vendredi 11 mars 2016

Sujet du Merc. 16/03/2016 : NOTRE ARGENT EST-IL LE NÔTRE ?



 

                                          NOTRE  ARGENT  EST-IL  LE  NÔTRE ?

« Dis-moi dans quel ordre politico-monétaire ta vie est organisée et je te dirai l’univers social qui fait ton quotidien. » La compréhension philosophique de l’argent est fondamentale en ce qu’il est l’expression visible pour tous du lien social qui ne peut perdurer sans cette représentation symbolique, une fois franchi un certain seuil d’organisation sociale. Les hommes n’existent qu’en société et Aristote les caractérise comme « animal politique » : nul n’existe comme monade dans un éther idéaliste. En réalité, l’histoire montre comment « notre » argent n’est pas le nôtre depuis des millénaires (points 1 à 6).

1.  Dans le petit groupe de l’âge de pierre, chacun reconnaît à l’autre une importance vitale, signe de confiance mutuelle. Est-il besoin de symbole à ce lien immanent ? Plus tard des communautés nomades viennent à se rencontrer, reconnaissent leurs différences. Des entités aux valeurs, normes et nécessaires contraintes sociales distinctes se formalisent en signes matériels (talisman, amulette, idoles, représentations diverses) comme reconnaissance de vie commune. Ils signifient deux choses : 

1) que les hommes se reconnaissent mutuellement dans un processus d’imitation progressive, dialectique en quelque sorte, construisant par rivalité mimétique une représentation d’eux-mêmes comme communauté soudée et 

2) que chacun est redevable de sa vie envers sa communauté.

A cet égard les hommes sont la première « monnaie » au titre de reconnaissance de dette de vie mutuellement réciproque, en toute confiance et foi en l’autre.  C’est la reconnaissance que l’entité sociale que nous constituons nous constitue en retour. Celle-ci est le gage ultime de notre (sur)vie et de notre sécurité : en dernier ressort, c’est elle qui nous prête vie. Elle est notre « prêteur en dernier ressort » et sa représentation matérielle, « la monnaie », nous le rappelle. En termes modernes, elle est « notre banque centrale » initiale, ce que le groupe humain a de plus cher et sacré : lui-même.
Ainsi, une première re-ligion naît qui re-lie chacun comme égal à tout autre. Reconnaissance et foi de vie, elle est illimitée et tend à s’exonérer en offrandes et sacrifices offerts à la représentation sacrée de la société. Ceux-ci peuvent ensuite revenir aux donateurs par simple réversibilité puisque l’entité sociale n’est qu’eux-mêmes constitués en société.

2.  Pourtant le lien de réciprocité égalitaire se distend jusqu’à la rupture lorsque l’expansion du groupe exige que certains s’offrent à gérer la redistribution des dons faits aux dieux. Par mille rituels mystificateurs noyant les esprits dans l’ignorance et le faux, les prêtres ont tôt fait d’en privatiser la plus grande part, à leur profit. Entrepreneurs politiques, ne sont-ils pas la caste des maîtres sacrés de la première émission « monétaire » comme privatisation du bien commun ? L’immense dette de vie se constitue dans le nid de la religion et construit les bribes d’un proto-Etat comme rupture radicale avec le lien égalitaire devenant moteur de l’histoire. A cette concentration privative des richesses correspond la dépossession des hommes tant de leurs biens que d’eux-mêmes (aliénation). Notre dette de vie réciproque représentée par « notre monnaie », en fait notre vie, n’est alors déjà plus la nôtre.

3.  Lorsque la dette prend la forme monétaire métallique, elle reste tout aussi primitive que la dette de vie envers les dieux (en fait, les prêtres et les politiques). Cette primitivité provient du fait que « la monnaie », tout comme les dieux, n’est pas une construction humaine consciente et utilitaire, mais un fait social extérieur « dépassant » chaque individu. C’est une « extériorité », dont certains prétendront faire croire à une transcendance.

