L’idée de nature chez Sade nous aide-t-elle à
comprendre Spinoza ?
« Nourris-toi sans cesse des grands principes de Spinoza, de Vanini,
de l'auteur du Système de la nature, nous les étudierons, nous les analyserons
ensemble, je t'ai promis de profondes discussions sur ce sujet, je te tiendrai
parole, nous nous remplirons toutes deux l'esprit de ces sages principes ».
Sade, Œuvres, Pléiade 1998, p. 195. – Première leçon de philosophie de Mme
Delbéne à Juliette.
Sade a-t-il lu Spinoza ? Qu’est ce qui lui fait penser qu’en ce qui
concerne la notion de Nature (qui est sous-jacente dans toute l’œuvre de Sade)
il serait un élève de Spinoza ?
Il est vrai que chez ces deux auteurs la nature est l’instance qui permet
d’expliquer le réel. « Deus sive natura » : dieu c’est à dire
la nature, dira Spinoza. La nature est la cause première et absolue de tout
; rien n'échappe à ses lois et rien ni personne de supérieur à elle n'oriente
celles-ci selon un dessein préétabli. D'emblée, on comprend que le concept de
nature, matrice de tout, implique que toutes choses sont des manifestations de
cet être immense et unique qui englobe la multiplicité du réel. Il en dérive
donc immédiatement une forme de panthéisme, selon lequel, pour utiliser le
vocabulaire de Spinoza, Dieu ou la nature est l'unique substance, dont les
êtres particuliers que nous sommes et dont nous sommes entourés sont les
manifestations multiples, les « affections » ou « modes » singuliers.
La diversité de ces attributs et modes ne compromet en rien l'unité
substantielle du tout : tous soumis à la même loi, nous sommes tous en réalité
des êtres entièrement naturels, où la culture et la morale sont des « natures »
artificielles et toujours secondaires, toujours acquises par-dessus notre fond,
unique et commun.
« Cette chose est dite libre qui existe par la seule nécessité de sa
nature et est déterminée par soi seule à agir ; cette chose est dite nécessaire
ou plutôt contrainte qui est déterminée par une autre à exister et à produire
quelque effet dans une condition certaine et déterminée » Spinoza,
Court Traité.
Sade, quant à lui, répète à de multiples reprises combien la nature est
un tissu de lois nécessaires auxquelles nul être n'échappe, et combien la
liberté est un concept vain si l'on croit par-là mentionner une liberté de
choix : « Si l'on voulait bien
se persuader que ce système de la liberté est une chimère, et que nous sommes
poussés à tout ce que nous faisons, par une force plus puissante que nous ; si
l'on voulait être convaincu que tout est utile dans le monde, et que le crime
dont on se repent est devenu aussi nécessaire à la nature, que la guerre, la
peste ou la famine, dont elle désole périodiquement les empires, infiniment
plus tranquilles sur toutes les actions de notre vie, nous ne concevrions même
pas le remords, et ma chère Juliette ne me dirait pas que j'ai tort de mettre
sur le compte de la nature, ce qui ne doit être que sur celui de ma dépravation "
Sade, Leçon de Clairwill à Juliette.
Un autre élément consubstantiel à la nature semble aussi se retrouver chez
Spinoza et Sade. Chez Sade comme chez Spinoza, tout être se définit en premier
(et en dernier) lieu par le désir qui le constitue et qui le pousse à
déployer son existence dans les limites de son naturel propre. Mais la vision
spinoziste et sadienne s’écarte sur un point et non des moindres : celui
de la conception de l’homme.
Dans les termes de Spinoza, ce désir, appelé conatus, constitue
un effort, une tension, un élan pour persévérer dans son être propre, et il
est absolument universel. « Il en découle une identité
de nature de l'homme avec les autres êtres, « lesquels sont tous animés, bien
qu'à des degrés divers » (Ethique 2, Prop. 13) au sens de tous tenir leur
essence de cette nature qui est puissance et qui se manifeste en eux par le
désir de persévérer dans l'être ».
