Savoir : Connaissance ou
croyance ?
Extraits d’une étude de Frédéric
Laupies, professeur de philosophie :
(…) « Le mot
« croyance » s’emploie d’abord au pluriel. Il désigne ce que telle ou
telle société, peuple, communauté « tient pour vrai » : les
croyances populaires, ancestrales peuvent être décrites et font l’objet de narrations.
Mais le fait même d’en parler comme des « croyances » les
disqualifie : elles sont ainsi désignées par le point de vue extérieur de
celui qui n’y croit pas. Le croyant ne désigne pas l’objet de sa croyance par
ce terme : il s’agit pour lui de la réalité même.
Si l’on veut sauver les croyances du
point de vue rationnel, il est possible de leur attribuer une fonction
herméneutique : elles peuvent, en effet, être rattachées à l’ordre de
l’interprétation. Certes, elles n’expliquent rien, ne remontent pas à la cause,
ne mettent pas au jour une loi des phénomènes ; mais elles permettent de
donner un sens au donné…
Toutefois, même sous l’angle de
l’interprétation, les croyances ont un caractère primitif ou archaïque :
pour donner sens à un donné quelconque, il n’est pas nécessaire de croire au
principe par lequel le sens advient. Le mythe, par exemple, qui joue ce rôle
herméneutique, peut parfaitement ordonner par la narration le fait brut sans
qu’il soit nécessaire de croire à la réalité de ce qu’il raconte. Le Banquet
de Platon évoquerait le mythe des androgynes pour interpréter la différence et
l’attirance sexuelle, mais l’interprétation est peut-être indépendante de la
vérité de l’histoire elle-même…
La croyance recouvre donc
essentiellement l’ordre de la fantaisie, de l’imagination débridée, de
l’exaltation sans frein : il n’y a, en effet, aucune limite, à la création
de chimères, à la production délirante. La croyance a l’immense avantage sur le
savoir de ne pas s’embarrasser de scrupules : ici pas de précaution expérimentale,
pas de règles logiques contraignantes.
En effet, il n’y a place pour la
croyance que là où aucune raison ou preuve ne peut conduire à affirmer la
vérité. L’essence de la croyance est le « tenir-pour-vrai », fürwahrhalten, …mais ce qui est connu
comme vrai n’a pas besoin d’être tenu pour vrai !
La vérité connue par la raison
s’impose à elle : elle n’a pas besoin de la tenir ou de la soutenir. Ce
qui est vrai n’est pas tel en vertu d’une position de ma conscience :
l’acte par lequel la vérité est connue est inverse à celui que suppose la
croyance. Dans la connaissance de la vérité, le sujet s’efface devant ce qu’il
connaît : il s’incline devant le fait, la chose, qui n’obéit pas à son
caprice ou son désir : je sais que je connais parce que je me confronte à
une réalité qui a sa loi. Je ne fais pas ma loi, je re-connais une loi qui me
précède et qui existe, que je la connaisse ou non.
À l’inverse, la croyance accorde à
une représentation incontrôlable le statut de vérité, non pas en vertu d’une
re-connaissance de la vérité mais en vertu d’un acte subjectif d’attribution.
En ce sens, la croyance est l’expression plus ou moins marquée de la paresse et
de l’egocentrisme : il me plaît de ne pas sortir de moi-même… et de me
complaire dans mes représentations. Mais les choses seraient claires si la
croyance avouait sa nature. Or elle a toujours quelque d’inavouable ; elle
a toujours quelque chose à cacher : elle doit masquer que la vérité
qu’elle affirme est simplement tenue pour vraie. La croyance refuse de faire
voir que le vrai qu’elle pose est ainsi posé parce qu’elle le
« tient » : elle ne veut pas le « lâcher » sinon il
s’évanouirait … mais elle ne veut pas montrer qu’elle le maintient par sa
propre affirmation.
Voilà pourquoi la croyance a quelque
chose d’incantatoire : il faut sans cesse rappeler la vérité que l’on
tient et à laquelle on tient pour éviter qu’elle ne s’évanouisse ou ne
s’affaisse dans l’oubli. La croyance joue donc à la fois sur la dissimulation
et sur l’ostentation : dissimulation du caractère subjectif de la
vérité ; ostentation de ce qui est « tenu » pour vrai.
