Michel Onfray, ou l'amour de l'ordre.
Monde
Diplomatique Juillet 2015
PAR EVELYNE PIEILLER
PAR EVELYNE PIEILLER
A en croire l'auteur, le dernier
ouvrage de Michel Onfray( "Cosmos)" serait à la fois son premier livre et son grand œuvre; sa
pensée y aurait enfin trouvé à s'accomplir pleinement. Cette philosophie « solaire»
a séduit en se présentant comme un rationalisme joyeux, en opposition à tous
les conformismes. Or, au nom de cette opposition, « Cosmos»
renoue avec un discours qui exalte l'irrationnel et la tradition.
« Qui, se cache derrière l'intellectuel le
plus populaire de France, bête noire de Manuel Valls?" Question judicieuse
que celle posée par Le Point (1), l 'hebdomadaire où officie son ami
Franz-Olivier Giesbert, à l'occasion de la parution du dernier ouvrage de
Michel Onfray, Cosmos (2). La pensée et les opinions du personnage ont
assez de rayonnement pour faire de ses essais des best-sellers; il lui suffit
d'apparaître en couverture d'un magazine pour en redynamiser les ventes. Mieux
encore, quand il dénonce la« terreur idéologique activée par cette mafia
qui se réclame de la gauche» et affirme préférer «une analyse juste
d'Alain de Benoist à une analyse injuste de Minc, Attali ou BHL», ou «une
analyse juste de BHL à une analyse injuste d'AIain de Benoist» (3), le
premier ministre lui-même se sent tenu de réagir. A l'évidence, M. Valls a été
perturbé par la référence à Alain de Benoist, principal représentant de ce que
l'on a nommé la Nouvelle Droite, cofondateur jadis du Groupement de recherche
et d'études pour la civilisation européenne (Grece). Car si Onfray, qui se dit
de gauche, et même proudhonien, peut être d'accord avec un homme dont le chef
du gouvernement estime qu'il a «d'une certaine manière façonné la matrice
idéologique du Front national », alors «ça veut dire qu'on perd les
repères» (4). En bref, concluait sobrement un autre membre du gouvernement,
M. Jean-Marie Le Guen: « Mais où va-t-on ? »
Or, si Onfray semble parfois
tirer contre son camp, c'est toujours au nom d'une conception de l'homme qui s'affirme
reliée à un idéal émancipateur. L'examen de cette conception pourra peut-être
élucider ce qui apparaît aujourd'hui comme ambigu ou contradictoire.
Cosmos, premier volume
d'une trilogie modestement intitulée Brève Encyclopédie du monde, aborde
une thématique très fréquentée, puisqu'il a pour objectif d'énoncer La
décadence de notre civilisation «mourante». Et de lutter contre le
nihilisme, ce temps de la «néantisation du sens» caractéristique de
notre «Occident effondré (5)>>, quand il devient manifeste que «les
valeurs supérieures se déprécient », pour citer l'un des grands
inspirateurs d 'Onfray, Friedrich Nietzsche (La Volonté de puissance). Que
faire, dans un moment de l'histoire aussi éprouvant? « Il reste ce qu 'Epicure disait: le bateau coule,
mais il y a la possibilité d'être dans un salut personnel, d'être droit, d'être
debout et de se dire: "Le nihilisme ne passera pas par moi." (6»)
«Les déterminismes qui nous
programment»
Pour renouer avec les « valeurs
supérieures» et recréer du sens, Onfray propose une voie empruntée par de
nombreux déçus de l'Homo sapiens sapiens : comprendre et saluer « le
sacré de la nature», auquel n'aurait plus accès l'homme, qui fut
progressivement dévoyé par le langage - car « les mots médiatisent un réel
s'enfuyant dès qu'on le nomme» -, puis diminué par l'écriture - car, avant
les livres, « les civilisations orales disposaient d'une sagesse issue de la
contemplation de la nature, de la réflexion sur les indices donnés par le
cosmos» - et enfin abîmé par le monothéisme, en particulier dans sa version
judéo-chrétienne - car, avant celui-ci, « le monde est un tout. ( ... ) Rien
n'est supérieur, puisque tout se trouve à égalité ontologique». En bref,
c'était mieux avant, avant que « la culture» ne «passe à son prisme
la lumière de ce qui est, et ce qui est en sort réfracté, diffracté, mais
jamais pur. Si
l'on ajoute à tous ces maux les ravages de la modernité, « temps nihiliste ...
temps reconstruit par les machines à produire de la virtualité ... temps des
villes contre temps des champs», pour ne rien dire - ou en tout cas, bien peu -
des mouvements du marché, la cause est entendue: combien il serait beau de
retrouver « l'authenticité métaphysique» du Tzigane n'ayant pas subi
l'acculturation, de vivre sa journée « de pure présence au monde, de jouissance
voluptueuse d'un temps lent, naturel, surtout pas culturel».
