Le
déclin de l’esprit sportif.
Faire du sport c’est
activer ses muscles dans un but de loisir, de passer du « bon temps »
et désormais c’est bon pour notre santé. Il y a des sports. Les plus
connus mettent en jeu des équipes qui s’affrontent dans un esprit de
compétition. Et comme on dit : « le meilleur gagne » ! –
Pas si sûr – La limite de ce type de pratique est la boxe ou le tennis ou deux
personnes rivalisent.
Puis il y a les sports individuels mais toujours liés à une
compétition : soulever des haltères, sauter le plus loin, le plus haut,
etc ….
Et enfin il y a le sport de ceux qui considèrent que se dépasser soi-même,
loin du regard des foules est l’essentiel (alpinisme, marche à pieds…). Avons-nous
à vaincre quelqu’un d’autre que nous-mêmes ? (Voir le sujet sur
l’aliénation).
Ce sont les deux premières catégories de ce préambule qui vont nous
intéresser ? Qu’était un match de foot dans une ville populaire dans les
années soixante ? Essentiellement des clubs (associations) dont tous les
membres étaient bénévoles ; généralement ils représentaient une entreprise
(mines, sidérurgie ….) et tous les participants se connaissaient déjà pour être
des citoyens locaux vivant côte à côte. Pour ces gens là le moment du sport
était avant tout un moment amical et de loisir après des heures de travail
pénible. Un outil de socialisation dans lequel la « compétition »
était fraternelle. Après le match on se retrouvait en famille pour continuer à
célébrer en commun ce moment de détente, d’efforts bien entendu, mais avant
tout de fraternité. On pouvait appeler cela l’esprit sportif.
Mais ça, c’était avant.
- En quelques dizaines d’années, le sport est devenu l’un des vecteurs les plus
actifs et performants du développement économique du monde ; avec son marché de
marques (les logos), de sportifs (les transferts), d’équipements désormais
numérisés (les stades), ses paris, étayé par une idéologie puissante et
efficace (la santé, la jeunesse, l’éducation, la culture…). Le sport a conquis
la totalité de la planète. Il a envahi la Terre (le ciel et la mer, compris)
par la multiplication d’événements récurrents, assujettissant tous les hommes à
un rythme permanent de compétitions qui se déploient du local au global, et
vice versa. Tous les États (y compris ceux qui ne sont pas membres de l’Onu, à
l’instar du Saint-Siège et de la Palestine) sont unis entre eux par le sport et
cherchent à se différencier et à se concurrencer par le sport. Aujourd’hui, les
sujets des États-nations se métamorphosent en virtuels adhérents relais de
puissantes organisations supranationales (CIO, Fifa…), dont l’unique moteur est
la compétition dans le cadre d’un spectacle sportif permanent (Jeux olympiques,
Coupe du monde…). Sont ainsi convoquées, à l’échelle planétaire et dans le
cadre non figé des États (il y a plus de nations dans la « famille olympique »
qu’à l’ONU), toutes les compétitions de toutes les disciplines à toutes les
échelles territoriales.
Les dirigeants de ces multinationales du sport et tous ceux qui en
dépendent (entraîneurs, médecins, sportifs, avocats…) constituent une nouvelle
classe sportive mondiale transnationale. À un sport mondialisé s’associe une
classe monde sportive. Ce monde n’est pas une autre société qui serait l’utopie
enfin réalisée d’un monde meilleur. Il constitue un projet de société, le
souhait d’une dystopie qui, en développant le tourisme et les technologies de
l’informatique et du numérique, façonne un nouvel ordre unifié du monde
lui-même unifiant tourisme et nouvelles technologies.
Le marché économique ouvert par la compétition sportive est infini qui,
s’appuyant sur les États-nations, cherche à dépasser leurs frontières étroites.
Le temps et l’espace, tels que l’économie politique les structure et les
déploie, s’organisent par et pour le déploiement du monde du sport. Le sport
est l’institution qui a réussi la fusion entre l’espace et le temps de la
modernité. Si le sport est l’objet de
calculs et de mesures permanents, il s’exerce sur les individus sous la forme
d’une succession incessante de compétitions scandées par l’espoir entretenu de
la chute ininterrompue des records : « Il faut, de toute nécessité, se
mesurer avec quelqu’un ou avec quelque chose ; si vous n’avez pas de rival sur
vos talons, ayez du moins, pour vous inciter, un record devant vos yeux. »
(Pierre de Coubertin) L’espace comme le temps du monde sont dominés par la
compétition sportive qui s’intègre désormais à tous les écrans de réception mis
à la disposition de masses adhérentes et presque adhésives. Le sport est le
mouvement permanent sur lequel roule la société en tant qu’ultime projet d’une
société sans projet.
Le sport de compétition ne correspond déjà plus à un événement placé
sous les seuls projecteurs des multiples médias (presse, radio, télévision,
Internet). La médiatisation du sport se fait par le sport ; le sport est comme
un média, le plus puissant média du monde, un ultramédia confirmant la thèse de
Marshall McLuhan — à savoir que « le vrai message, c’est le médium lui-même
». Les manifestations sportives déversent sans interruption des flots de
résultats, de statistiques et d’anecdotes qui saturent l’espace comme le temps.