Pour autant, parce que l’histoire est un processus de privatisation et d’occupation de l’extériorité par des entrepreneurs politiques, la monnaie devient un enjeu majeur de pouvoir disputé avec divers autres agents privés de la société : celui qui peut la fabriquer peut, dans le même geste, fabriquer de la dette pour tous et s’en dispenser lui-même. Il lui suffit d’en assurer la rareté qui en fait le prix d’acquisition pour tous les autres. La contrainte monétaire ou « loi d’airain de la monnaie » assure la répression politique, sociale, économique, environnementale correspondant à un état particulier du monde. L’emprunt se fait à intérêts croissants comme emprise majeure sur la force vive des hommes. Le créancier illimité produit de la monnaie à partir de mines de métal rare nécessitant l’extorsion sans fin du travail d’esclaves comme prêteur en dernier ressort. Despote, il se servira de la monnaie métallique d’état pour rémunérer des gens d’armes mercenaires qui assurent tant « la paix » intérieure sur le peuple que les guerres de conquête fournissant plus d’esclaves, mines, monnaie et sujétion générale. Le despote, lui, s’exempte de toute dette.
On est déjà dans un monde monétaire moderne où le paiement est libératoire de la dette. Contrairement aux temps passés, ni l’Etat ni les mercenaires ne sont alors plus liés par une dette illimitée. Elle s’éteint : les deux « partenaires » sont des obligés réciproques intermittents dans une logique d’échanges marchands. Les paiements des mercenaires en pièces de monnaie émises par la « banque centrale » sont acceptés par les marchands qui, eux par contre et nous tous, sont ensuite « invités » à payer leur dette par l’impôt d’Etat. Ce dernier impose ainsi la loi d’airain de sa monnaie, signifiant que l’argent qu’il crée est pour un temps réparti avec intérêts dans nos mains. Il n’est donc pas le nôtre. Il est notre dette à vie envers le despote et n’a fait qu’y passer pendant les quelque 5000 dernières années, jusqu’à il y a 4 décennies.
Sauf pour une seule puissance aujourd’hui encore hégémonique. L’extraordinaire efficacité de ce système « militaro-monétaire » fait que les dépenses militaires planétaires actuelles des Etats-Unis sont toujours financées par ce type de création monétaire immodéré par lequel sa banque centrale n’est plus constituée de mines activées par des esclaves, mais est une simple émettrice de papier à volonté et, déjà, d’activations électroniques « à la carte » obéissant à l’instant et à coût nul avec infiniment plus de zèle que les esclaves ou les presses à pièces et à billets de papier. Le « circuit du Trésor » français eut lui aussi la possibilité de financer deux guerres mondiales en plus du redressement du pays après 1945.

4.  Mais le système se saborde sous la présidence Pompidou diligentée par les banques et se convertit en son contraire dans une course obligée pour tenter, mais en vain, de rattraper l’illimitation de la financiarisation monétaire étatsunienne. Ne sommes-nous pas passés, en une nuit giscardienne de la Saint Sylvestre 1973, du pouvoir discrétionnaire de l’Etat-nation  -- despote politique éclairé par le Conseil National de la Résistance assurant les « Trente glorieuses » -- à une libération privative de la monnaie par les entrepreneurs politiques cédant leurs prérogatives de création monétaire ad libitum aux entrepreneurs économiques et financiers privés qu’ils se sont d’ailleurs empressés de rejoindre ou d’en devenir les féaux. Nous laissant démunis, nus. L’argent n’est-il pas alors moins que jamais le nôtre quand les entrepreneurs privés ont pouvoir de créer la monnaie qu’ils vendent avec intérêt à l’Etat assujetti dont nous remboursons la dette sans fin par l’impôt ? Avons-nous pris l’exacte mesure de cette réalité dont nous voyons partout dans le monde les ultimes effets privatifs ?
Comment expliquer cette fuite encore plus loin de nous de l’argent que nous croyons nôtre ? Certes par l’aliénation découlant de notre incurie et de notre ignorance de ce qui est tant le moyen que la cause soit de notre servitude, soit de notre potentielle liberté (Spinoza). Il n’y a pas à tergiverser là-dessus. La rapide décroissance des profits du fordisme  --  étroitement couplée (dans la généralisation d’une subite opulence et de la consommation pulsionnelle associées) au refus populaire depuis ’68 de l’autorité inhérente à ce mode de gestion sociale  --  fut suivie par la dissolution de la convertibilité en or de la devise étatsunienne soumettant la richesse des nations à une seule d’entre elles.

5 .  Ce bouleversement du mode capitaliste d’exploitation du monde a signé le transfert aux agents privés de la contrainte d’Etat, celle de la loi d’airain de la monnaie. C’était la fin annoncée à la fois 

1) de l’Etat-nation providence dans lequel la monnaie ne nous appartenait déjà pas même si le choix de l’Etat fut de l’investir pour le bien commun, nonobstant la garantie primordiale des profits d’intérêts privés inhérents au régime capitaliste d’accumulation croissante des richesses en toujours moins de mains, et 

2) du frein des Etats-nations à la mondialisation du fordisme et aux nouvelles grappes technologiques assurant 

a) la surmultiplication des profits privés par des investissements libres dans l’étranger pauvre qu’actionne une main d’œuvre à bas coût, et 

b) la libération illimitée des pulsions consommatrices des biens produits revendus avec surprofit.

A cet effet, le rapide endettement à intérêt de tous accroît encore les profits ce qui requiert de nouveaux emprunts, eux aussi à intérêt afin d’honorer les premiers. L’impasse a été occultée par une financiarisation jusqu’à éclatement de bulles dont les pertes sont re-financiarisées avant la mise en défaut d’argentiers d’importance monétaire systémique trop grande pour que l’Etat les laisse faillir. Après la privatisation de gains hyperboliques par les créanciers, l’Etat socialise ces immenses pertes en dette publique, à charge pour les contribuables de les rembourser au prix de l’exténuation de leur force vive. Désormais tout argent créé par le système l’étant sous forme de crédit ou dette, est-il excessif de prétendre que l’argent dans nos poches, compte bancaire ou investi où que ce soit n’appartiendrait à terme plus à son propriétaire, devenu « pseudo » à son insu ? Ou ne serait-ce pas plutôt par consentement à l’aveuglement volontaire ?
Se dessiller les yeux pour voir la réalité à la racine, c’est cela la philosophie. Déjà certains Etats autorisent les banques à nous refuser de retirer les billets de nos comptes, eux-mêmes déjà transformés en simple reconnaissance de dette de la banque envers nous, et ils nous contraignent à l’usage de « la fausse monnaie privée » de banque que sont virements et cartes. Les faux-monnayeurs terroristes légaux sont partout qui préemptent notre argent (qui déjà ne nous appartient plus) comme perfusion de nos forces vives.