Cet anti-intellectualisme étonnamment insistant se double de la
conviction tout aussi insistante selon laquelle l'humain ne serait qu'une
variété du vivant, et pas forcément la mieux dotée. Hardiment, Onfray va
jusqu'à affirmer que les plantes pensent, savent compter (du moins jusqu'a
deux, précision d'importance), anticipent et communiquent. Merveille, elles
« peuvent percevoir, sentir, s'émouvoir sans tout cet appareillage complexe qui
semble étouffer la physiologie élémentaire des sensations directes avec le
cosmos». Quant à l'animal, il n'est pas de différence de nature entre lui
et l'homme, animal tout autant, mais « dénaturé» par la civilisation; il n'est
qu'une différence de degré. Onfray ne précise pas en quoi consiste ce degré,
pas plus qu'il n'indique ce qu'il entend par «penser».
Un tel ensemble de notions floues semble aisément participer de la
sensibilité contemporaine, qu'anime souvent le rejet d'une raison supposée
occidentale, marquée par le dualisme corps-esprit, le mépris du reste du
vivant, et soupçonnée d'avoir permis le développement d'une technique qui
impose la rentabilité comme valeur suprême. Onfray le libertaire hédoniste,
puisqu'il a longtemps aimé se présenter ainsi, ne ferait guère que développer,
ô combien longuement, un discours à ambition poétique sur la nécessité de se
redonner une liberté épanouissante en se déprenant de notre fallacieuse
croyance en les pouvoirs de l'intellect. Mais il ya là aussi une valeur absolue
accordée aux sens, et un déni surprenant du rôle du langage, spécificité
humaine, ce dont Cosmos a l'intérêt de développer les conséquences. Car il
entend célébrer, y compris sous le nom de «nature », le principe même de la
vie. Or ce principe, qu'il l'appelle «vitalisme énergétique» ou «
volonté de puissance», a peu à voir avec la liberté.
Difficile, à vrai dire, de saisir avec précisions de quoi il s'agit:
« La volonté de puissance nomme tout ce qui est, et contre lequel on ne peut
rien faire, sinon savoir, connaître, aimer, vouloir cet état de fait qui nous
veut et que l'on ne peut a priori vouloir.» Certes, mais encore? Les dictionnaires
restent prudents: c'est là une théorie qui attribue à la vie une force propre.
Onfray, dans le plan du cours qu'il consacrait à la question (Contre-Histoire
de la philosophie, 5 janvier 1999), résumait: « a: tout est matière; b: mais
quelque chose échappe à l'agencement. La vie, ce qui échappe pour l'instant à
la réduction intellectuelle. » On flotte dans le flou, mais notre homme,
qui s'affirme matérialiste, tient à lester ce flou du poids de la
scientificité. La vie, puissance obscure et mystérieuse, n'ayant d'autre but
qu'elle-même, se donne des formes multiples, qu'on nomme «nature». Celles-ci
n'existent que comme supports, manifestations de la vie. Y compris l'homme. «
Notre vérité intime et profonde» se trouve ainsi «dans la biologie, en
l'occurrence l'histologie [l'étude des tissus], qui conserve la mémoire souche
dont on sait qu'elle porte le programme du vivant: naître pour mourir, vivre
pour se reproduire et mourir, s'activer pour réaliser le plan de la nature et
mourir; se croire libre, se dire libre tout en avançant en aveugle dans la vie
qui nous veut plus nous ne la voulons, et mourir. »
Le libre arbitre n'est donc qu'une «fiction», « une fable qui
masque la méconnaissance des déterminismes qui nous programment». Et quel
programme! «Le sexe, le sang, la mort: aucun animal n'y échappe", Nous qui nous croyons autonomes et porteurs d'une multiplicité de choix
et de potentialités ne faisons qu'« obéir», et dans tous les domaines:
par exemple, «quand l 'homme répand des pesticides, ( ... ) il se contente
de dérouler un plan qui est celui de sa nature ». Il y aurait donc une
nature humaine, première, essentielle, commune à tous, mue par ce programme qui
«veut les individus pour le profit de l'espèce à laquelle ils sacrifient tout,
alors qu'ils croient vouloir quand ils sont voulus », Un «premier moteur»
au-delà du bien et du mal, pure volonté d'existence.
Évidemment, l'humanisme ne saurait réchapper de cette vision du monde.
