parle de perte des libertés, de désordres économiques, de
pandémie brisant l’élan de la vie. On parle d’autoritarisme aveugle et
insensible, on pleure la totale disparition de la gauche, on souligne
l’importance des mouvements de protestation, des Gilets jaunes aux antivax. On
annonce que le pire est devant nous, avec l’inflation galopante et les pénuries
prévisibles, notamment celles du gaz et du pétrole, la guerre…
Eh
bien, une bonne nouvelle ! Le parlementarisme électoral affirme que tout
va bien, et que rien ne change ni ne doit changer. La preuve éclatante est la
suivante : il y a cinq ans, les élections présidentielles faisaient
accéder au deuxième tour un fringant nouveau venu, Emmanuel Macron, et une
vedette bien connue du répertoire électoral, Marine Le Pen.
Alain Peyrefitte, en 1981, sut trouver une formule admirable. Il dit : « Les élections sont faites pour changer de gouvernement, et nullement pour changer de société ». Guidé par son angoisse, il retrouvait, très paradoxalement, une considération de Marx : à savoir que les élections ne sont qu’une mécanique servant à désigner, selon l’expression de Marx, « les fondés de pouvoir du Capital ». L’un et l’autre, au fond, quoiqu’à des fins opposées, disaient que les élections concernent la gestion – le gouvernement – de l’ordre capitaliste bourgeois, mais n’envisagent aucunement la remise en cause de cet ordre lui-même.
Tout d’abord, il est évidemment faux que la démocratie puisse être définie par
le rituel électoral. Etymologiquement, « démocratie » veut dire
« pouvoir du peuple », voire même « commandement par la
multitude ». Il est ridicule de penser qu’un tel commandement puisse être
autre chose que « collectif », au sens d’une réunion du peuple, telle
que la pratiquait les athéniens dans la Grèce antique.
De ce point de vue, rien n’est plus ridicule que de déclarer démocratique la pratique de l’isoloir ! Cet isoloir est la trace visible d’une conception totalement bourgeoise de la conviction politique : elle est, dans le cadre électoral, une conviction « privée », comme doit l’être la propriété. Et de même que les bourgeois qui sont actionnaires et propriétaires de capitaux ont une tendance marquée à dissimuler leurs possessions par le recours aux paradis fiscaux, de même le votant doit cacher son vote en remplissant son bulletin, tout seul, dans une sorte de pissotière électorale.
On ne saurait inventer une
procédure aussi peu démocratique que cette solitude ! En démocratie
véritable, toute décision doit résulter d’une réunion où les diverses
possibilités ont été argumentées et comprises par tous. Et l’échelle de la
réunion, qu’elle soit celle d’une usine, d’un quartier, d’un village, d’une
ville, d’un canton, d’une région, d’une nation, et un jour de l’univers entier,
dépend du sujet traité, et du chemin parcouru dans la direction qu’indique le
chant de l'Internationale : « Levons-nous et demain, l’Internationale
sera le genre humain ».
L’isoloir
est la matérialisation d’une idée typiquement bourgeoise et conservatrice, idée
qui affirme que l’unité de base de tout ce qui existe est, dans l’ordre
politique aujourd’hui dominant, l’individu.
En
un sens, la contradiction majeure est bel et bien celle du mot après lequel on
met le suffixe « isme ». Est-ce « individu » ? On dira
alors que l’idéologie dominante est l’individualisme, lequel est
immédiatement connecté à la propriété privée de type bourgeois, notamment la
propriété privée des moyens de production. Ou alors, on dira qu’il faut partir
du « commun », de ce qui est en partage dans le destin de tous, de ce
qui résulte de délibérations argumentées auxquelles participent, doivent
participer, tous ceux qui sont concernés par la décision à prendre. Et on dit
alors communisme, lequel est immédiatement connecté à la propriété
collective, propriété partagée notamment par tous ceux qui habitent ou
travaillent dans le lieu concerné.
On
dira donc que le rituel électoral, destiné à désigner dans l’isoloir ceux qui
vont être les protecteurs de l’individualisme et de la propriété bourgeoise,
doit s’appeler « parlementarisme » et non pas du tout
« démocratie », puisqu’à la place de vraies décisions collectives à
tous les niveaux, il propose la mise en place d’un lieu unique où, sous des
noms comme « ministères » ou « parlements » se rassemblent
les représentants du conservatisme capitaliste. D’où le nom que je propose pour
un tel régime : capitalo-parlementarisme.
Aujourd’hui,
il est particulièrement clair que ce nom est justifié. En effet, les élections
de chambres diverses – ces salons politiques du Capital – sont littéralement
programmées par un appareil de propagande gigantesque, lui-même tenu en laisse
par la propriété bourgeoise. Les grands quotidiens et hebdomadaires nationaux,
les chaînes de radio ou de télévision, sont, depuis de longues années, l’objet
d’un processus ininterrompu de privatisation. C’est cohérent, après tout !
Elire une majorité de fondés de pouvoir de l’individualisme capitaliste est
plus assuré si c’est à des capitalistes notoires et convaincus qu’appartiennent
tous les moyens de propagande ! Les quelques survivants publics
appartiennent à l’Etat bourgeois, et il est constamment question de les
privatiser eux aussi. Une « propagande » tenue en mains par l’Etat,
dit l’individualiste bourgeois, c’est totalitaire ! Tenue par un milliardaire,
c’est… démocratique.
