dimanche 8 septembre 2024

Sujet du Merc. 11 septembre 2024 : COÏNCIDENCE DU REEL ET DU VRAI.

 

COÏNCIDENCE DU REEL ET DU VRAI.

Qu’est-ce qui est vrai, conforme au réel ? Problème quotidien : on ne peut accepter sans justification une facture, une décision de justice ou le résultat d’une élection … à moins de s’en remettre à une autorité supérieure. En haut de la stèle d’Hammurabi, il y a 3700 ans, on a sculpté l’image du roi justicier recevant son inspiration du dieu soleil . Le lecteur est averti : aucun argument théorique ne viendra étayer les décisions de justice royale gravées dans le basalte ; sa caution est d’ordre divin. Il faudra plus de mille ans pour qu’émerge, dans une cité grecque, l’idée que chacun peut décider par lui-même, fondant ainsi son statut de citoyen. D’après le nombre de ceux qui se vivent encore, au moins symboliquement, en théocratie, on n’a pas fini de réaliser le projet des philosophes grecs . (Il y a encore 7 monarchies en Europe).

 Rome, 22 juin 1633 : « Moi, Galiléo, fils de feu Vincenzio Galilei de Florence, âgé de soixante dix ans, ici traduit pour y être jugé, agenouillé devant les très éminents et révérés cardinaux inquisiteurs généraux contre toute hérésie dans la chrétienté, ayant devant les yeux et touchant de ma main les Saints Évangiles, jure que j'ai toujours tenu pour vrai, et tiens encore pour vrai, et avec l'aide de Dieu tiendrai pour vrai dans le futur, tout ce que la Sainte Église Catholique et Apostolique affirme, présente et enseigne… ». Sans référence à l’inspiration divine, il reste encore des moyens de juger du Vrai : démonstration théorique, adéquation au réel, mathématiques, logos.

 Des mathématiques. Contemporaine du code d’Hammurabi, la tablette YBC7289 donne pour √2 la valeur 1,14142129… au lieu de 1.14142135…. Depuis lors, les diverses branches des maths ont progressé sans révéler d’incompatibilités entre elles. On ne réfute pas le théorème « de Pythagore ». Tout au plus exige-t-on aujourd’hui de préciser qu’il est vrai dans un espace euclidien à courbure nulle. Une assertion sans preuve reste une conjecture. Celle de Fermat (1670) deviendra théorème (Fermat-Wile) en 1994. Laissant de côté le problème de la réalité même des objets mathématiques, il reste à déterminer dans quelle mesure ce qui est mathématiquement vrai s’applique au réel.

 Pour les pythagoriciens, les nombres gouvernent le monde : il suffirait de mathématiser le Réel pour dire le Vrai. Mais l’affaire tourne court . Utilisant la diagonale d’un carré A comme côté d’un nouveau carré B, le théorème de Pythagore dit : la surface de B est double de celle de A. Donc, si le côté de A est pris comme unité, la longueur de sa diagonale est √2. Or, ce nombre n’est pas un entier, ni le rapport de deux entiers : il est « irrationnel ». Côté et diagonale du carré sont « incommensurables », impossibles à mesurer dans le même système d’unités. On ne peut pas mesurer le monde exactement. Pour les pythagoriciens, le choc fut violent . (Selon une chronique, Hippase de Métaponte, pour l’avoir publié, fut jeté à la mer par les autres pythagoriciens .)

 Cependant, on insiste. Pour Galilée, les mathématiques sont le langage de l’Univers. Laplace pose le déterminisme en principe (Une intelligence qui a un instant déterminé ……celle-ci renfermerait dans une unique formule les mouvements des corps plus grands de l’univers et des atomes les plus petits). Et pourtant. En 1889, l’université de Stockholm organise un concours sur le problème des trois corps, dont Laplace n’a pas donné de solution exacte. (Weierstrass le pose ainsi : «Pour un système quelconque de points massifs s’attirant mutuellement selon les lois de Newton, en supposant qu’aucun de ces points ne subisse de collisions, donner en fonction du temps les coordonnées des points individuels sous la forme d’une série uniformément convergente dont les termes s’expriment par des fonctions connues».) Poincaré gagne le concours en montrant, sur le cas Terre – Lune – Soleil, que le problème n’a pas de solution. Les équations sont non linéaires et non intégrables, et pour fixer la position des astres à un instant t, il faudrait localiser leurs centres de gravités avec une exactitude inatteignable. Or une faible différence initiale engendre des trajectoires instables. Depuis, il a eu le problème de la dualité onde - corpuscule, la masse manquante de l’Univers. A présent, les théoriciens avouent leur incapacité à définir axiomatiquement le Réel.

