LE MONDE
EST-IL MATHÉMATIQUE ?
S'agit-il de se demander si le
monde et les mathématiques sont une même chose ? Ou s'agit-il plutôt de
considérer le monde et les mathématiques, et d'ensuite poser la question tant
de la possibilité d'une relation éventuelle entre eux que celle de la nature de
celle-ci ? En effet, le monde aurait-il, a priori, la moindre
raison d'avoir une possibilité de description puisqu'il est indifférent ?
De plus, comment les mathématiques pourraient-elles rendre compte si excellemment
de la réalité physique puisqu'elles sont le
produit de la pensée indépendante de l'expérience concrète, Finalement
en philosophie ne faut-il pas remettre en cause la question pour approcher de
la réponse, puisque la philosophie ne fournit que des réponses partielles et
transitoires, qui toujours apportent de nouvelles questions ? Celles-ci
devront être testées par l'expérience du réel afin de permettre l'élaboration
d'une meilleure philosophie ; et ainsi de suite suivant un processus dia- ou
multi-lectique. En bout de course, ou presque, la question que posent les
mathématiques concerne l'inaccessibilité des hommes au réel dans son essence univoque (sont-ils
d'ailleurs seuls dans ce cas parmi les êtres vivants?). Les points 1 à 9
l'indiquent-ils à suffisance ?
Un premier constat, puis deux
autres :
1) les mathématiques ont émergé de la pratique, qui
constate des faits, et de la raison, qui en tire les caractéristiques
communes par induction : après inondation du Nil qui effaçait les
bornes des propriétés, les arpenteurs rendaient à chacun une aire agricole
égale à la précédente par la mesure et le calcul de surface de triangles
adjacents additionnés de proche en proche,
2) ensuite la raison tire le
principe explicatif des caractéristiques déjà dégagées du réel pour bâtir
une théorie mathématique générale comme représentation
abstraite de la diversité multiple du réel. A partir de cette
représentation mathématique on obtient, cette fois par le processus mental
inverse de la déduction, une prédiction juste de cas particuliers, 3)
plus tard au 20e siècle, des théories mathématiques se sont développées indépendamment
de la structure du monde, bien qu'elles lui correspondent très bien au vu des
résultats pratiques qu'elles ont permis. Peut-on en conclure que les
mathématiques seraient le langage du monde ? Voyons cela :
- 1°. Le débat fait rage en philosophie depuis l'avènement des conceptions idéalistes de Pythagore, Platon, Aristote, ... « Les objets mathématiques sont distincts des objets sensibles », ils constituent le « Ciel des Idées » et sont l'essence des choses du monde et des hommes. Ceux-ci en sont si séparés et distincts qu'ils n'en sont que le reflet apparent. Jusqu'au 20e s., les idéalistes du néo-platonisme ont affirmé que « les hommes ne construisent pas les mathématiques mais se bornent à les découvrir car elles préexisteraient, sont a priori, indépendantes d'eux. Mais peut-on accepter une croyance si alambiquée qu'elle affirme que deux mondes se correspondraient bien que n'ayant pas de lien entre eux ?
Les mathématiques traitent
de grandeur (quantité, nombre, rapport) sans la supposer en aucun objet
particulier : en fait, en dehors du monde concret.
- 2°. Le « réalisme » de la physique de Galilée et Newton jusqu'à la fin du 19e s. apporta une rupture radicale qui appliqua les mathématiques au monde réel tout en détruisant le statut du « Ciel des Idées ». Galilée donne une unification physique du monde par les mathématiques partout et à tout instant, de la même façon dans l'univers et sur la terre.
Il en va de même pour Newton
qui rend mathématiquement compte du monde réel
- dans un domaine de validité
restreint - et, en outre, à partir de concepts non
« vérifiables » tels que masse et force, effet de force transmis tant
à l'infini qu'à une vitesse elle aussi illimitée, tout cela dans un univers
parfaitement homogène. Hum !...
Ces mathématiques sont à la
fois ontologiques et pratiques, à savoir partiellement antinomiques
de la conception idéaliste des mathématiques « essence des choses »
et Vérité du monde.