Ainsi la croyance suscite-t-elle au
mieux l’intérêt respectueux de l’ethnologue, lorsqu’elle n’est pas l’objet du
mépris de la raison critique.
Dans la transmission du savoir, la
croyance intervient également : le disciple croit ce que le maître lui
enseigne en histoire, par exemple. Il ne saurait vérifier par lui-même
l’ensemble des faits historiques ; et même si cela était possible, il
devrait encore croire ce qui lui permet de vérifier, à commencer par la bonne
foi des sources authentiques. Il y a donc lieu ici de se « fier » à
l’autorité de celui qui enseigne : la croyance a d’abord pour objet la
compétence du maître…
Il faut donc délimiter les domaines
où la croyance est requise pour le savoir, et celle où elle ne l’est pas.
Les quelques considérations qui
précèdent permettent de distinguer deux grands cas de figure : soit
l’objet du propos est lui-même incertain (« je crois qu’il y aura une
bataille navale demain ») ; soit il est certain mais ne peut pas être
saisi par le sujet qui l’apprend d’un autre, faute de temps ou de moyens. Dans
ces deux cas, la croyance, n’est pas illégitime : elle n’est pas
prétention aberrante d’un esprit non critique ; mais le seul moyen de se rapporter
à une réalité qui serait autrement inaccessible.
Dans ces conditions, la croyance est
susceptible d’être assumée par la raison critique : elle n’est pas en
contradiction avec elle parce qu’elle porte sur un domaine qui ne peut être
connu par la raison.
C’est dans le champ ainsi délimité
que pourrait s’inscrire la foi religieuse. Comprise essentiellement comme
réponse à une révélation, elle est
indissociable de la représentation d’un dieu personnel qui se donne à connaître
selon une dynamique inverse à celle du dévoilement philosophique. Ce n’est pas
le sujet connaissant qui se porte vers la chose à connaître ; c’est
l’objet de la connaissance, qui est tout à la fois sujet,
qui se manifeste et donne à connaître de lui ce que l’homme n’aurait pas pu
découvrir par ses propres forces. L’idée même de révélation suppose un contenu
de savoir surnaturel : par lui-même, il excède ce que l’esprit peut
déduire a priori ou découvrir a posteriori. En ce sens, la foi
est comprise comme une modalité du savoir : ses énoncés portent sur un
objet qui n’est pas par nature mouvant et donc offert à un discours probable
puisqu’ils portent sur l’être parfait, extérieur à tout devenir ; ils sont
tenus pour vrais mais invérifiables. La foi se laisse donc penser par analogie
avec la confiance en l’autorité du maître : la confiance en celui qui
révèle conduit à donner un assentiment à ce qu’il révèle.
Nous pouvons donc dégager ici quatre
formes de la croyance et non plus trois, comme nous étions amenés à le faire
dans l’avant-propos. Il faut, en effet, dissocier la croyance opinion et la
croyance comme confiance :
- La croyance aberrante, qui tient
pour vrai ce qui ne peut pas l’être parce que contradictoire logiquement ou
opposé aux conditions de possibilité de l’expérience.
- La croyance comme opinion,
estimation du probable, qui est un moyen d’agir dans l’ordre de l’incertain.
- La croyance comme confiance en
l’autorité ou en la bonne foi, la fidélité d’autrui.
- La croyance comme foi religieuse.
Les trois dernières formes
manifestent l’impossibilité d’opposer de façon dichotomique la croyance et le
savoir : entre la croyance irrationnelle et le savoir, il y a en effet,
place pour des degrés intermédiaires qui, sans relever du savoir vérifiable ou
démontrable, ne sont pas réductibles à l’ignorance ou à la superstition.
Les choses sont donc moins simples
qu’il ne pourrait paraître de prime abord. Mais, à ce niveau de l’analyse,
elles ne sont pas encore très complexes : y aurait-il place pour la
croyance à un certain niveau de réalité ? elle serait possible par
l’impossibilité de vérifier le contenu du discours, soit quant au sujet, qui
n’en n’a pas les moyens, soit quant à l’objet qui échappe à l’ordre du
vérifiable. »(…)
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