COÏNCIDENCE DU REEL ET DU VRAI.
Qu’est-ce qui est vrai,
conforme au réel ? Problème quotidien : on ne peut accepter sans
justification une facture, une décision de justice ou le résultat d’une
élection … à moins de s’en remettre à une autorité supérieure. En haut de
la stèle d’Hammurabi, il y a 3700 ans, on a sculpté l’image du roi justicier
recevant son inspiration du dieu soleil . Le lecteur est averti :
aucun argument théorique ne viendra étayer les décisions de justice royale
gravées dans le basalte ; sa caution est d’ordre divin. Il faudra plus de
mille ans pour qu’émerge, dans une cité grecque, l’idée que chacun peut décider
par lui-même, fondant ainsi son statut de citoyen. D’après le nombre de ceux
qui se vivent encore, au moins symboliquement, en théocratie, on n’a pas fini
de réaliser le projet des philosophes grecs . (Il y a encore 7 monarchies
en Europe).
Rome, 22 juin 1633 : « Moi,
Galiléo, fils de feu Vincenzio Galilei de Florence, âgé de soixante dix ans,
ici traduit pour y être jugé, agenouillé devant les très éminents et révérés
cardinaux inquisiteurs généraux contre toute hérésie dans la chrétienté, ayant
devant les yeux et touchant de ma main les Saints Évangiles, jure que j'ai
toujours tenu pour vrai, et tiens encore pour vrai, et avec l'aide de Dieu
tiendrai pour vrai dans le futur, tout ce que la Sainte Église Catholique et
Apostolique affirme, présente et enseigne… ». Sans référence à
l’inspiration divine, il reste encore des moyens de juger du Vrai :
démonstration théorique, adéquation au réel, mathématiques, logos.
Des mathématiques. Contemporaine du code
d’Hammurabi, la tablette YBC7289 donne pour √2 la valeur 1,14142129… au
lieu de 1.14142135…. Depuis lors, les diverses branches des maths ont progressé
sans révéler d’incompatibilités entre elles. On ne réfute pas le théorème
« de Pythagore ». Tout au plus exige-t-on aujourd’hui de
préciser qu’il est vrai dans un espace euclidien à courbure nulle. Une
assertion sans preuve reste une conjecture. Celle de Fermat (1670) deviendra
théorème (Fermat-Wile) en 1994. Laissant de côté le problème de la réalité même
des objets mathématiques, il reste à déterminer dans quelle mesure ce qui est
mathématiquement vrai s’applique au réel.
Pour les
pythagoriciens, les nombres gouvernent le monde : il suffirait de
mathématiser le Réel pour dire le Vrai. Mais l’affaire tourne court .
Utilisant la diagonale d’un carré A comme côté d’un nouveau carré B, le
théorème de Pythagore dit : la surface de B est double de celle de A.
Donc, si le côté de A est pris comme unité, la longueur de sa diagonale est √2.
Or, ce nombre n’est pas un entier, ni le rapport de deux entiers : il est
« irrationnel ». Côté et diagonale du carré sont
« incommensurables », impossibles à mesurer dans le même système
d’unités. On ne peut pas mesurer le monde exactement. Pour les pythagoriciens,
le choc fut violent . (Selon une chronique, Hippase de Métaponte, pour
l’avoir publié, fut jeté à la mer par les autres pythagoriciens .)
Cependant, on insiste.
Pour Galilée, les mathématiques sont le langage de l’Univers. Laplace pose le
déterminisme en principe (Une intelligence qui a un instant déterminé
……celle-ci renfermerait dans une unique formule les mouvements des corps plus
grands de l’univers et des atomes les plus petits). Et pourtant. En 1889,
l’université de Stockholm organise un concours sur le problème des trois corps,
dont Laplace n’a pas donné de solution exacte. (Weierstrass le pose ainsi :
«Pour un système quelconque de points massifs s’attirant mutuellement selon les
lois de Newton, en supposant qu’aucun de ces points ne subisse de collisions,
donner en fonction du temps les coordonnées des points individuels sous la
forme d’une série uniformément convergente dont les termes s’expriment par des
fonctions connues».) Poincaré gagne le concours en montrant, sur le cas Terre –
Lune – Soleil, que le problème n’a pas de solution. Les équations sont non
linéaires et non intégrables, et pour fixer la position des astres à un
instant t, il faudrait localiser leurs centres de gravités avec une exactitude
inatteignable. Or une faible différence initiale engendre des trajectoires
instables. Depuis, il a eu le problème de la dualité onde - corpuscule, la
masse manquante de l’Univers. A présent, les théoriciens avouent leur
incapacité à définir axiomatiquement le Réel.