Pour Spinoza l'homme bénéficie d'une supériorité sur tous les animaux du
fait de sa complexion corporelle plus grande et plus diversifiée qu'eux,
laquelle lui permet, à lui et à lui seul, de parvenir à la raison
Pour Sade il en est tout autrement :
« Quoi, cette qualité divine [l'immortalité], disons mieux, cette
qualité impossible à la matière, pourrait appartenir à cet animal, que l'on
appelle un homme. Celui qui boit, mange, se perpétue comme les bêtes, qui n'a
pour tout bienfait qu'un instinct un peu plus raffiné, pourrait prétendre à un
sort si différent, que celui de ces mêmes bêtes ; cela peut-il s'admettre une
minute ? », « Ah ! Si le malheureux a quelque avantage sur les
animaux, combien ceux-ci n'en ont-ils pas à leur tour sur lui ?
À quel plus grand nombre d'infirmités et de maladies n'est-il pas sujet ?
De quelle plus grande quantité de passions n'est-il pas victime ? Tout combiné,
a-t-il donc bien réellement quelque avantage de plus ? Et ce peu d'avantage
peut-il lui donner assez d'orgueil, pour croire qu'il doive éternellement
survivre à ses frères ? » Sade : Clairwil à Juliette.
Cette assimilation à l’animalité chez Sade et cette volonté d’humanité
chez Spinoza se révèle au travers de l’œuvre de Sade dans le circuit infernal
de l'approfondissement toujours plus grand de la cruauté pour combler le désir
insatiable qui caractérise ses personnages : un processus d'asservissement
volontaire au lieu d'une libération conduisant à aimer le monde dans un
détachement de ses contingences, par la paix intérieure.
Une fuite en avant de plus en plus destructrice et, Spinoza dirait, destructrice
de soi-même en premier lieu.
Mais Sade n'y voit qu'un renforcement de tout l'être, corps et esprit, amenant
au façonnement d'un naturel plus puissant. A n’importe quel prix. Au prix de
tous les crimes.
Pour Spinoza au contraire : « seule assurément une farouche
et triste superstition interdit de prendre des plaisirs (...). Il est donc d'un
homme sage d'user des choses et d'y prendre plaisir autant qu'on le peut (sans
aller jusqu'au dégoût, ce qui n'est plus prendre plaisir). Il est d'un homme
sage, dis-je, de faire servir à sa réfection et à la réparation de ses forces
des aliments et des boissons agréables pris en quantité modérée, comme aussi
les parfums, l'agrément des plantes verdoyantes, la parure, la musique, les
jeux exerçant le corps, les spectacles et autres choses de même sorte dont
chacun peut user sans dommage aucun pour autrui. Le corps humain en effet est
composé d'un très grand nombre de parties de nature différente qui ont
continuellement besoin d'une alimentation nouvelle et variée, pour que le corps
entier soit également apte à tout ce qui peut suivre de sa nature et que l'âme
soit également apte à comprendre à la fois plusieurs choses. … un désir [et
donc un plaisir] tirant son origine de la raison ne peut avoir d'excès » (Spinoza,
Ethique 4)
Héritière d’Épicure, la philosophie de Spinoza s’écarte dans son
développement sur la nature de l’optique sadienne car elle incorpore, comme
chez Épicure une doctrine des plaisirs intimement liée à une éthique du vivre
en commun.
Doctrine de la passion maîtrisée par la connaissance de la nature, non
par son assujettissement à elle. Doctrine de la passion comme émanation de la
connaissance des déterminismes qui nous meuvent et non comme asservissement à
ces déterminismes.
Seule la raison, chez Spinoza, est source véritable d'action pour
l'homme. La raison est une connaissance adéquate qui comprend la nécessité du
monde et à ce titre, libère de la servitude de l'illusion et de
l'imagination.
La liberté a à voir avec la raison, c'est l'autonomie. Ce ne sont plus
les choses extérieures qui nous poussent à agir mais, grâce à la compréhension
de la nécessité qui imprègne le réel dans son ensemble, on désire librement les
gestes que l'on pose effectivement. La libération est donc d'ordre entièrement
mental.
À l'inverse de cette santé générale du corps dans sa totalité, qui est ce
que la puissance du corps peut espérer de mieux pour s'épanouir, les plaisirs
sexuels (Sade) sont l'image même de ce qui nous enchaîne au lieu de nous
libérer, en particulier parce qu'ils ne concernent à chaque fois qu'une partie
du corps et non son ensemble.
« Un désir, tirant son origine d'une joie ou d'une
tristesse qui se rapporte à une seule des parties du corps, ou à quelques-unes,
mais non à toutes, n'a point égard à l'utilité de l'homme entier ».
Spinoza, Ethique 4.
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