« C’EST QUE PHILOSOPHER NE PERMET
PAS QU’ON NE
FASSE QU’ASSURER, QU’IMAGINER, QU’ALLER
ET VENIR ARBITRAIREMENT PAR LA PENSÉE EN RAISONNANT » (Hegel, 1820)
Que nous dit Hegel ? Quel
sens véhiculent ces paroles de 1820 sur le philosopher ? Que serais-je,
que serions-nous, que seraient les « philosophes » postérieurs à lui face
à son énoncé lapidaire, mais vrai, à prétendre que philosopher permettrait de
ne faire qu’assurer des choses de manière arbitraire ou de tout simplement les
imaginer ? Et que serions-nous de le faire en allant et en venant par la
pensée au gré de la fantaisie du moment, tout en raisonnant ? (Pourvu qu’en
la circonstance raisonner soit encore assuré…). La question est là, simple et
modeste, mais … verticale. Malgré cela, elle paraît pourtant triviale à ceux
qui l’écartent, par inconscience ou par mauvaise foi. Mais elle demeure. Est-ce
philosopher le moins du monde que de n’avoir comme critère que sa conscience, son
bon vouloir ou l’humeur du moment ? Non. Malgré cela souvent ne le fait-on
pas quand même ?
Depuis le début du 19ième
siècle jusqu’à ce jour, la dérive de la philosophie a consisté à élever au rang
de vérité « ce que moi, je trouve là
dans ma conscience. ». Je m’imagine que « l’assurance que moi, je trouve là dans ma conscience un certain contenu
(est) l’assise fondamentale de ce qui est donné comme vrai. ». Cela
consiste à croire que la conscience intuitive immédiate qu’acquiert un
philosophe (ou que j’acquiers) lui (me) suffit à dire la vérité sur le monde.
Quelle illusion !
Pourtant, cette dérive est
aujourd’hui très répandue parmi les philosophes de métier. Beaucoup d’entre eux
croient qu’il suffit « d’aller et de
venir arbitrairement par la pensée en raisonnant », de publier ensuite
ce qu’ils pensent, puis de figurer en tête de gondoles télévisuelle et
radiophonique mercantiles, pour enfin venir pérorer dans salons et cafés tels Deleuze, Derrida, Foucault, Ferry ou Lévy, Sponville ou Onfray et tutti quanti. A cette aune, chacun d’entre nous se croira un jour
autorisé à imaginer que son ressenti, pensé ou pas, vaut vérité. Et qu’il le
vaut dès lors au même titre que celui du voisin. Chacun se prendra pour la
poule aux œufs d’or qui en pond un chaque jour ou à chaque fois qu’il
ouvre le bec. On ouvrira l’œuf, on le trouvera vide. Ce relativisme où tout est
vrai au point que tout s’annule conduit au néant ; dans lequel le
nihilisme fonde la raison du plus sophiste, du plus roué, du plus adroit. La
loi du plus fort des riches et des puissants a alors tout loisir de s’imposer
en douceur (Tocqueville), après
avoir généralisé le désarroi cognitif et chaudement encouragé les pulsions les
plus débridées de réification. Y sommes-nous rendus ?
On peut lutter de deux manières
contre cette dérive mortifère qui consiste à « penser » que ce que
nous croyons est vrai, pourvu que
nous en soyons convaincus (« con-vaincus », oui, ainsi que juste
démontré). Et d’ainsi tuer toute pensée, dans l’œuf.
1°. La
première manière consiste à soumettre « ce que je trouve là dans ma conscience » à des
vérifications : y a-t-il des arguments, ou des faits, qui viennent
conforter mes certitudes, ou mes opinions, ou qui semblent au contraire les
contredire ? C’est la méthode de Karl Popper, célèbre philosophe des
sciences contemporain. Qu’il faut lire pour le dénoncer. Il recommande
d’avancer pour commencer l’une ou l’autre hypothèse, même à volonté (on
reconnaît notre époque), à savoir une réponse (!) à la question qu’on se pose,
et ensuite de la tester par des observations ou des expériences (là, ça va déjà
un peu mieux). Nous adoptons souvent cette démarche pernicieuse à plus d’un
égard : 1) Elle
permet de seulement espérer conforter
ou écarter nos opinions préconçues, considérées comme une hypothèse dont on
essaye de tester la pertinence. Outre la perte de temps presque certaine
qu’elle implique -- car, le plus souvent, l’hypothèse s’avère fausse --, elle
exclut entretemps la considération d’autres hypothèses, elles aussi plausibles
et presqu’à coup sûr meilleures. 2) A
cela il faut ajouter que cette façon de procéder, parce qu’elle nécessite
souvent un long travail de recherche, imperceptiblement enferme l’esprit dans
le cadre restreint de l’hypothèse retenue qui elle, à la longue, se convertit alors
souvent en dogme confinant petit à petit à un totalitarisme de la pensée, des
intérêts ainsi acquis et des actes pour les promouvoir. 3) La
philosophie et la science alors disparaissent, ainsi qu’il s’est avéré par
l’absence de découvertes fondamentales dans ces domaines depuis l’instauration de
cette démarche.