Du Logos. Le GPS donne sa position au marin avec
une précision étonnante. Mais aucune loi ne donne celle du récif sur lequel il
va s’échouer. Il faut lire les Instructions nautiques ou écouter le pêcheur qui
dit où sont les hauts-fonds . Là où la physique mathématique (et les
bateaux) échouent, là où « les chaînes de la Raison » sont rompues,
le discours peut encore dire le Vrai. Retour à l’antiquité athénienne, si fière
d’avoir créé une langue si exacte qu’elle a valeur de Logos, instrument tout à
la fois du savoir et de la raison.
Contemporain de
Laplace, Hegel réaffirme (Ppes de la philosophie du Droit) : tout ce
qui est rationnel est réel, et tout ce qui est réel est rationnel. Un
siècle après, Wittgenstein va inquiéter les philosophes avec son Tractatus
logico philosophicus, (1918-21): Les controverses philosophiques sont
dues à une incompréhension de la structure logique du langage. Le langage est
isomorphe au monde : la structure d'une proposition vraie est analogue à celle
du fait qu'elle décrit. La logique est le seul langage parfait. D’où les
assertions qui ouvrent et ferment le Tractatus:« Tout ce qui peut être dit
peut l’être clairement et sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le
silence ». Est-il seulement allé plus loin que Boileau (Ce que l'on
conçoit bien s'énonce clairement ..) ? Ses textes posthumes révèlent
un « 2nd Wittgenstein » critiquant sa première œuvre. A
ses assertions initiales (Le langage a pour rôle de représenter le monde. La
signification d'un énoncé, c'est son usage syntaxique) il répond
lui-même : La philosophie ne doit
pas s'occuper d'un langage idéal, elle doit s'intéresser au langage ordinaire.
La signification du nom n'est pas l'objet. La signification réside dans l'usage
sémantique. Le
problème n’est pas la cohérence logico-syntaxique du langage, mais l’adéquation
(ou non) entre le mot signifiant et l’objet signifié.
Les philosophes ont
senti le vent du boulet. (cf. G. Deleuze : « .. Pour moi, c'est une catastrophe philosophique, c'est le
type même d'une école, c'est une réduction de toute la philosophie, une
régression massive de la philosophie. C'est très triste… Ils ont foutu un
système de terreur, où sous prétexte de faire quelque chose de nouveau, c'est
la pauvreté instaurée en grandeur. Il n'y a pas de mot pour décrire ce
danger-là. C'est un danger qui revient, ce n'est pas la première fois …. C'est
grave, surtout qu'ils sont méchants, les wittgensteiniens. Et puis ils cassent
tout. S'ils l'emportent, alors là il y aura un assassinat de la philosophie.
C'est des assassins de la philosophie. Il faut une grande vigilance... »)
Mais la
« méchante » critique de Wittgenstein demeure, tant que le discours
reste jeu de mots. « Mesurer le Vrai au réel » sera le thème du VIIème
Congrés de l’Association Mondiale de Psychanalyse; en 2010. « Cette
formule (« mesurer le vrai au réel ») coïncide avec l’orientation de travail
qu’il (Jacques-Alain Miller ) a tracé pour notre prochain Congrès: articuler
une dialectique du sens et de la jouissance, et manifester dans nos travaux le
bord de semblant qui situe le noyau de jouissance. C’est-à-dire, ne pas effacer
le semblant, mais le récupérer dans sa dignité instrumentale, ce qui permet une
lecture de la manière dont le sujet a saisi sa jouissance hors sens. Pour le
dire autrement, il s’agit d’élucider comment le sujet a mesuré le vrai au réel.
