La liberté se définit-elle comme le
pouvoir de refuser ?
Penser, c’est remettre en causes
les apparences, les préjugés. Un tel pouvoir consiste donc d’abord à refuser.
Et c’est là le sens du doute. Non pas le doute qui survient après coup, mais le
doute volontaire. Ainsi Descartes explique
au début de la première de ses Méditations métaphysiques comment il a attendu
d’avoir l’âge nécessaire pour tout remettre en cause et pour fonder les
sciences. Certes, il partait du constat qu’il y avait en lui des erreurs. Mais
tout le monde fait ce constat. Par contre, tout le monde ne refuse pas les
préjugés ou les opinions même s’il en doute parfois.
Le doute méthodique, autrement
dit, la décision de refuser toutes les opinions ou les connaissances, révèle la
liberté comme pouvoir de refuser toutes les pensées, même celles qui semblent
les plus assurées. En effet, c’est en usant de sa liberté que Descartes pourra
rejeter certaines évidences, comme celle du monde ou du corps.
Si l’esprit n’avait ce pouvoir de
refuser, il lui serait impossible de ne jamais rompre avec les préjugés. Ainsi,
lorsque Platon présente dans l’allégorie de la Caverne du livre VII de La
République des prisonniers à notre image qui sont attachés face à un mur où ils
contemplent les ombres des objets qui sont derrière eux, il faut bien admettre
qu’il y ait une possibilité de se délivrer seul, sans quoi on ne comprendrait
pas que quelqu’un essaye de délivrer un prisonnier.
C’est ce pouvoir de refuser qui
définit la liberté de penser et qui permet de comprendre comme la recherche de
la vérité est possible et comment l’individu n’est jamais totalement soumis aux
opinions qui règnent de son temps.
Toutefois, la négation de la
simple pensée peut s’expliquer tout autrement. Lorsque je nie une idée,
n’est-ce pas à partir d’une autre idée ou bien parce qu’il y a un doute qui ne
dépend pas de moi. Il fallait bien une crise dans la pensée chez les Grecs ou à
l’époque moderne pour que la réflexion philosophique apparaisse. Dès lors,
n’est-ce pas plutôt dans le refus du désir que peut consiste le pouvoir propre
de la liberté ?
En effet, le désir nous donne des
buts. Aussi pourrait-on penser que c’est dans sa réalisation que l’on est libre
et qu’au contraire, toute contrainte apparaît comme la négation de la liberté
traditionnellement définie comme le fait de faire ce qu’on veut ou d’agir sans
contrainte. Dès lors, ce serait dans le pouvoir de refuser les contraintes que
résiderait la liberté, pouvoir d’ailleurs équivalent au pouvoir qu’il faut
acquérir selon Hobbes dans le
chapitre XI du Léviathan pour obtenir ce qu’on désire.
Et pourtant, il n’en est rien. En
effet, suivre simplement ses désirs, c’est se contenter de se laisser guider
par ce qu’on n’a pas choisi. Imaginons un homme dont le seul désir serait de
regarder des émissions dites de « télé réalité » et qui aurait fait un héritage
le lui permettant. Qui dirait qu’il est libre ? Qui penserait qu’il a choisi
une telle vie ?
C’est que le désir joue le rôle
dans nos vies des chaînes des prisonniers de la caverne de Platon qu’il donne comme image de l’éducation dans le livre VII de
La République. Il nous lie à certains objets et à certaines actions. Nous le
vivons d’ailleurs ainsi quand nous nous disons à nous-mêmes, à tort ou à
raison, que le désir a triomphé de nous. Preuve que nous ne le considérons pas
comme nous-mêmes.
La liberté est bien plutôt dans
le choix. Or lorsque nous choisissons de réaliser nos désirs, nous ne
manifestons ainsi aucune liberté véritable. Ou plutôt, rien ne nous assure que
nous sommes véritablement libres. C’est donc bien plutôt dans le refus des
désirs que la liberté est possible. Or, comment un tel refus serait-il possible
?
Si l’on se contente de considérer
qu’il est toujours possible de refuser ce qu’on estime vrai ou bien à l’instar
de Descartes dans sa lettre au père
Mesland du 5 février 1645 au motif que ce serait choisir la liberté, il n’en
reste pas moins vrai qu’on ne voit nul refus du désir mais bien plutôt celui de
prouver la liberté.