La fatalité remplace la liberté; le sujet n'est plus que le vecteur d'une force
qui l'utilise pour se poursuivre, toute Histoire ne peut être qu'illusion. Il
demeure une seule marge de manœuvre, un seul interstice de liberté: reconnaître
que «la même force qui fait sortir le germe de la terre ( ... ) persiste en
l'homme. Une force aveugle et sourde, mais puissante et déterminante, contre
laquelle on ne peut pas grand-chose, sinon savoir ce qu'elle est, puis y
consentir ». Un savoir, une acceptation dont les «anciens », encore
à l'abri de la civilisation «dévirilisante» et mystifiante, ont donné
l'exemple. «Temps des semailles et des récoltes ( ... ), temps de la
naissance et de la mort»: Onfray rend un hommage vibrant à la sagesse
millénaire de ceux qui autrefois «vivaient en relation avec le cosmos, en
bonne intelligence avec l'ordre du monde», les simples d'antan, «le
paysan, l'agriculteur, l'horticulteur, l'apiculteur, le marin, l'éleveur, le cultivateur,
le fermier, le campagnard, le sylviculteur, qui en savent plus sur le monde que
le philosophe» car ils n'ignorent pas les « racines naturelles de l'être ». Eux
ont accompagné, sans phrases, la pulsion de vie à l'œuvre dans la nature,
tandis que la culture urbaine ne saurait plus que «vanter les mérites de la
cité, le lieu des barbaries gigantesques » ...
Naguère, Onfray affirmait avec panache: « Plus que jamais, la tâche
de la philosophie est de résister, plus que jamais elle exige l'insurrection et
la rébellion, plus que jamais elle se doit d'incarner les vertus de
l'insoumission» (Cynismes, Grasset, 1990). Or son vitalisme emprunte
passablement à ï'eélan vital» d'Henri Bergson, le philosophe dont Charles
Péguy estimait qu'il avait réintroduit la vie spirituelle dans le monde, ce qui
est déjà surprenant. Mais surtout, ce que développe l'auteur de Cosmos rejoint
étonnamment une certaine pensée de l'ordre, un ordre immuable, premier, seul
porteur de vérité, auquel il convient de se soumettre. Exaltation de l'instinct
et de l'inconscient collectif au détriment de la raison, prééminence accordée à
l'animalité de l'homme, dégoût de la
« civilisation », glorification de la puissance de la vie, hantise de la décadence, aspiration à retrouver un âge d'or par le retour à la tradition: autant de notions qui font écho, parfois très précisément, à une sensibilité largement déployée jadis.
« civilisation », glorification de la puissance de la vie, hantise de la décadence, aspiration à retrouver un âge d'or par le retour à la tradition: autant de notions qui font écho, parfois très précisément, à une sensibilité largement déployée jadis.
C'est Maurice Barrès (1862-1923), qui chante « l'énergie créatrice,
la sève du monde, l'inconscient» (Le Jardin de Bérénice, 1891), l'instinct
des humbles et... le nationalisme. C'est le philosophe Ludwig Klages
(1872-1956), proche de la révolution conservatrice allemande, dont l'essai
L'Homme et la Terre (1913), l'un des premiers grands manifestes écologistes, postule
que le cosmos est vivant, que le progrès est « un désir de meurtre
inassouvi» et que le retour à la nature est salvateur. C'est l'Allemand
Oswald Spengler (1880- 1936), attaché à l'ordre, au devoir et à un socialisme "conservateur»,
qui, dans Le Déclin de l'Occident (1918), déplore la stérilité de la
modernité et incite à trouver le salut collectif dans la considération du
passé. Ces quelques exemples ,tous représentatifs d'un courant à strictement parler
réactionnaire, n'épuisent pas l' effervescence d'une pensee , tlyrique,
qui fleurit jusque dans les années 1930, et dont ce qu'on n'ose appeler la
«pensée New Age» fut une variation plus récente. Rechercher l'accès
«direct» aux forces du vivant, toute subjectivité abolie, relève du
fantasme mystique. Le théoriser engage sur la voie périlleuse qui préfère l'irrationnel
à l'émancipation.
Onfray déclarait dans Le Point (9 mars 2005) « ne plus se faire
avoir par les étiquettes ». Ce n'est guère aujourd'hui un signe
d'originalité, mais c'est en revanche une recommandation à faire à ses lecteurs
: l'athée farouche qu'il fut est désormais tout imprégné d'une spiritualité
aussi vague que confuse; le rationaliste qu'il se veut chante la louange de
l'instinct silencieux; le libertaire qu'il se proclame est devenu le héraut du
respect des traditions.
(1) Franz-Olivier Giesbert, «Michel Onfray, le philosophe qui secoue
la France », Le Point, Paris, 14 mars 2015. Cf également le dossier en ligne
qui réunit avec affection interviews, vidéos, commentaires critiques ... www.lepoint.fr
(2) Michel Onfray, Cosmos. Une ontologie matérialiste, Flammarion,
Paris, 528 pages, 22,90 euros. Premier tome d'une trilogie, qui sera suivi de
Décadence et de Sagesse.
(3) Le Point, 25 février 2015.
(4) Manuel Valls, «Le Grand Rendez-Vous» Europe l-iTélé-Le Monde, 8
mars 2015.
(5) Michel Onfray, Cosmos, op. cil. Toutes les citations suivantes,
sauf mention contraire, proviennent de ce livre.
(6) Débat à l'Opéra de Nice animé par Franz-Olivier Giesbert, 5 juin
2015.
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