 Du Logos. Le GPS donne sa position au marin avec une précision étonnante. Mais aucune loi ne donne celle du récif sur lequel il va s’échouer. Il faut lire les Instructions nautiques ou écouter le pêcheur qui dit où sont les hauts-fonds . Là où la physique mathématique (et les bateaux) échouent, là où « les chaînes de la Raison » sont rompues, le discours peut encore dire le Vrai. Retour à l’antiquité athénienne, si fière d’avoir créé une langue si exacte qu’elle a valeur de Logos, instrument tout à la fois du savoir et de la raison.

 Contemporain de Laplace, Hegel réaffirme (Ppes de la philosophie du Droit) : tout ce qui est rationnel est réel, et tout ce qui est réel est rationnel. Un siècle après, Wittgenstein va inquiéter les philosophes avec son Tractatus logico philosophicus, (1918-21): Les controverses philosophiques sont dues à une incompréhension de la structure logique du langage. Le langage est isomorphe au monde : la structure d'une proposition vraie est analogue à celle du fait qu'elle décrit. La logique est le seul langage parfait. D’où les assertions qui ouvrent et ferment le Tractatus:« Tout ce qui peut être dit peut l’être clairement et sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence ». Est-il seulement allé plus loin que Boileau (Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement ..) ? Ses textes posthumes révèlent un « 2nd Wittgenstein » critiquant sa première œuvre. A ses assertions initiales (Le langage a pour rôle de représenter le monde. La signification d'un énoncé, c'est son usage syntaxique) il répond lui-même : La philosophie ne doit pas s'occuper d'un langage idéal, elle doit s'intéresser au langage ordinaire. La signification du nom n'est pas l'objet. La signification réside dans l'usage sémantique. Le problème n’est pas la cohérence logico-syntaxique du langage, mais l’adéquation (ou non) entre le mot signifiant et l’objet signifié.

 Les philosophes ont senti le vent du boulet. (cf. G. Deleuze : « .. Pour moi, c'est une catastrophe philosophique, c'est le type même d'une école, c'est une réduction de toute la philosophie, une régression massive de la philosophie. C'est très triste… Ils ont foutu un système de terreur, où sous prétexte de faire quelque chose de nouveau, c'est la pauvreté instaurée en grandeur. Il n'y a pas de mot pour décrire ce danger-là. C'est un danger qui revient, ce n'est pas la première fois …. C'est grave, surtout qu'ils sont méchants, les wittgensteiniens. Et puis ils cassent tout. S'ils l'emportent, alors là il y aura un assassinat de la philosophie. C'est des assassins de la philosophie. Il faut une grande vigilance... »)

 Mais la « méchante » critique de Wittgenstein demeure, tant que le discours reste jeu de mots. « Mesurer le Vrai au réel » sera le thème du VIIème Congrés de l’Association Mondiale de Psychanalyse; en 2010. « Cette formule (« mesurer le vrai au réel ») coïncide avec l’orientation de travail qu’il (Jacques-Alain Miller ) a tracé pour notre prochain Congrès: articuler une dialectique du sens et de la jouissance, et manifester dans nos travaux le bord de semblant qui situe le noyau de jouissance. C’est-à-dire, ne pas effacer le semblant, mais le récupérer dans sa dignité instrumentale, ce qui permet une lecture de la manière dont le sujet a saisi sa jouissance hors sens. Pour le dire autrement, il s’agit d’élucider comment le sujet a mesuré le vrai au réel. Cette élucidation, loin de la transparence du sens, vise à dévoiler quel a été le lien entre le semblant et la jouissance opaque du sinthome. (signé Leonardo Gorostiza) ». (Jacques Lacan a appelé « sinthome », ou « synthomme » ce quatrième rond (dans l’hypothèse du nœud borroméen), en un jeu de mots ayant pour références d'une part, le rôle qu'aurait tenu l'admiration que James Joyce pouvait avoir envers saint Thomas d'Aquin, « saint-homme », et, d'autre part, l'écriture usuelle du mot symptôme.) On peut certes reconnaître à Lacan le mérite d’avoir dit, avec d’autres, que le vrai est du domaine du discours, de la relation entre individus, alors que le réel leur est extérieur. (On peut arriver seul à ce résultat sans l’aide d’un coûteux spécialiste du verbe.)

