COMMENT JOUIR DU CARACTÈRE MORTEL DE LA VIE ?
Les animaux savent-ils qu'ils vont mourir ? Non, mais
bien les hommes. Est-ce un hic ou un bonus ? Comment les hommes ont-ils
pris conscience de la mort à ce moment de leur évolution où ils ont commencé à
ensevelir leurs défunts il y a plusieurs dizaines de milliers d'années ?
Constatant qu'un membre du groupe ne répond plus aux stimuli
usuels, le souvenir de la situation antérieure a fait prendre conscience à
chacun de cette condition commune : celle de la vie et de la mort,
à savoir l'absence de vie. La reconnaissance de la mémoire de l'autre devenu
inerte à jamais s'est traduite tant par la préservation de son corps des
prédateurs à l'aide de quelques pierres amoncelées que par un processus de
retour réflexif sur soi et sur le corps collectif de la vie en société. L'homme
ne pouvant vivre seul, s'est fait sentir la nécessité de renflouer le groupe
par de nouveaux membres afin de mieux jouir ensemble et pour soi de
l'inéluctable caractère mortel de la vie. Ce constat a depuis incité à des
pratiques de la vie diverses et a conduit à fonder l'ordre social de toute
société sur le sens donné à la mort. Depuis sa prise de conscience de la mort
chaque société a voulu la rendre tolérable, surtout pour les puissants, par
l'organisation des psychè renforcée par des rituels et sacrifices que
financera le peuple innombrable.
Si la terreur et le trouble dominent face à la vie et à la
mort, certains chercheront des formules de confort illusoires, ce qui
soulignent leur précarité. D'autres les tourneront alors à leur profit et
structureront l'ordre social par la spécification spécieuse de chaînes de
raisons déterminant la survenue de la mort. Ils remonteront jusqu'à la cause
première imaginaire : un dieu que le mort aurait irrité pendant sa vie en
contrevenant aux préceptes de la société que ceux-là mêmes avaient conçus pour
la structurer à leur profit. Ce dieu conçu par eux à l'image des hommes
auxquels ils le destinent ne se peut voir ni constater ni toucher, pas plus que
sentir dans sa substance éthérée ni même entendre, sauf par pure imagination.
Mais ce dieu saurait néanmoins tout sur tout et sur les actes des hommes. Il
exercerait alors sa toute puissance en toutes choses d'ici et d'outre-tombe. A
cette pensée, l'angoisse initiale est décuplée afin de mieux soumettre ceux qui
s'y sont enfermés.
Partant de ce constat peut-on concevoir que, pour éviter de
se terroriser par de tels troubles de l'esprit, il s'agit de tenir (les)
dieu(x) hors de nos existences ? Cela n'est-il pas plus vite dit que
fait ? La mort n'est-elle vraiment rien pour nous si nous ignorons les
dieux ? Oui, sinon dieu deviendrait notre « refuge d'ignorance »
si pour lui plaire nous obéissions à ses directives ? Ne faut-il pas en
effet d'abord se situer en vérité dans le monde où nous vivons pour en avoir la
connaissance (et non l'ignorance !) afin d'y situer à sa juste place le
cours de notre vie et la mort ? Ne s'agit-il pas de ramener tout cela à la
réalité, loin de toute fantasmagorie divine. « Qu'est-ce que le monde dont
je suis partie prenante tout comme toi ? » se demandent Epicure,
Spinoza et quelques autres. Qu'est-ce que vivre s'il faut mourir un jour ?
Comment mener sa vie ?
D'abord, il s'agit de ramener les choses à ce qu'elles sont
en les expliquant par elles-mêmes : la matière des « atomes » et
le vide où ils se déplacent nécessairement car tout est mouvement (tiens
celui-là est inerte parce que mort, mais en lui ça grouille quand même) dans
toutes sortes de directions par effet de chocs survenant au hasard (Epicure et
la science actuelle). Oui, les choses et nos vies sont déterminées. Mais la
nécessité à laquelle on ne peut échapper ne s'allie-t-elle pas aux degrés de
liberté inhérents au hasard de rencontres fortuites, qui permettent qu'évoluent
les choses du monde et que nous fassions des choix ? Suivant les
situations nous pouvons infléchir le cours de nos vies et en tirer le meilleur.
Ainsi s'ouvre le choix de l'éthique et de l'équité.
Pour fonder ce paradigme, un postulat : la vie est d'abord
faite de sensations toute matérielles qui disparaissent quand la mort venue la
vie instantanément n'est plus. De là on conclut que la vie est tout pour nous
et que la mort n'est rien, puisqu'une fois rendus à cet état nous ne ressentons
plus rien. Reconnaître ce caractère mortel de la vie permet de choisir en
éthique de construire nos vies au mieux du possible qu'offre la réalité du
monde. C'est donc très précisément, j'insiste, parce que nous nous savons
mortels que nous pouvons jouir au mieux de la vie et envisager à tout moment
comment procéder à cet effet. A contrario, l'idée en vogue d'immortalité
et de recherche de sa réalisation n'est qu'illusion qui annule cette
jouissance. La mort et la vie sont tout ce que nous avons. De plus, ensemble
elles nous donnent la liberté de faire advenir le meilleur et nous rapprochent
du moins de troubles possible. Pas mal la condition d'hommes !
Néanmoins, reconnaissons que les choses ressenties peuvent
l'être en plaisir ou en douleur. Une fois en vie nous ressentons désirs et
aversions. Mais faut-il bondir sur tous les plaisirs sachant que nombreux sont
ceux qui impliquent une avalanche de difficultés ? Eviter de se confronter
à quelques vérités désagréables peut entraîner de sérieux déboires, tels ceux
de brûler un feu rouge quel que soit le plaisir de le faire. De plus, certaines
douleurs sont préférables « dès lors qu'un plaisir plus grand doit suivre
des souffrances longtemps endurées ». Se restreindre à la frugalité
alimentaire initialement ressentie comme une contrainte permet d'éviter des
maladies.
Dans chaque cas la confrontation et l'analyse des avantages
et désavantages permettent de se décider. Ainsi « l'autosuffisance est un
grand bien non pour satisfaire à l'obsession gratuite de frugalité, mais pour que
le minimum nous satisfasse au cas où la profusion ferait défaut ... Les
nourritures savoureusement simples nous régalent aussi bien qu'un ordinaire
fastueux, sitôt éradiquée la douleur du manque. Galette d'orge et eau
dispensent un plaisir extrême, dès lors qu'en manque on les porte à la
bouche », en toute quiétude (Epicure). Allez dire cela à nos contemporains
et ils vous riront au nez. Mais ils se plaindront néanmoins de mal-être
inexorable et de n'être pas heureux ...
Que dire sinon que, si le plaisir est un but essentiel, c'est
dans la simple mesure où il permet qu'on ne souffre pas du corps et qu'on n'ait
pas l'esprit perturbé; et que ce serait dans ces deux situations favorables que
se situerait une approche de la félicité, toujours terrestre parce qu'il n'y a
rien d'autre qui soit. N'est-ce pas là la meilleure façon de jouir de la
condition d'homme se sachant mortel, tant pour ce qui le concerne
personnellement que collectivement en société ?
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