- 3°. Les empiristes à l'instar de Hume, eux aussi s'opposant aux « réalistes », affirmèrent que tout nous vient de l'expérience, même les idées et les mathématiques. Pour eux, tout est sophismes et illusions qui est tant raisonnement abstraits sur la quantité et les nombres que raisonnement sur l'expérience de fait ou d'existence. Ces affirmations posent problème pour la géométrie car elle possède ces deux caractères ! Néanmoins c'est ce que la plupart, même parmi les scientifiques, croient encore souvent !
Comment justifier
l'application des mathématiques devenues empiristes à la physique,
puisqu'elle-même est devenue mathématique ? N'y a-t-il pas impasse ?
- 4°. Ceci et la remise en cause du « réalisme » (cft 2°) amenèrent une nouvelle rupture philosophique dans la relation monde-mathématiques. Ce fut l'avènement de purs produits des mathématiques. A savoir : 1) les géométries non euclidiennes de type Riemann ou Dedekind (dérivées de définitions divergentes des parallèles) et 2) la relativité d'Einstein (l'espace et le temps se transforment l'un en l'autre, et le mouvement ou énergie se change en choses ou en masse par E=mc2). Le lien se brise des mathématiques avec le « réalisme proche » du « bon sens » commun de nos perceptions du monde physique !
Par rapport au réel, la
question des diverses géométries n'est pas de savoir si elles sont
« vraies » mais de reconnaître qu'elles se basent sur des conventions
ou définitions différentes des parallèles, qui sont plus ou moins commodes lors
d'une expérience sur le réel pour relier réel et abstraction des mathématiques.
La connaissance du réel est relative à la mathématique particulière qui
le dévoile et que nous choisissons de façon non arbitraire. On ne peut
atteindre l'essence des choses, on ne fait que tendre vers elle.
Néanmoins, n'avons-nous pas l'impression
que la géométrie euclidienne est vraie dans notre vie de tous les jours, à
notre échelle de réalisme proche ?! Pourtant cette impression n'a pas de
sens, comme juste montré. En fait, tout dépend du choix que nous voulons
faire d'une convention (axiome) plutôt que d'une autre pour produire la
géométrie qui sera l'outil pertinent de l'expérience du
réel que nous voulons effectuer. On voit que la connaissance du réel
est relative à la mathématique-outil particulière qui le dévoile et que nous
choisissons de façon non arbitraire. Les mathématiques et le monde se
correspondent donc de façon relative et non plus « évidente »
et absolue, comme c'était le cas dans le « réalisme » univoque de la
physique classique (cft 2°). On voit bien que cette vision de la
commodité évite tant 1) le (néo-)platonisme, car le vocabulaire abstrait de la
commodité dépend d'un choix ni arbitraire ni a priori mais guidé par
l'expérience, que 2) l'empirisme, car la commodité ne part pas d'objets
concrets pour en dériver des entités abstraites.
L'analogie est patente avec
les récentes découvertes sur le cerveau. La conscience du monde réel imprimée
dans celui-ci provient des perceptions du nouveau-né et de l'enfant déterminées
de façon non arbitraire par les valeurs exprimées par les faits et gestes de
leurs « éducateurs » auxquels ils s'adaptent en permanence. Ainsi,
les enfants « élevés » par des animaux sont le reflet conforme de
ceux-ci . Leurs conscience et performances ne pourront jamais devenir
humaines (langage, mathématiques, stades de développement mental et psychique
décrits par Piaget, etc.).
Les mathématiques de convention
et le « relativisme » qui en découle ont conduit à refonder les
mathématiques sur des bases indépendantes du réel et hypothético-déductives à
partir d'un axiome, ainsi que sur des recherches en mathématiques reposant sur
la logique pure. Celles-ci ont abouti à des contradictions logiques (Bertrand
Russell).
- 5°. Il revint alors à la philosophie de poser à nouveau la question du cadre dans lequel les mathématiques se développaient. Non pas pour définir un fondement absolu aux mathématiques, mais pour bien montrer qu'on ne peut espérer y parvenir !...
On ne peut atteindre
l'essence. On ne fait que tendre vers elle sans jamais
l'atteindre ! Cette rupture a correspondu à une nouvelle crise radicale
des fondements, celle de l'essence.