 Simuler le réel. La puissance des simulateurs de vol permet aux pilotes de s’entraîner sans risque. Pour autant, toute simulation n’est pas aussi réaliste. Lorsqu’un informaticien modélisant la dispersion des polluants dans un sol poreux affirme (La Recherche, mars 2009) que ses algorithmes conviendraient à l’étude du rein, « qui est aussi un milieu poreux», on peut s’inquiéter qu’il assimile vaguement à un filtre un organe aussi complexe ; modéliser une voiture en l’identifiant à une boule de billard nous éloignerait moins de la réalité. Paradoxalement, un tel constat peut induire un certain optimisme face aux assertions des concepteurs d’un jeu de rôle tel que « 2nd life ». Celui-ci invite à se fabriquer un avatar dans un monde virtuel « qui incite les joueurs à considérer la création et l'accumulation de richesses ainsi que la consommation comme des buts en soi et où la monnaie interne du jeu est convertible en dollars. La pauvreté de ce « 2nd monde » est telle qu’on se demande dans quel état de misère culturelle il faut être pour y trouver quelque attrait.

 Percevoir le Réel. Dans tout processus d’échange verbal ou textuel (procès d’assises, journalisme, publication scientifique) où l’on vise explicitement à distinguer le Vrai du Faux par référence au Réel, il est courant d’observer un défaut de perception du réel. Les témoins de bonne foi se contredisent, l’expérimentateur gomme sur son graphique les points qui s’écartent trop de la courbe « théorique », l’historien « oublie » le document qui invaliderait sa thèse, le journaliste ne relate qu’une partie de ce qu’il a vu. Exemple : lors de la dernière campagne présidentielle, on publie des photos d’un candidat s’offrant, selon son attaché de presse, un moment de détente dans une chevauchée campagnarde. Il y apparaît dans un paysage désertique, accompagnée de sa future ministre de l’Ecologie. Un hebdomadaire n’a pas joué le jeu. Sa photo, montre un paysan sur son tracteur, tirant une remorque sur laquelle, dans un désordre à la Dubout, s’entassent une vingtaine de cinéastes et photographes. Le candidat à cheval est à quelques mètres de la remorque. Pour rendre à la photo son vrai statut d’image de propagande, il a suffi d’un photographe cadrant la scène selon un axe perpendiculaire à celui de ses collègues.

 De l’adéquation du Vrai et du Réel . On peut d’abord saluer la modernité de Spinoza qui dans son Ethique prend soin de remplacer méthodiquement le qualificatif « vrai » par « adéquat ». A présent, il semble qu’on en ait fini avec l’idée que les mathématiques et le réel de la physique ne font qu’un. Comme un matériau composite, la physique mathématique s’est délaminée, le réel ne « collant » avec son modèle mathématique que sous certaines conditions. Idem pour le Logos, qui dirait le vrai si le mot et la chose ne faisaient qu’un, alors qu’on peut seulement espérer qu’ils soient en adéquation dans un type de discours. Enfin, quand nous tombons d’accord sur la véracité d’une assertion, il nous reste à nous demander si notre consensus ne tient pas au fait que nous percevons le réel sous le même angle ; il suffit d’un observateur voyant la même scène autrement pour remettre en question notre jugement. Finalement, la seule issue possible ne serait-elle pas de mieux examiner l’adéquation de notre pensée au Réel, prudemment défini comme ce qui évolue, dans le temps et l’espace, indépendamment de ce que j’en dis ?

 

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