Même les plus riches pourront-ils bientôt encore croire à leur fortune ? Car finalement « il n’est de richesse que d’hommes » (Jean Bodin, philosophe de la Renaissance). Et s’il n’y a de force vive d’hommes que comme eux limitée, logiquement la limite d’une fortune ne prend-elle pas fin quand cette force s’épuise ? 

1) Sauf à reporter les gigantesques dettes actuelles sur la force vive des générations encore à naître ? 

2) Ou alors comme pour la Grèce, à transférer partie de la dette à d’autres Etats, à charge de leurs contribuables de la régler ? 

3) Ou à susciter des guerres destructrices et meurtrières (dette de vie convertie en dette de sang) dont l’activité de remise à neuf qu’elles imposent diluera les dettes de toute une population mise au travail à cet effet ? Après avoir déjà payé le prix du sang de la guerre.

6.  Et l’avenir ? La monnaie n’étant qu’une convention issue de la volonté des hommes, n’est-elle en somme pas qu’arbitraire et donc révisable puisqu’elle dépend de la nature, propriétés et fonctions que nous avons convenu entre nous de lui donner ? Ou plutôt dont nous avons laissé certains convenir. Et dont, par relâchement, nous avons fait nos maîtres, aujourd’hui devenus exploiteurs ultimes. En sommes-nous conscients ? Et surtout sommes-nous conscients des causes profondes (Spinoza) de cet état de fait ?
N’est-ce pas à nous d’œuvrer ferme à changer la convention monétaire, comme ce fut le cas à de multiples reprises dans l’histoire ? Comment ? 

1) Par la réflexion philosophique sur les causes et sur la notion fondamentale de dette de vie, dette de sang, dette de travail, dette monétaire, dette sociale sachant que, par un mécanisme dissimulé, aujourd’hui tout argent est dette parce que produit privativement par un crédit ? 

2) Soit par la réforme ? 

3) Soit encore par la révolution ? 

C’est à voir. L’exploitation du monde en sera bouleversée au gré de la recomposition des pouvoirs qui s’imposeront dans ce processus et de la nouvelle définition monétaire qu’ils décideront. Il s’agit de (philosophie) politique. Et donc d’action.

Parlons-en. Quel est ce mécanisme caché qui fait toute notre ignorance et la stupeur religieuse qui force à une soumission aliénée devant l’argent, alors même que pour nous ce dernier n’est rien d’autre que l’image de nos forces vives réunies ? Un ensemble de subterfuges sophistiques, véritables prodiges, est à l’origine de leur préemption privative. 

1) Un aréopage d’individus avisés et trompeurs affirme et convainc fallacieusement que nos vies peuvent se représenter spirituellement par une idée, une religion et qu’ainsi, se confondant avec celle-ci, nos vies lui appartiennent. 

2) Reconvertir ensuite cette image de vie en une nouvelle représentation, cette fois faite de matière inerte, est un autre subterfuge par lequel la monnaie prétend à la propriété d’autoreproduction propre à la vie (Calvin). Ce dont nulle idée et nulle matière, par définition inertes, ne sont capables.

3) La rareté, naturelle ou construite, fait la valeur d’une chose. Le choix d’une matière rare et éblouissante comme l’or camoufle le subterfuge et en fait une monnaie adéquate pour représenter la vie comme valeur ultime. Elle sera distribuée sous la contrainte arbitraire d’un prix (la fameuse dette de vie), à savoir le taux d’intérêt de son emprunt, termes signifiant tous deux que cette monnaie ne nous appartient pas

4) Passer ensuite à la possibilité de prêter bien au-delà de la disponibilité en métal rare par l’usage de certificats de dépôt de celui-ci échangés de main en main au gré des transactions surmultiplie artificiellement la monnaie à notre insu et donc le volume de sa valeur, représentation de nos vies. En réalité ce prodige, au contraire, en diminue d’autant la valeur de rareté jusqu’à entièrement nous déprécier, sans que nous en réalisions ni le processus ni les causes. 

5) Il suffit ensuite de promulguer une règlementation ou contrainte modulée sur les circonstances stipulant que billets, titres financiers et bits électroniques sont de la monnaie conforme à sa valeur officielle. Et qu’il nous faut les emprunter à intérêt. 

C’est la loi d’airain de la monnaie, aujourd’hui absolue. Ce mécanisme occulte assure la ponction ad infinitum de nos forces de travail et de vie ainsi que celles du milieu naturel. Une telle convention arbitraire reste à renverser. 




                       Prochain sujet :Mercredi  23 Mars 2016

        « Savoir ce qu'on sera, c'est vivre comme les morts » P. Nizan



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