- 6°. Simultanément apparaissent des physiques incompatibles entre elles, celle des quanta et celle de la relativité générale. C'est là que les mathématiques, permettant de décrire le réel par un processus dia- ou multi-lectique, deviennent de plus en plus complexes voire presque incompréhensibles par la raison dans leur rapport au réel. Le principe d'incertitude ou d'indétermination d'Heisenberg élaboré pour l'atome d'hydrogène s'applique aussi à d'autres domaines plus complexes tel celui de l'hélium. Or les prémisses mathématiques de l'hydrogène, bien que non satisfaites pour l'hélium, s'appliquent pourtant à lui !
Il y a surpuissance
prédictive et expansive des mathématiques à décrire le monde ! Il y a
abstraction du monde, dé-chosification (dé-réification) du
réel ! Holà, stop ! Ou non ?
- 7°. Et la question « le monde est-il mathématique ? » se pose alors à nouveau sous encore un autre éclairage. Le conflit (incompatibilité) réapparaît, dont l'issue reste incertaine, entre :
–
d'une part, l'idéalisme-réalisme d'Einstein d'une réalité en soi
indépendante des hommes et totalement connaissable grâce aux concepts mathématiques,
et dont les éléments de réalité seraient décrits, par ces concepts, en Vérité
« tels qu'Ils Sont ». Dans toute théorie visant à décrire la
réalité telle qu'Elle Est jusqu'à l'échelle microscopique, des influences
instantanées (vitesse infinie) à distance et ne décroissant pas avec la
distance - antithétique à Newton et en violation du
principe de la causalité locale - doivent alors nécessairement exister !
L'Idée s'imposerait-elle
alors d'un Dieu omniscient et tout puissant, de tout temps et en tout lieu, et
hors du monde ? Adieu Giordano Bruno et consorts, jadis brûlés en place
publique !
–
et d'autre
part, le « positivisme » de
la théorie des quanta et son indéterminisme qui renonce au postulat,
pourtant « naturel et évident », qu'il existerait des corpuscules
localisés se déplaçant selon des trajectoires, avant que nous n'en
fassions humainement la mesure.1/ Or la mesure prend toujours la forme d'une
interaction entre l'observation et l'objet, ce qui modifie l'état de ce
dernier qui, ainsi sans cesse fuyant, devient insaisissable en soi. Cela
signifie que nous ne pouvons connaître le réel en Soi indépendamment de nous.
L'ultime réalité à laquelle
nous puissions alors accéder serait la fonction mathématique
décrivant un phénomène. Ces mathématiques sont opératoires, non ontologiques.
(Mais peuvent-elles
suffire ?...)
- 8°. Dès lors la science du réel consisterait-elle en une série d'énoncés expérimentalement vérifiables et dont la vérité ne pourrait donc être pensée que sur le mode d'un accord intersubjectif de la communauté scientifique ? Par contre, au plan ontologique ces efficacités et intersubjectivité ne sauraient suffire. Et la référence à une réalité interdépendante de la pensée humaine, à titre d'idéal inaccessible (déjà présent chez Anaxagore, Socrate, Platon, Aristote, etc.), ne paraît-elle pas indispensable pour penser le monde ? Et donc la science et sa dynamique propre ?
Il y a surpuissance
prédictive et expansive des mathématiques à décrire le monde. La référence à
une réalité indépendante de la pensée humaine, à titre d'idéal inaccessible,
paraît indispensable pour penser le monde, la science et sa dynamique propre.
- 9°. Finalement, la question « le monde est-il mathématique ? » reste ouverte. Mais à un niveau autre que celui de Pythagore il y a quelque 2,6 millénaires et cela à une fréquence de plus en plus rapide. « La réalité indépendante ou intrinsèque (en soi, son essence) est située hors des cadres de l'espace et du temps qui, même si on ne sait s'ils existent, constituent pour nous l'intelligible humain. De fait, le vrai, le réel n'est donc pas descriptible par nos concepts courants ! Pour nous, la réalité empirique (celle des particules, des champs et des choses du monde) n'est-elle finalement qu'un reflet ? »... Comme la conscience ?
Au secours, marche-t-on sur la
tête ? En fait, on perd pied et on se perd ! Il resterait alors à
s'adonner aux joies ultimes des mathématiques et à s'en satisfaire ? Ou ne
serait-ce là à nouveau qu'une maigre consolation humainement existentielle ?
_______________________________________________________________
1/ pp 82-92 sur l'expérience des fentes de Young
et le principe d'Heisenberg in « Introduction à la philosophie des
sciences », PUF, 1999 (7,5€).
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