Comment sommes-nous devenus narcissiques ?
En l’absence d’interdits sociaux et moraux ainsi que d’autorités censées
les faire respecter, les ressources intérieures sur lesquelles l’homme moderne
s’appuie pour lutter contre ses pulsions ont perdu de leur efficacité.
Le comportement des parents actuels, fils et filles de l’idéologie « bourgeois/bohême »
(Bobo) issue de Mai 68 vis à vis de leur « enfant-roi-né-du-désir »
ne peut plus servir de modèle.
Pour l’auteur étazunien C. Lasch, le fait que le narcissisme soit devenu
la catégorie la plus fréquente des troubles psychiatriques est le signe d’une
modification générale de la structure de la personnalité. Celle-ci enregistre
les changements profonds qui sont survenus au niveau de la société, conséquence
des mutations du capitalisme. Entre autres, citons la bureaucratisation, la
prolifération des images, la place prise par la consommation et à un niveau
plus général, les modifications de la vie familiale et des modes de
socialisation.
Certains traits associés au narcissisme pathologique abondent sous une forme
atténuée dans la vie quotidienne. Le phénomène n’est pas l’apanage des classes
moyennes, il a fini par toucher toutes les classes sociales. Lasch insiste sur
l’erreur qui consiste à assimiler le narcissisme à l’égoïsme, on risque vite de
faire un usage moral de cette confusion.
En France dans le tournant des années 80 – coïncidant avec l’arrivée au pouvoir
de la « gauche » on ne croit plus en un changement de société.
La menace de la catastrophe, qui plane sur cette seconde moitié du XXe siècle,
est devenue si banale qu’on ne cherche plus à l’éviter, mais seulement à lui
donner une réponse individuelle. Le citoyen narcisse ne tente plus de surmonter
les difficultés, mais seulement à leur survivre.
Alors apparaissent en masse les gourous, coachs en tout genre, « thérapeutes » :
les prophètes du « bien-vivre ». Tout « problème »
est personnel. Même le politique n’a rien à dire. Les religions traditionnelles
ne suffisent plus.
Erving Goffman (La Mise en scène de la vie quotidienne, La
Présentation de soi, Éditions de Minuit, coll.
« Le Sens Commun », 1973), constate la tyrannie croissante de la conscience de
soi au point que le sujet a le sentiment d’être un acteur constamment surveillé
par les autres. Son rapport à la réalité, médiatisé par « l’information »,
lui fait douter de la réalité même.
Pour lui, sa seule réalité est l’identité qu’il se façonne, à la manière
d’une œuvre d’art, en empruntant à la culture de masse et à la publicité. Pour
s’assurer de son identité, il a besoin des autres. Leur approbation le rassure
et lui donne le sentiment d’exister. Alors que la morale du travail n’a plus
cours, le capitalisme a besoin que l’individu se tourne vers la consommation.
Au travail, alors que la personnalité compte plus que la compétence, il
appartient à chacun de modeler son image quitte à en faire une marchandise.
Cette posture n’incite pas à trouver du sens à son travail, mais plutôt à
entretenir avec lui une distance ironique, remède à l’inauthenticité ressentie
(voir un philopiste précédent sur l’aliénation). Cette attitude tend à
montrer que tout n’est qu’un jeu, une mascarade.
Les institutions de transmission – avec l’aide des Etats - ont capitulé pour suivre la tendance de la
« culture du moi ». L’enseignement s’est attaché à répondre
aux besoins de l’élève et a mis l’accent sur le développement de sa « créativité
et de sa spontanéité ». L’accent mis sur les relations entre les
élèves les encourage à entretenir leur popularité. De même que l’éclectisme des
programmes dans lesquels l’élève fait son choix l’incite à adopter un
comportement de consommateur, si bien que l’école prépare l’enfant à vivre dans
une société permissive et hédoniste, plus qu’à lui inculquer des valeurs et une
formation intellectuelle.
Parallèlement, le jeu et le sport auraient pu être les derniers refuges
où le risque et l’incertitude avaient une chance de survie. Mais, l’esprit de
sérieux a progressivement contaminé le jeu. Le sport s’est sécularisé en
perdant sa nature de rituel. Récupéré, il est mis au service de la formation du
caractère et du patriotisme. Avec sa professionnalisation, la domination par le
marché, il s’est transformé en une industrie du divertissement. Les enjeux sont
tels que plus rien n’y est laissé au hasard, le calcul gouverne le sport comme
tout le reste. (Voir un philopiste récente sur « le déclin de l’esprit
sportif »).
