Le
juste et l’injuste ne sont-ils que des conventions ?
Lorsqu’elle comparaît devant Créon, son oncle devenu le nouveau maître de Thèbes, Antigone ne songe nullement à nier les faits qui lui sont reprochés. Elle reconnaît même être hors-la-loi au regard des règles établies dans la Cité. Mais elle nie, en revanche, être moralement coupable et revendique hautement la légitimité de son geste, se plaçant du même coup au-dessus de la loi des hommes. Créon, de son côté, en jugeant Antigone coupable et en la condamnant à mort, identifie implicitement ses propres décrets à la norme du juste et de l’injuste, et son autorité de tyran au fondement même du droit. Or, le juste et l’injuste ne sont-ils que des conventions ?
Antigone a-t-elle raison d’invoquer, comme elle
le fait, des « lois non écrites,
celles-là, mais intangibles », qui ne seraient « ni d’aujourd’hui, ni d’hier, mais en vigueur depuis l’origine, et que
personne n’[aurait] vu naître » ? Le problème n’est évidemment pas
seulement de savoir si, en fait (c’est-à-dire dans la réalité sociale, politique,
historique), le juste et l’injuste ne sont jamais définis et distingués que par
convention (simple question de fait : quid facti ?). Il est surtout de savoir
s’ils peuvent et doivent l’être en droit, c’est-à-dire par essence ou par
principe.
Cette question de droit ou de principe (Quid juris ?) est au fond la
seule qui nous importe ici, la seule qui soit philosophiquement pertinente.
Puisque, en tout état de cause, une notion du juste et de l’injuste fondée sur
des conventions ne pourra jamais valoir que ce que valent ces conventions elles-mêmes.
Faut-il alors penser le juste selon la loi, ou concevoir la loi selon le juste
? Que vaudrait la loi, si elle se réduisait à une simple convention ? N’y
a-t-il de lois que positives ?
Le juste et l’injuste ne sont-ils donc
que des valeurs « d’établissement », selon l’expression de Pascal ? La question
nous confronte, semble-t-il, à un dilemme. Peut-on vraiment, à propos du juste
et de l’injuste, parler de conventions, d’institutions, de valeurs simplement
établies par les hommes, sans tomber dans l’arbitraire et le relativisme ?
Mais, inversement, peut-on parler de « lois non écrites », comme le fait
Antigone, sans devoir recourir à une religion, c’est-à-dire à une foi
irrationnelle ; ou bien à un savoir certes rationnel, philosophique, mais d’essence
métaphysique, avec tout ce que cela peut comporter d’incertain et de risqué, de
problématique, voire de chimérique ?
Légalité ne rime pas toujours avec
légitimité (pensons au Code noir, aux lois de Nuremberg, aux lois de Vichy,
etc.) : certains régimes institutionnels ne sont en réalité que des « désordres
établis ». Or, si des lois positives peuvent être légitimement dénoncées comme
injustes, cette possibilité morale exige d’être fondée.
D’où la recherche d’un
principe universel et constant, d’une norme intangible et absolue, d’un étalon
immuable et véritable du juste et de l’injuste. Certains régimes
institutionnels ne sont en réalité que des « désordres établis ». Or, si des
lois positives peuvent être légitimement dénoncées comme injustes, cette possibilité
morale exige d’être fondée. D’où la recherche d’un principe universel et
constant, d’une norme intangible et absolue, d’un étalon immuable et véritable
du juste et de l’injuste.
Peut-on alors penser le Juste comme un
universel objectif et transcendant, c’est-à dire transcendant à la Cité ?
Peut-on fonder la distinction du juste et de l’injuste dans un ordre de valeurs
préexistant à la Cité, antérieur et supérieur à la volonté et aux institutions
des hommes ?
Deux hypothèses sont envisageables : un tel fondement peut être
d’ordre naturel, ou bien d’ordre surnaturel – un fondement en nature ou un
fondement en Dieu. S’il existe des lois « non écrites », sont-elles des lois
divines (des commandements religieux, surnaturels, comme c’est précisément le
cas pour Antigone), ou bien des lois naturelles (les principes d’un ordre
cosmique objectif et substantiel) ?
- Examinons d’abord la thèse du fondement théologique de la distinction du juste et de l’injuste, l’idée d’une législation divine. Écartons d’emblée l’hypothèse de la rationalité de cette loi. Si la Loi divine est conçue comme rationnelle, ne se confond-elle pas avec la loi naturelle, c’est-à-dire avec une loi immanente à la nature, quel que soit le concept que l’on se fasse par ailleurs de cette nature ? Mais, inversement, poser des normes transcendantes, divines, surnaturelles, renoncer à la loi naturelle, n’est-ce pas renoncer à la raison, renoncer à comprendre les valeurs ou, pire, renoncer à les connaître ?
De fait, la fondation théologique de la
distinction du juste et de l’injuste nous confronte immédiatement à deux
difficultés majeures, qui sont d’ailleurs intimement liées : l’une qui tient à
l’irrationalité intrinsèque de son fondement, l’autre qui tient au rapport d’«
hétéronomie » ( contraire d’autonomie) absolue qu’elle instaure entre la Loi et
le sujet qui lui est soumis.