Cette élucidation, loin de la transparence du sens, vise à dévoiler quel a été
le lien entre le semblant et la jouissance opaque du sinthome. (signé
Leonardo Gorostiza) ». (Jacques Lacan a appelé « sinthome », ou «
synthomme » ce quatrième rond (dans l’hypothèse du nœud borroméen), en un jeu
de mots ayant pour références d'une part, le rôle qu'aurait tenu l'admiration
que James Joyce pouvait avoir envers saint Thomas d'Aquin, « saint-homme », et,
d'autre part, l'écriture usuelle du mot symptôme.) On peut certes
reconnaître à Lacan le mérite d’avoir dit, avec d’autres, que le vrai est du
domaine du discours, de la relation entre individus, alors que le réel leur est
extérieur. (On peut arriver seul à ce résultat sans l’aide d’un coûteux spécialiste
du verbe.)
Simuler le réel. La puissance des
simulateurs de vol permet aux pilotes de s’entraîner sans risque. Pour autant,
toute simulation n’est pas aussi réaliste. Lorsqu’un informaticien modélisant
la dispersion des polluants dans un sol poreux affirme (La Recherche, mars 2009)
que ses algorithmes conviendraient à l’étude du rein, « qui est aussi
un milieu poreux», on peut s’inquiéter qu’il assimile vaguement à un filtre
un organe aussi complexe ; modéliser une voiture en l’identifiant à une
boule de billard nous éloignerait moins de la réalité. Paradoxalement, un tel
constat peut induire un certain optimisme face aux assertions des concepteurs
d’un jeu de rôle tel que « 2nd life ». Celui-ci invite à
se fabriquer un avatar dans un monde virtuel « qui incite les joueurs à
considérer la création et l'accumulation de richesses ainsi que la consommation
comme des buts en soi et où la monnaie interne du jeu est convertible en
dollars. La pauvreté de ce « 2nd monde » est telle
qu’on se demande dans quel état de misère culturelle il faut être pour y
trouver quelque attrait.
Percevoir le Réel. Dans tout processus
d’échange verbal ou textuel (procès d’assises, journalisme, publication
scientifique) où l’on vise explicitement à distinguer le Vrai du Faux par
référence au Réel, il est courant d’observer un défaut de perception du réel.
Les témoins de bonne foi se contredisent, l’expérimentateur gomme sur son
graphique les points qui s’écartent trop de la courbe « théorique »,
l’historien « oublie » le document qui invaliderait sa thèse, le
journaliste ne relate qu’une partie de ce qu’il a vu. Exemple : lors de la
dernière campagne présidentielle, on publie des photos d’un candidat s’offrant,
selon son attaché de presse, un moment de détente dans une chevauchée
campagnarde. Il y apparaît dans un paysage désertique, accompagnée de sa future
ministre de l’Ecologie. Un hebdomadaire n’a pas joué le jeu. Sa photo, montre
un paysan sur son tracteur, tirant une remorque sur laquelle, dans un désordre
à la Dubout,
s’entassent une vingtaine de cinéastes et photographes. Le candidat à cheval est
à quelques mètres de la remorque. Pour rendre à la photo son vrai statut
d’image de propagande, il a suffi d’un photographe cadrant la scène selon un
axe perpendiculaire à celui de ses collègues.
De l’adéquation du Vrai et du Réel . On peut
d’abord saluer la modernité de Spinoza qui dans son Ethique prend soin
de remplacer méthodiquement le qualificatif « vrai » par
« adéquat ». A présent, il semble qu’on en ait fini avec l’idée que
les mathématiques et le réel de la physique ne font qu’un. Comme un matériau
composite, la physique mathématique s’est délaminée, le réel ne
« collant » avec son modèle mathématique que sous certaines
conditions. Idem pour le Logos, qui dirait le vrai si le mot et la chose ne
faisaient qu’un, alors qu’on peut seulement espérer qu’ils soient en adéquation
dans un type de discours. Enfin, quand nous tombons d’accord sur la véracité
d’une assertion, il nous reste à nous demander si notre consensus ne tient pas
au fait que nous percevons le réel sous le même angle ; il suffit d’un
observateur voyant la même scène autrement pour remettre en question notre
jugement. Finalement, la seule issue possible ne serait-elle pas de mieux
examiner l’adéquation de notre pensée au Réel, prudemment défini comme ce qui
évolue, dans le temps et l’espace, indépendamment de ce que j’en dis ?
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