Avec sa professionnalisation, la domination par le marché, il s’est
transformé en une industrie du divertissement. Les enjeux sont tels que plus
rien n’y est laissé au hasard, le calcul gouverne le sport comme tout le reste.
La sexualité libérée de ses contraintes antérieures n’est plus rattachée à
l’amour, au mariage et à la procréation. Seule est recherchée la satisfaction
sexuelle. Mais si le « narcisse amoureux » mime le détachement
et affiche la désinvolture, il craint toutefois d’être dépendant à l’égard des
autres, car il redoute leurs demandes. La valorisation du travail qui est celle
du capitalisme des origines a laissé la place à la recherche du plaisir. Ici il
faut faire une incise sur Sade qui, poussant la logique capitaliste à son
terme, voit les hommes et les femmes uniquement comme des objets d’échange. Lorsque
l’exercice de la raison se réduit à un calcul, la poursuite du plaisir n’a plus
aucune limite.
De nombreuses industries de service, d’aide sociale et de santé se sont
emparées des fonctions de socialisation auparavant dévolues à la famille.
L’État, par l’intermédiaire de ses experts, s’est substitué aux familles jugées
incompétentes. Les conseils donnés aux parents les fragilisent, car moins
confiants dans leurs capacités, ils perdent toute spontanéité. L’entrée des
experts dans les familles a altéré les relations familiales.
Dans les familles occidentales de ce début du XXIIème siècle la mère porte
une attention exclusive à son enfant, mais ses soins sont de pure forme,
paradoxalement désincarnés. En l’absence fréquente du père (la création
grotesque du concept de : « famille mono parentale), le déclin de
l’autorité familiale favorise les comportements qu’attend une culture
hédoniste. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, l’attitude permissive
masque un vigoureux système de contrôles désormais directement exercés par la
société – à sa convenance -. Le discrédit de l’autorité familiale laisse
intacts les systèmes de domination.
Seul le présent compte pour notre narcisse moderne mais s’aperçoit-il
qu’il subit sa dictature ? Il se détourne du passé dont il n’attend nulle
leçon. Il ne regarde pas davantage vers l’avenir qui semble ne lui réserver
rien de bon. Il perd le sens de la continuité historique, le sentiment d’être
relié aux générations passées et futures. Incapable de sublimations dans le
travail ou l’amour, quand la jeunesse le quitte, il est confronté au sentiment
douloureux d’être privé de tout.
Redoutant de s’effacer devant les nouvelles générations, sa hantise de
vieillir est très irrationnelle Statistiquement on a montré ( C. Lasch, la
culture du narcissisme, 2000, éditions Climats) que cette angoisse commence
désormais à un âge bien antérieur à l’arrivée de la vieillesse. Pourtant, la
peur de la vieillesse ne provient pas d’un « culte de la jeunesse »,
mais d’un culte du Moi qui ne croit plus en l’avenir.
L’homme contemporain, n’est pas la personne épanouie que la libération du
désir promettait.
Mais de façon troublante, Narcisse est adapté à la société capitaliste
qui privilégie – pour le moment - la séduction à l’autorité. L’économie
libérale a trouvé un appui imprévu dans le mouvement d’émancipation des années
1970-80 qui a fait reculer les derniers obstacles à son expansion, les
autorités traditionnelles. Les esprits « libérés des tabous » étaient
prêts à être colonisés par la publicité.
Dans une atmosphère de retrait du collectif et de repli sur le privé,
l’État, par ses experts, a rendu les individus dépendants. Le narcissisme est
l’aboutissement de ces différentes emprises.
Mais l’authentique émancipation ne passe-t-elle par une vie
véritablement vécue selon ses besoins, loin des exigences et des normes
imposées ?
Quelques ouvrages : E Fromm, Avoir ou être : un choix dont dépend
l'avenir de l'homme, R Laffont 1978. Le Joueur, Michael Maccoby InterEditions,
1980. Sade, La Philosophie dans le
boudoir, publié en 1795.
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