C’est pour cela qu’il ne peut y
avoir de véritable refus du désir que si et seulement si le motif de l’action
n’a rien à voir avec le désir. C’est le cas dans l’action morale. Prenons le
cas dont use Kant dans la Critique
de la raison pratique (1788). Il s’agit d’un homme à qui on pose deux
questions. La première serait celle de savoir s’il pourrait résister à son
désir si on lui promet la mort après l’avoir réalisé. Il répondrait bien
évidemment oui dans la mesure où le désir de vivre l’emporterait. Par contre si
on lui demande s’il peut refuser de faire un faux témoignage contre un homme
honnête pour un motif politique et sous peine de mort, il répondra qu’il peut
refuser même s’il ne sait pas s’il le ferait vraiment. C’est que son motif est
alors son devoir moral. Dès lors, c’est ainsi qu’il est possible de concevoir
la possibilité de définir la liberté comme un pouvoir de refuser le désir.
Néanmoins, penser qu’il est
possible de refuser le désir au nom de la conscience morale, c’est affirmer la
valeur de celle-ci. Or, rien ne nous prouve que cette affirmation qui rend
possible le désir est bien quelque chose qui nous appartient. Dès lors, ne
peut-on pas considérer que le pouvoir de refuser ne permet pas de définir la
liberté ?
En effet, dire que le pouvoir de
refuser le désir, voire la pensée, permet de définir la liberté, c’est
finalement la penser de façon purement négative. Or, il est clair que dans tous
les cas, le refus exprime une autre face, celle de l’affirmation. Et même, ce
refus lui-même, au moment où il se manifeste, rien ne nous assure qu’il
provient bien de nous.
Pour la pensée, il est clair
qu’aucune négation n’est possible s’il n’y a pas une affirmation qui la rende
possible. C’est ainsi que c’est le projet de trouver une évidence pleine et
entière qui explique l’utilisation du doute méthodique par Descartes. Sans quoi il n’y aurait aucune raison de douter de la
réalité matérielle et Descartes lui-même qualifie d’hyperbolique un tel doute
dans la sixième de ses Méditations métaphysiques. Il faut donc affirmer le
projet de recherche, voire sa possibilité ou sa valeur pour que le refus des
approximations soit possible. De façon générale, le refus des préjugés, des
apparences, des erreurs repose sur l’affirmation que la vérité est en tout
préférable. Cette affirmation elle-même, rien ne prouve qu’elle est bien nôtre.
Pour le désir, n’est-il pas clair
qu’il est strictement impossible de s’en tenir au refus comme manifestation de
la liberté puisque précisément le refus du désir présuppose bien plutôt
l’affirmation de la moralité. Or, celle-ci présente un visage impératif qui
pourrait bien être l’affirmation en nous d’une exigence dont nous ne sommes nullement
responsables.
Le fanatique fait remarquer Rousseau dans l’Émile contrefait la
conscience morale en dictant le crime en son nom. Et pourtant, il paraît
refuser de s’en tenir au désir. Il pense agir librement et moralement. N’est-il
pas dans une sorte d’illusion de liberté ?
On voit donc en quoi il est
impossible de tenir le refus pour une définition de la liberté car il est
toujours rendu possible par un appui positif dont on peut se demander à chaque
fois s’il a bien le sujet comme source ou bien s’il ne lui est pas imposé de
l’extérieur sans que le sujet le sache. C’est pourquoi le pouvoir de refuser
est un indice douteux de la liberté et ne peut donc permettre de la définir.
En un mot, on se demandait si
l’on pouvait se servir du pouvoir de refuser pour définir la liberté,
c’est-à-dire l’action ou la pensée en tant qu’elle émane du sujet. Or, il est
apparu que tant du point de vue de la pensée que du désir, il pouvait bien
paraître comme une manifestation de la liberté en tant qu’elle est recul par
rapport aux pensées venant du dehors ou aux désirs. Et pourtant, il a fallu
reconnaître finalement qu’un tel pouvoir de refuser restait ambigu car il
s’appuie toujours sur des affirmations dont rien ne prouve qu’elles ne
s’imposent pas au sujet.
Par P. Bégnana
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