2°. La deuxième manière consiste précisément
à ne pas faire d’hypothèse mais, au contraire, à mettre entre parenthèses nos
convictions et toutes nos opinions en général ; et à nous informer le plus
complètement et le mieux possible sur ce que nous cherchons à expliquer, à
savoir l’objet philosophique en question. Avant de parler ne faut-il pas « connaître
son affaire » ? Faisons-nous souvent cela : un peu, beaucoup, pas
du tout ? Ou faisons-nous surtout ce que Hegel stigmatise comme
inacceptable ? Newton n’annonçait-il pas : « Hypotheses non
fingo », « Je n’échafaude pas d’hypothèse » ? Comme lui, dirons-nous,
« je me contente d’expliquer les faits observés, sans émettre de
suppositions supplémentaires, lesquelles n’ont aucun caractère de nécessité »
et apparaîtraient de ce fait comme
arbitraires et gratuites ?
Cette deuxième manière est celle
qui a fait le succès des sciences modernes, tant naturelles qu’humaines. Elle fut
initiée par des débats argumentés à la charnière des 6ième et 5ième
siècles dans la Grèce antique à la faveur d’une crise sociale et civilisationnelle
majeure, peut-être similaire à la nôtre aujourd’hui (pensons-y), qui
déboucha sur la démocratie.
Celle-ci correspondit à un esprit de sédition et de refus
d’obéissance politique radicalement nouveau qui, écartant les « on-dit »
des mythes, les rites, les dieux et les croyances vaines parce que fausses, engendra
la philosophie puis, peu après, la science en une démarche commune de recherche de vérités. Elle perdura jusqu’à Hegel
et Marx, mais infiniment moins par la suite. Hegel dénonça cette dérive
pernicieuse. Marx s’engage lui aussi sans a
priori dans l’étude philosophique et
scientifique de la société et de la nature de la monnaie, accumulant une somme
d’informations, d’observations et d’arguments dont il tire les concepts abstraits et les lois qui expliquent les phénomènes
concrets du réel. Puis, en retour, il les vérifie sans cesse et, ensuite, les améliore
par de multiples et nouvelles observations encore plus pertinentes. Prenons-en
de la graine, ainsi que de ceux qui le précédèrent pendant deux millénaires et
demi ?
Cette deuxième démarche consiste donc
avant toute chose à progressivement réunir tous les arguments et informations
pertinents et juste suffisants sur la question posée. Ce n’est qu’ainsi qu’on
peut éviter que notre jugement ne repose que sur nos idées préconçues ou des
vues de l’esprit, si bien qu’en bout de course on n’aura pas avancé d’un pouce
(même si dans la foulée nos ébats et débats nous auront défoulés : quelle
avancée, on s’est diverti !). A l’opposé de cela, il s’agit toujours de
partir de l’observation des propriétés des
choses et des faits pour en découvrir par
la raison l’organisation
fondamentale, les lois ou principes (conceptuels, abstraits) qui les gouvernent.
Il s’agit donc le plus souvent d’oser faire l’effort de s’informer sur
les résultats de recherches déjà effectuées sur la question. Ceux-ci sont de
deux ordres. 1) les résultats empiriques ont été pour une grande part vulgarisés sur Internet ou dans des
revues périodiques de qualité (La Recherche, Pour la Science, Science et Vie,
etc.) disponibles en bibliothèque. 2)
les résultats théoriques
sont les lois et principes explicatifs découverts à partir de l’observation des
propriétés des choses, à savoir à
partir des résultats empiriques. Les principes ou théories scientifiques
(philosophie seconde) se trouvent aux mêmes sources et dans des manuels
scientifiques. Quant aux théories philosophiques, ou philosophie première, elles
sont des cribles ou grilles de
connaissance les plus généraux. Ils sont le plus souvent réunis dans des
dictionnaires, encyclopédies et manuels philosophiques disponibles dans les
mêmes lieux et dans les bibliothèques universitaires.
Comme décrit, il ne reste plus alors
qu’à faire ce que philosopher exige.
Une question : la structure et le principe d’un café philosophique
annonçant ses objets d’attention par un vote démocratique en assemblée au moins
un mois à l’avance ne le permet-il pas dans une large mesure ? Mais le
cœur est-il à cet impératif ? Cela dépend de nous. Rien que de nous. Il
demeure pourtant une chose : contrairement à la plupart de nos
contemporains, beaucoup de philosophes nous ont montré à cet égard un chemin exaltant
d’intérêt profond et d’amitié pour la connaissance.
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