« Le sport ne s’arrête jamais » afin qu’on « oublie la politique
», comme l’énonce la chaîne de télévision qatari BeIN sport. Le sport engendre
un système d’information unique : l’important n’est pas ce que la presse, la
radio ou la télévision disent du sport ; le message du sport, c’est le sport.
L’idéologie sportive se diffuse par son propre canal, sans rencontrer la
moindre résistance. Le sport, qui se trouve consacré par le spectacle du stade
élevé au stade du spectacle, s’est hissé au niveau du plus grand système
médiatique jamais inventé. Il a franchi le seuil d’un dispositif
visualo-acoustique majeur pour atteindre un appareil complexe qui a pris la
forme de l’espace public. La passion pour le sport se transforme en passion de
l’image du sport, en « iconomanie » (Günther Anders) sportive. Et cette
couverture sportivo-médiatique est universelle, sécrétant un lien continu et
invisible entre la technologie audiovisuelle planétaire et de masse et les
grands événements sportifs auxquels elle est appareillée. Surgit et se déploie
un système audiovisuel sportif planétaire qui plonge ses racines dans les
États-nations pour apparaître et se développer en tant que superstructure
mondiale unifiée.
La compétition sportive n’est pas qu’une succession régulière d’épreuves
ou de matchs dont le record ou la victoire est le but ultime.
Dopage, violence, racisme… sont constitutifs du sport et ne sont pas des
dérapages, des excès, des déviations, ses marges, ni les preuves visibles ou
tangibles qui feraient la démonstration évidente du caractère néfaste du sport.
Le dopage pas plus que la violence ou le racisme ne gangrènent le sport, ni ne
le pervertissent. Ils l’organisent, l’ordonnent, l’harmonisent avec l’ensemble
d’une société qui les a définitivement adoptés. Dans cette logique, loin d’être
méprisés, les sportifs convaincus de dopage sont de nouvelles vedettes, au
statut particulier. Ceux qui meurent si jeunes, victimes du dopage, sont
désormais des héros ; mieux encore, les martyrs d’une cause juste : le sport.
Comme mourir à la guerre exonérait de tout jugement sur la guerre elle-même,
mourir en sportif glorifie à tout jamais celui qui se sacrifie sans remettre en
cause le sport. Le dopage, la violence ou encore le racisme (antisémitisme
inclus) sont consubstantiels au sport. Ils ne l’altèrent pas ; ils n’en sont
pas des excroissances monstrueuses ; ils sont la vérité du sport.
La mise en retrait, sinon la retraite effective, pratique et théorique, de la
critique du sport, le décrochement de sa praxis originelle, sont tout d’abord
dus au poids écrasant et en apparence irrésistible du sport de compétition.
Elle est la conséquence : — de la puissante massification sportive liée au
développement du secteur « sport » (un marché, des équipements) dans le cadre
de la globalisation/mondialisation des sociétés, elle-même redoublée par le
spectacle télévisuel permanent et le tourisme de masse ; — de l’intégration du
sport dans la vie quotidienne et surtout en tant que vie quotidienne ; — du
tumulte contagieux des supporters dans le stade se métamorphosant en
aficionados, puis en hooligans, qui se prolonge jusqu’aux téléspectateurs et à
l’ensemble des individus en proie au chauvinisme et au nationalisme sportifs ;
— de l’intégration réussie des anciens tabous, et, en particulier, celui du
dopage perçu comme « inévitable » et désormais revendiqué comme nécessaire à la
bonne qualité du spectacle du sport. L’exténuation sinon l’extinction de la
critique du sport est de façon concomitante l’ultime résultat de l’effacement
de la subjectivité du sujet politique pour une attitude positive ou contemplative
à l’égard de la réalité sportive.
Le sport n’est pas un phénomène de société parmi d’autres, plus ou moins
détaché ou même très éloigné d’un contexte général ; il est le lien entre tous
les phénomènes les plus détestables de la société, parmi lesquels la violence
(« canalisée »), le racisme (exhibé et « combattu »), le dopage (la lutte
contre –) et l’argent (« partout »).
La critique du sport (comme toute critique) n’a pas de côté positif. Sa
seule « positivité » tient à sa négativité permanente et déterminée du sport
tel qu’il est, et ce jusqu’à nier sa propre négation déterminée (la critique)
en disparaissant au bon moment pour réapparaître au moment opportun.
Contrairement à ce que certains voudraient croire, il ne peut exister de projet
de la critique du sport au sens d’une entreprise critique durable, planifiée
dans le temps. L’idée même d’un projet de la critique du sport constitue un
non-sens absolu. La critique du sport n’a pas de projet et elle n’est pas un
projet puisque son seul objectif est la disparition de son objet : le sport. – (M.
Perelman : le stade barbare (1998)
- Les jeux olympiques n’ont pas eu lieu (2024))
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