Une
objection qui peut ici être faite, c’est que la procédure parlementaire engage
non pas seulement des individus, mais des partis, et qu’un parti peut prétendre
être le représentant d’une collectivité, comme les ouvriers, quand on dit par
exemple qu’un parti communiste est « le parti de la classe
ouvrière ». Selon cette vision, la procédure électorale serait
collective, puisqu’elle opposerait des groupes représentant la diversité
sociale.
Tout
repose, ici, sur la notion suspecte de « représentation ». Après
tout, le capitalo-parlementarisme peut prétendre que, grâce aux partis
politiques et au vote parlementaire, c’est bien le réel de la société qui est
finalement « représenté » dans les assemblées élues.
Ma
thèse est alors la suivante : ce qui caractérise la démocratie véritable, c’est
qu’elle n’admet pas la représentation. Elle n’est pas représentable. Un parti,
si prolétarien qu’il se déclare, n’est pas, ne peut pas être, la représentation
des ouvriers, de la classe ouvrière. Il ne peut être qu’un des instruments
politiques dont se dote la classe dans son combat contre l’hégémonie
bourgeoise. Il demeure donc sous le signe du multiple : il est une multiplicité
prolétarienne organisée, rien de plus.
En
fait, en politique, ce qui est déterminant est la présence, la présentation, et
non la représentation. C’est le multiple de la décision qui compte, et non l’Un
de la représentation et d’une décision séparée.
La
démocratie véritable implique certes des formes d’organisation, mais une
organisation n’est pas et ne doit pas être une représentation. Elle doit rester
subordonnée à la multiplicité agissante.
Mais
la multiplicité agissante à son tour ne doit pas être ramenée à une collection
d’individus. Elle n’est pas réductible à un total d’individus. Elle ne pratique
pas l’isoloir. Elle travaille collectivement à analyser la situation, et à
déterminer l’action qui importe. Toute réunion politique vraiment démocratique
revient à trouver une réponse, travaillée et partagée, à deux questions
classiques : un, quelle est la situation actuelle ? Deux, dans cette situation,
quelles sont nos tâches ?
On
dira donc que le multiple politique agissant définit la situation actuelle et
ses tâches, entre deux périls, deux aliénations : sa réduction électorale aux
suffrages d’une multiplicité d’individus, qui est sa forme propre de
décomposition ; et sa réduction parlementaire qui consiste à nommer une
direction unifiée du multiple. Ce qui est sa manière propre de se confondre
avec une représentation.
En
vérité, ce que la prétendue démocratie parlementaire redoute par-dessus tout,
c’est que les deux vices du capitalo-parlementarisme, la décomposition et la
représentation, soient affaiblis. Cela arrive si on conteste le suffrage comme
unique validation politique, et si l’on conteste le pouvoir d’Etat comme unique
figure unifiée de l’action politique.
Le
crétinisme parlementaire des forces d’opposition est de reculer sans cesse
devant ces deux critiques radicales de la politique pseudo-démocratique, et de
prétendre que, une fois au pouvoir, on fera autrement. Mais du coup, le pouvoir
sera en réalité le même. Car c’est dès la mobilisation des multiplicités
populaires qu’il faut se tenir à distance et de la décomposition, et de la
représentation.
La
machine électorale, avec sa pompe décomposante et son robinet représentatif,
risque de donner dès le mois prochain un président sans pouvoir face à un
parlement sans majorité, alors même que personne n’a vraiment dit la vérité : à
savoir que ladite machine peut s’accommoder de tout, sauf bien entendu,
c’est l’axiome de Peyrefitte, d’un changement quelconque de la société,
à savoir : d’une atteinte portée à l’emprise, elle inconditionnée, du
capitalisme moderne sur le jeu électoral. Cette atteinte, jamais !
Pour
le reste, dès lors que le réel capitalise sous-jacent prospère, la machine
électorale peut tourner à vide, elle en a vu d’autres. Quand j’étais jeune, on
était dans la quatrième république, les majorités étaient en général si peu
solides qu’on changeait constamment de premier ministre. On votait sans savoir
qui serait ministre, et les gouvernements valsaient agréablement. Est-ce que
cela a empêché que le capitalisme français se reconstitue, dans les années
cinquante et soixante, jusqu’au point qu’on parle à son propos de période
fastueuse, des « trente glorieuses » ?
Pas du tout ! Est-ce que cela a empêché les situationnistes de Guy
Debord de parler de la naissance d’une « société de consommation » ? Encore
moins…
La conclusion sera donc : pour éviter les traquenards de la dialectique
entre décomposition et représentation, ne vous approchez surtout jamais d’un
isoloir, ne votez pas, ne votez plus jamais. Montez partout, sur tout ce qui
vous intéresse, tout ce qui vous mobilise, de vraies réunions collectivisantes
sans la moindre trace d’élection. Songez que le seul ennemi impavide, le seul
bénéficiaire du système, est la dictature économique et sociale du Capital.
La « démocratie », celle qu’on oppose au totalitarisme, concrètement, ce sont les Etats-Unis, l’Angleterre, la France, l’Allemagne, et ainsi de suite. A savoir le cortège des puissances impériales, et des milliardaires mettant au service de leurs milliards tout le tiers monde des pauvres, de ceux qui, pour vivre ou survivre, doivent quitter leur pays et tenter de venir ailleurs, chez nous, par exemple. Pourquoi voter, sinon pour chasser de chez nous ces rapaces ?
Mais c’est ce que justement la machine
électorale n’autorise pas. Alors, en tout cas, cessons de voter, et appelons,
dans des réunions multiformes en vue de construire une autre humanité, tout le
monde à faire de même."
Séminaire public d’Alain Badiou 2022 - Larges extraits.
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