Si la Justice découle d’une
législation divine
et transcendante, comment peut-elle être intelligible et accessible à l’homme ?
L’homme pourra-t-il la connaître sans l’événement miraculeux (et donc forcément
singulier, exceptionnel, partant imprévisible et irrationnel) de la Révélation
ou de la Grâce ? Pire encore, si Dieu est le fondement de l’autorité de la Loi,
et la Foi le fondement de l’autorité de Dieu aux yeux du fidèle, n’est-il pas
clair qu’on tombe dans un cercle logique ? Toute religion révélée s’enferme
nécessairement dans ce « cercle de la Foi » : la Loi de Dieu ne vaut que pour
autant que nous ? Toute religion révélée s’enferme nécessairement dans ce «
cercle de la Foi » : la Loi de Dieu ne vaut que pour autant que nous croyons
qu’elle vaut !
- Si la justice découle de la faculté législatrice de l’humanité en général cela implique, semble-t-il, des conséquences théoriques majeures du point de vue d’une philosophie universelle du droit. Ne permet-elle, en effet, pas de définir certains principes structuraux de justice, principes antérieurs à toute loi instituée et même à tout contrat social fondateur ? Donc, une sorte de « loi naturelle », si l’on veut, mais conçue comme inscrite dans l’humanité, comme inhérente à la « nature » si paradoxale de l’homme, cet être de culture : une loi « connaturelle » à un être dont la nature consiste précisément à ne pas avoir de nature, à un être capable de se définir lui-même en s’éduquant, bref à un être qui n’est pas simplement déterminé et régi par la Nature, où il n’a d’ailleurs nulle part sa place marquée. Une telle « loi » impliquerait nécessairement :
1) la reconnaissance et donc le respect de la liberté, c’est-à-dire de
la capacité d’autonomie présente en tout homme ;
2) la reconnaissance et donc le respect de l’égalité des hommes dans
cette capacité, qui serait fondement a priori d’un principe d’isonomie (règle
d’égalité).
Deux principes cardinaux et structuraux
qu’on peut aussi bien qualifier de « droits
subjectifs » de la personne, de « droits
naturels de l’Homme » ou « de
l’Humanité », et qui suffisent, à eux seuls, à réfuter la thèse d’une
inégalité naturelle (raciale ou autre) parmi les hommes et à ruiner, par
exemple, la théorie d’un esclavage fondé en nature. Il y aurait place ici, nous
semble-t-il, pour une véritable « déduction
transcendantale » des droits universels de l’Humanité, c’est-à-dire des
principes a priori d’un « Droit naturel
», dont la présence et l’activité d’une faculté législatrice « dans des êtres qui reconnaissent [une] loi
comme obligatoire pour eux » (Kant) prouvent non seulement la possibilité,
mais aussi la réalité objective. Comment, en effet, ne pas voir dans les Droits
de l’Homme des principes. Comment, en effet, ne pas voir dans les Droits de
l’Homme des principes structuraux ou transcendantaux, aussi nécessaires
qu’incontestables en tant que conditions universelles a priori de la capacité
effective de tout homme à se donner des lois ?
Ainsi peut-on faire de l’homme la « mesure de toutes choses » en matière
de justice et d’injustice, sans pour autant tomber dans le positivisme et le
relativisme, sans pour autant tomber dans l’arbitraire.
On sait maintenant en quoi
et pourquoi l’héroïne de Sophocle est fondée à récuser le jugement de Créon.
Car c’est le point de vue d’Antigone, pour peu qu’on le débarrasse de ses présupposés
culturels et de ses accents religieux ou affectifs, qui est finalement le plus
universel, le plus proche de l’humanité raisonnable.
A Créon affirmant : « Tu es la seule, à Thèbes, à professer de
telles opinions. », elle répond avec une grande lucidité : « Tous ceux qui m’entendent oseraient
m’approuver, si la crainte ne leur fermait la bouche ». Et désignant le chœur
– qui symbolise toujours la conscience collective de la Cité dans la tragédie
grecque – elle ajoute : « Ils pensent
comme moi, mais ils se mordent les lèvres. ». Face au tyran qui la condamne
à mort pour avoir préféré son frère à la cité, elle pressent qu’elle pourrait
partager son intime conviction avec l’humanité entière. Elle aperçoit l’idéal
d’une fraternité plus haute. Et Créon lui-même, bien malgré lui pourtant, et
pour son propre malheur, Créon le maître absolu de Thèbes devra finalement
l’admettre :
Créon : -« Hélas ! je me dédis, non sans peine, mais il
le faut. […] Ainsi, je me suis déjugé. Cette jeune fille que j’ai mise aux
fers, je vais la délivrer moi-même. Le mieux, je le crains fort, est de
respecter, jusqu’à la fin de ses jours, les lois fondamentales. »
(Sophocle, Antigone, Cinquième épisode).
F. Renauld, 2006
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